Une visite particulière

L'effervescence comme toujours dans ce grand bureau. J'y ai pris mes quartiers depuis des jours, rattraper le boulot en retard qu'Ayame ne pouvait pas faire en mon absence, en la seule compagnie des deux secrétaires, était considérable. Je le soupçonne encore d'avoir délibérément mis de côté un gros tas de dossiers pour le pur plaisir de me coincer sur K'ouen pour le restant de l'année. Il n'aime pas particulièrement les voyages, c'est bien dommage qu'il bosse pour moi, il y est contraint les deux tiers de l'année.

La grande table au centre de la pièce, du bois sombre et massif, une surface polie et nettoyée consciencieusement chaque jour, était recouverte d'une nouvelle maquette et entourée des déchets du petit déjeuner. Tasses vides, plateaux vides et plein de miettes... Et cette maquette n'avait strictement aucun but décoratif, elle s'était accompagnée d'un énorme dossier, de divers cahiers descriptifs et plein de termes techniques annotés par les innombrables services qui font fonctionner la ruche K'ouen. Ne me restait qu'à lire tout ça et à signer en bas de page ou pire, à tout mettre dans la cheminée flambant neuve que j'ai fais installé depuis l'altercation avec Li.

Que signifie cette maquette ? Une tour au beau milieu d'Ing, un genre de Babel renouvelée, réseau central d'un vaste champs d'observation. Bref, un oeil à la Big Brother au beau milieu de la zone du dehors. L'idée était de construire tout un réseau d'information sur la surface de notre territoire. La tour principale relayant les informations données par des tours annexes... Celles-ci ayant compétence pour tout voir dans la zone du dehors. On prétextait la "prévention contre les futures invasions" et j'y voyais une énorme épine dans mon pied car Dinu Mihai avait donné un accord préventif sur les fonds qu'elle acceptait de verser dans le projet. En clair, ça l'intéressait assez pour y mettre ses billes, et ça me dégoûtait assez pour l'envoyer dans la cheminée. Diplomatie et politique ne font pas bon ménage et elles sont indissociables. Je lance le dossier sur le bureau d'Ayame, en plein dans le mille le gros tas de papier tombe pile sous son nez.

-Mets ça à recycler quand tu iras au service de comptabilité. J'ai toujours pas eu le rapport sur les dépenses pour la nouveau système d'irrigation à Duguay.

Un regard pour Summers qui avait l'air de travailler et pourtant n'en fichais pas une depuis une heure.

-Emmène Toma et allez manger, je ne veux plus voir personne avant deux heures.

Tout le monde se lève et s'apprête à partir jusqu'à ce que Ayame reçoive un coup de téléphone. Je jette un oeil sur le numéro qui s'affiche sur l'écran, la réception. Un grand sourire apparait sur son visage avant qu'il ne prononce un "je le préviens". Il raccroche et dans un clin d'oeil très agaçant me lance :

-Aliénor dans le hall, elle t'attend, et selon Henrir elle a un gros dossier dans les bras. Tu avais rendez-vous ?

À mon regard blasé il sourit encore plus large. Je me demande comment il fait pour que sa mâchoire inférieure tienne encore sur son visage... Il me salue d'un bref signe de la main et s'en va en emportant la paperasserie à remettre au service de comptabilité. Je décroche le combiné et avant d'appeler Henrir pour qu'il m'ammène Aliénor dans mon bureau, je raccroche.
Je sortais du bureau une minute après et dévalais le couloir à grandes enjambées. Un escalier m'ammena dans le hall d'entrée où, en effet, Aliénor attendait les bras refermés sur un dossier. Ce n'était pas une visite de courtoisie, c'était du travail en plus. M'a-t-elle vu grimacer en arrivant ? On s'en fiche. J'approche un léger sourire ravivant les couleurs fatiguées de mes cernes.

-Bienvenue sur K'ouen, Aliénor.

Et j'enchaine sans lui laisser le temps de parler.

-Viens, c'est l'heure de déjeuner je t'invite.

Je lui indique l'escalier (fermé par un épais cordon rouge) menant à la partie de K'ouen qui n'appartient qu'à moi et dans laquelle doit attendre un très copieux déjeuner que je ne pourrais jamais finir seul.

Un signe de main, pour appeler le type du cordon dont j'ignore encore le nom après tant de temps à être maitre -j'ai une excuse, je ne suis pas souvent là- et pour lui dire à elle que "ça va, je vais bien et ça ne me dérange pas d'avoir de la bonne compagnie pour déjeuner". Aya était coincé à la comptabilité pour l'après-midi au moins et manger avec le serveur ne me convenait pas vraiment. Elle tombait à pic et je soupçonnais le majordome et Ayame de papoter le soir, afin de s'arranger ce genre de coïncidences si... subtiles.

-Tu ne trouveras jamais Gwendal à Tchen à cette heure du jour. Il vadrouille dans Magna quand il a du temps libre. Et même quand il n'en a pas.

J'y songe. En parlant hospitalisation, j'avais l'interdiction de retourner en voyage de si tôt, je dois réduire mes efforts pour mon genou, y parait. Ca ne m'empêche pas de vadrouiller dans la ville, c'est pas forcément du meilleur effet mais elle ne devrait rien en savoir, ou j'étais bon pour une assignation à résidence après la mise à pied.
Je passe le bonjour d'Ez, je le sens déjà accompagné de moqueries plus ou moins de bon goût (ma mauvaise humeur ayant déjà fait le tour du monde connu...). Ignorons les meffaits de ce bandit à la tête des Sanctuaris, je préfère parler d'autre chose.

-Les vacances n'ont duré qu'une nuit. Je me suis retrouvé à escalader une montagne deux jours après et à mon retour, je me suis fait exploser la rate par un elfe sans scrupule. Sincèrement, j'aurais pu me passer de ces deux derniers mois. Et dès que je pourrais repartir en voyage j'irais mieux. Sans rancune, je n'aime pas l'hôpital.

Je dors mieux au beau milieu d'Ing que dans les draps propre et les matelats trop fermes de K'ouen. L'habitude je suppose... Et puis sincèrement les draps doux glissent, et je risque chaque matin de finir sur la descente de lit...

-Tu es venue pour quoi au juste ?

Je jette un oeil à son dossier en me dirigeant machinalement vers le petit salon qui me sert de salle à manger lorsque je suis seul ou accompagné d'un nombre réduit de convives. L'inviter directement dans la salle de réception ne me semblait pas être une bonne idée, même si la table y est beaucoup plus grande et beaucoup pratique. Une domestique me salue, je hoche du menton le regard vide de sens.

Je souris, les infirmières se bousculent quand il faut me faire une piqûre ou me faire avaler des cachetons, je ne suis pourtant pas le seul jeune éclopé dans tout leur hôpital, si ? Un regard sur elle, je penche un peu la tête. Un dossier en début de semaine, avec un peu de chance il était resté coincé dans la salle du courrier encore en attente, ou au service compta, ces derniers pensant devoir payer mes frais d'hôpitaux et oubliant de me faire parvenir le dossier en remarquant qu'il ne s'agissait pas du tout du problème... À moins que Ayame l'est mis sur mon bureau et que je n'ai pas encore trouvé le temps de l'ouvrir. C'est qu'il y en a plein sur mon bureau. Je tends le bras, je saisis l'intercalaire et l'ouvre. Je vois des textes, des chiffres, des schémas, et une migraine vient faire danser devant mes yeux les quelques lignes un peu trop proche. Je me frotte l'arrête du nez et referme le tout.

-Mangeons, on verra ça après.

Le projet est pas mauvais, ce qui l'est c'est tout le travail administratif que ça demande avant de signer en bas des pages.
Un garçon en uniforme entre dans le salon avec un plateau qu'il fait rouler sur le tapis. Il dispose les plats sur la table et avisant que j'avais une invité, s'abstient de placer l'unique couvert qu'il avait en main. Il s'excusa et fila chercher un couvert de plus, ne nous laissant que les hors d'oeuvre à picorer en attendant son retour.

-Mets toi à l'aise.

Je lui indique une chaise en face de moi, je pose mes coudes sur la nappes (parce que la bienséance ne vaut rien quand je dois juste déjeuner avant de reprendre le travail) et je l'attends, le tout en réfléchissant.

-Il te faudra plus qu'une seule clinique annexe dans la zone du dehors et les terrains à bâtir assez sûrs sont au bord des villes actuelles. Tu vas faire des jaloux avec toutes ces micro-cliniques privées que tu vas concurrencer. Ayame a dû lire le premier projet que tu nous a fait parvenir, j'y regarderai de plus près après qu'il m'ait donné son avis dessus.

Juste le temps de finir, des couverts furent déposés sur la table et le serveur disparus après avoir fini d'installer les entrées. Et je n'ai pas envie de me remettre à parler boulot, y a franchement mieux quand on déjeune avec quelqu'un. Je me sens à côté de mes pompes quand je la regarde, elle si sérieuse dans son tailleur, je dois avoir l'air d'un vaut rien avec ma chemise et mon jean. Pour un peu je garderai mes lunettes noires à portée de mains, mais sous un toit elles ne serviraient à rien. Une bouteille de vin blanc attend sur le côté, je la débouche sans effort visible et rempli nos verres. Je sais qu'elle ne tient pas très bien l'alcool mais ce n'est que du vin, n'est-ce pas ?

-Et sinon quoi de nouveau ? Je sais que tu fais des visites à la Caserne, ça ne doit pas être de tout repos.

-Ce qui m'étonne n'est pas qu'il y a un verrou sur la porte de ton infirmerie, mais qu'il l'ait posé lui-même.

Qui aime bien châtie bien, c'est son crédo, j'applique. Et en bon élève je ne le raterai pas, on s'aime trop pour ça. J'ai levé mon verre mais n'aie pas touché le sien. Le risque avec ma force incontrôlée est de les faire tous deux exploser par mégarde. Et si je casse encore quelque chose sans une bonne raison c'est la comptabilité qui me tombera dessus. J'ai le sourire fatigué d'une matinée trop remplie, mais j'ai le sourire c'est déjà bien. Machinalement, je remplis son verre à peine l'a-t-elle entamé, ça m'occupe les mains.

-Parce que je me suis arrêté de travailler ? Les vacances n'ont pas été si reposantes et les deux mois sont passés plus vite que je ne l'aurais pensé.

Il faut l'avouer, entre Fafnir, Imma et Eönwë mes vacances offertes se sont révélées pleine de... rebondissements. La routine, quoi. Je baissais les yeux, un peu troublé. Manger, boire ensemble n'avait rien de problématique lorsqu'on est plus de deux, mais dès que le nombre se réduit c'est plus difficile de se mettre à l'aise sans imaginer le pire, n'est-ce pas ? Ou sinon c'est la constatation que j'ai pour la première fois à ma table et depuis un très long moment une jeune femme et non un autre homme. Les hormones peut-être ?
Toutes les hypothèses sont bonnes à prendre !
Le temps d'avaler quelque chose je change de sujet, parler de moi n'est pas mon fort à moins que je ne réitère combien ma vie extraordinaire est un patchwork de voyages dangereux et harassants, ça n'intéresse que les gosses en manque de sensations fortes.

-Si tu vas à Trinity fais attention aux Galets... Aux crabes, précisais-je, de très gros crabes qui ne songent jamais à vérifier si c'est la saison pour nous marcher dessus...

Jamais. Et ils sont si gros et si durs qu'il est difficile de les contredire.

-Visite touristique ou tu vas y faire quelque chose en particulier ?

Elle me parle d'un coin que je connais bien autant continuer sur ce sujet. J'étanche ma soif en vidant mon verre, mauvaise idée nous commençons à peine le repas. D'ailleurs, j'aimerai bien savoir qui a eu l'idée de rajouter du vin à ma table. Habituellement, il n'y en a pas... Je soupçonne une fois de plus les manigances d'un elfe et d'un majordome, mais sans preuve, je ne pourrais rien aller leur souffler dans les oreilles.
Je porte mon verre à mes lèvres, le liquide doré étincelle à la lumière blanche qui filtre par la haute fenêtre, j'en suis à combien, deux ou trois ? On va lever le pied, hein... Je me dis que lui demande si elle s'est trouvé quelqu'un à la caserne (malgré Ez et ses manies étranges) ne serait pas forcément bien pris. Mais qu'en sais-je, les filles réagissent toujours bizarrement.

Personnel. Okay, j'aurais mieux fais de m'abstenir de poser la question. La bouche pleine je prends la lettre, l'ouvre sans y regarder et mes yeux survole l'objectif de la missive. Je manquais de m'étrangler en voyant le coût de l'intervention... Et les quelques annotations d'un elfe qui manquait pas d'air. J'aurais dû lui ôter un ou deux morceaux du cerveau en plus. La prochaine j'y songerai.

La lettre finit sur un guéridon abandonnée comme une malpropre et pour faire passer le pain qui m'empêchait de respirer je finissais mon verre d'une traite. Me levant subitement je récupérais la lettre et l'envoyais droit dans le feu de cheminée. Tellement pratique... Comptons sur Cerclon pour dépolluer, n'est-ce pas ?

-Eönwë envoie les factures de l'hôpital maintenant...

Je suis de nouveau face à elle à l'observer manger, le regard absent. Et avant de lui répondre, je ne détache pas mon attention de cette minutieuse observation allant de ses yeux violets à ses cheveux parfaitement blancs. Je survole la question sur Trinity sans m'y attarder.

-Caël est toujours avec Virgile, depuis tout ce temps je ne croyais pas qu'ils resteraient ensemble si longtemps.

À croire que je connais tout le monde dans cette ville... Je souris, et au souvenir de ma rencontre avec Caël au Love Hotel, jour où Aya et moi avons malencontreusement révélés le secret de Virgile. On en loupe pas une, c'est clair. Heureux de savoir que nous n'avions pas détruit le couple par notre erreur, j'en avais retrouvé un sourire franc et chaleureux, le vin y aidant un peu quand même. Mais c'est vrai qu'on parlait de Trinity.

-Virgile est un habitué de Trinity. Ils y jouent régulièrement dans les divers théâtres de la région. Il pourra mieux te renseigner que moi, je m'y connais en chasse aux monstres, moins pour ce qui est des gens qui vivent là bas. Mais tu apprécieras sûrement le paysage. Trinity est bordée d'une plage qui grimpe sur les falaises, les nuits y sont claires mais orageuses en été.

Je cessais de parler en m'apercevant que les serveurs étaient là, patientant pour nous apporter les plats du plat principal. Je leur cédais mon assiette les laissant en faire glisser d'autres sous mes yeux. J'ai gardé le sourire quand ils s'en vont, manger fait du bien. Et sans m'en rendre compte ma question fuse.

-Tu as quelqu'un ?

Parler couple avait remit l'idée sur le tapis...