Un piaf et un rocher à la montagne

Quand un esprit de la terre rechignait à mettre le nez - ou le bec, ou quel que soit l'attribut facial que Voiz décidait de se sculpter - dans un espace fermé, Uriel estimait qu'un être ailé était en droit d'hésiter deux fois plus. Mais puisqu'il fallait bien en finir avec cette maudite quête, il suivit quand même leur guide muet en coulant des regards méfiants aux alentours.

Il grommela quelque chose de peu flatteur lorsqu'ils parvinrent à l'embranchement. Mais à sa grande surprise, Voiz résolut l'énigme en un clin d’œil. Il n'eut qu'à rester dans un coin, les doigts de pieds en éventail, et la regarder faire. Si seulement toutes ses missions pouvaient se dérouler comme ça !

"Bien joué ! ♪" fredonna-t-il en s'approchant des portes à présent ouvertes.

Il n'avait pas vraiment suivi son explication qui tenait du documentaire animalier, mais le résultat lui suffisait. Il plissa les yeux en une vaine tentative pour percer les ténèbres du reste du temple. Il commençait à se dire que l'un d'eux ferait mieux d'aller confectionner une torche dehors - il se portait volontaire ! - lorsqu'il se souvint d'un titre très utile qu'il avait acquis peu de temps auparavant. Il roula des yeux, se sentant idiot de ne pas y avoir pensé plus tôt, et fouilla dans ses poches.

"Lux."

Une petite boule de lumière blanche apparut près de son épaule. Il l'envoya éclairer le couloir devant lui, mais à part des murs couverts de gravures théologiques qu'Uriel jugea sans intérêt, ce n'était guère qu'une longue coursive vide. Il plissa le nez devant la suggestion de Voiz.

"Je sais faire antenne radio, surtout par temps d'orage," ironisa-t-il, "mais pas émetteur. L'autel ne doit pas être bien loin. Au pire, on pourrait gueuler dans les couloirs pour s'entendre, mais je ne sais pas si le maître des lieux apprécierait. Si on pouvait éviter de se séparer..."

Il coula un regard torve au félin indolemment allongé à leurs pieds.

"Qu'en dit, euh... monsieur notre guide ? Ça fait une différence, le couloir qu'on prend ?"

Et bien ! Ces deux là avançaient rapidement dans les couloirs, les éboulements ou portes ne présentaient pas de difficulté particulière. C'était d'autant plus pratique que le lynx s'impatientait de quitter le temple.
Lui, il se fichait bien du temple et de l'autel. Il avait son terrier à aménager avant l'hiver en plus il commençait à avoir faim. Il avait vu une marmotte bien grasse sur le chemin, plus vite il repartirait plus vite il pourrait flairer sa piste ou celle d'une de ces congénères.

Alors vint la question fatidique : où allons-nous monsieur le guide ?
Mais où vous voulez leur aurait-il répondu...
Un faible et menaçant tremblement de terre fit vibrer les murs du temple. De la poussière se décrocha des plafonds et s'éparpillèrent en gros nuages dans les couloirs.
Pris de peur et surtout pour en finir au plus tôt avec ce voyage au pays de N'haciryv, le lynx se précipita dans l'un des couloirs.

Le boyau formait un demi-cercle inachevé, au bout de celui-ci, là où devrait se tenir l'immense salle de l'autel il n'y avait qu'un trou béant dont le fond était invisible en l'absence de lumière. Si l'animal cessa de courir juste à temps c'est parce qu'il entendait les sabots du dieux se perdre en écho faiblissant au fond du gouffre.

Le tremblement de terre prit Voiz par surprise, et son malaise initial n'en fut qu'exacerbé. En temps normal, elle prouvait prévoir les perturbations tectoniques plusieurs jours à l'avance, mais dans ce souterrain divin, elle était comme aveuglée.

- Cette secousse pourrait annoncer des éboulements ou glissements de terrain, dit-elle à Uriel en guise d'avertissement. Malheureusement, je ne peux faire aucune estimation précise quant au moment de leur arrivée. Cet endroit émousse mes sens.

Leur guide avait déjà détalé dans le couloir gauche.

- Nous devrions nous hâter.

Voiz s'apprêtait à liquéfier son corps pour suivre le lynx plus rapidement, mais se ravisa. La mission d'Arcturus lui avait appris que les anges supportaient mal les chutes de pierres intempestives, et il ne lui serait possible de protéger Uriel que sous son apparence actuelle.

- Tu as raison, mieux vaut rester ensemble. Reste près de moi: en cas d'éboulement, je tâcherai de te couvrir.

Ils parvinrent toutefois au bout du couloir sans incident majeur. La lumière d'Uriel éclaira une gigantesque salle aux murs richement ornés de gravures complexes représentant des paysages montagneux et un dédale de souterrains. Au centre, le lynx, et devant lui, un gouffre béant.

- Entends-tu ce galop? demanda Voiz à Uriel. Il semble venir des profondeurs...

L'esprit s'approcha du gouffre, sans parvenir à le sonder. Cependant il percevait nettement l'écho de sabots se répercutant contre les parois, qui semblait venir de partout à la fois.

- Devrions-nous descendre? Ou bien...

Se rappelant l'élément récurrent des énigmes précédentes, Voiz fit pivoter son masque de pierre vers le plafond, qui semblait se perdre dans les ténèbres. Le masque glissa pour se tourner vers Uriel:

- Voudrais-tu bien éclairer le plafond, je te prie?

Super ! Voilà qu'il était coincé dans un endroit fermé qui risquait de s'effondrer sur lui à n'importe quel moment. Uriel ne se fit pas prier pour coller Voiz de près, même si cela signifiait avancer à deux à l'heure. Il jetait des coups d’œil languissants par-dessus son épaule, vers la sortie qu'il ne voyait déjà plus. Pourquoi fallait-il toujours qu'il se retrouve dans ce genre de situations ?

Sa claustrophobie naissante s'atténua un peu lorsqu'ils débouchèrent devant un immense espace vide, mais pas de beaucoup : l'air était trop immobile, impossible pour lui d'oublier qu'il y avait un plafond au-dessus de leurs têtes.

"Je crois que le Dieu nous snobe," grommela-t-il en réponse à la remarque de Voiz.

Ça valait peut-être mieux que de le voir de trop près, ceci dit. Il haussa les épaules et envoya sa boule de lumière dans les hauteurs. Elle monta un long moment, et lorsqu'elle éclaira enfin une surface dure, Uriel râla :

"On n'y voit rien, d'ici !"

Il se laissa tomber dans le vide et déploya ses ailes. Il dut faire plus d'efforts que de coutume pour prendre de l'altitude. L'air était si amorphe qu'il se serait cru dans une tombe. Il réprima un frisson de dégoût et examina le plafond. Il n'avait rien d'extraordinaire, si ce n'était un gros bloc de pierre noire rectangulaire qui dépassait de son centre ; sans doute la copie de l'autel qui se trouvait en contrebas.

Uriel s'apprêtait à abandonner et prendre la direction du fond du gouffre (en espérant ne pas y trouver de divinité mal lunée) lorsqu'il remarqua un petit mécanisme rond au centre du faux autel. On aurait dit un interrupteur. N'osant croire que ce puisse être aussi simple, Uriel le fit pivoter d'un demi-tour.

Aussitôt, ce qu'il avait pris pour une frise décorative sur le pourtour du plafond se replia dans les murs. Privée des solides supports qui la maintenaient en position, la paroi tomba en chute libre dans un grondement d'apocalypse. Plaqué contre le bloc de pierre par l'accélération, Uriel poussa un cri de terreur qui vira dans les aigus quand il vit le sol remonter vers lui à vitesse équivalente.

Plafond et plancher s'immobilisèrent d'un seul coup. Uriel percuta l'autel avec un "splat" et un nuage de plumes grises. La salle principale du temple était revenue à la normale, chaque paroi à sa place et Voiz debout à l'entrée. Plus un ange un peu écrabouillé au milieu.

Lentement, Uriel roula sur lui-même et se laissa tomber au sol dans un grognement d'agonie. S'il fallait en croire son pauvre petit cœur, cette mission lui avait déjà coûté au moins un siècle de sa vie.

Le lynx senti le danger juste à temps. Lorsque l'ange enclencha la puissante mécanique du temple, l'animal s'était déjà caché dans un trou tout juste assez grand pour lui. Il observa toute la salle se chambouler en feulant de terreur.

Le silence revint. De la poussière par kilos remplissait l'air. Il éternua trois fois, quand il ouvrit les yeux, une créature immense avait pris place juste à côté d'Uriel.
On eut dit une ombre massive où la lumière s'engouffrait sans jamais réapparaitre.

N'haciryv restât silencieux, il se déplaça paisiblement en ne troublant l'air que du son régulier de ses sabots.
Il contourna l'autel et s'en éloigna.
C'est comme si il examinait le temple. Bien qu'il soit impossible de savoir s'il regardait quoique ce soit.

Le dieu tourne la tête vers Voiz. Il fit deux pas dans sa direction et s'arrêta.

L'ombre s'effondra sur elle-même. Le dieu disparu, absorbé par le vide et la lumière explosa dans le temple. Les murs irradièrent d'une lueur feutrée embrasant la salle de l'autel.
Le calme revenu le lynx s'échappa de sa cachette et approcha à son tour de l'autel. Il était curieux de renifler l'odeur d'un dieu...

Mais un dieu ça ne sent pas grand chose finalement.

En tout cas, maintenant que le temple était parfaitement illuminé, on ne pouvait pas ignorer les grands travaux qu'il faudra y faire pour déblayer tous les couloirs. Heureusement, l'animal ne serait plus là pour le voir !
Il s'en alla au petit trot sans regarder derrière lui.

De toute façon, les petits paquets qui étaient apparus sur l'autel n'étaient pas pour lui.

Spoiler:

Uriel s'était pratiquement roulé en boule à l'arrivée du Dieu. C'est qu'un énorme taureau fait d'obscurité, ça en impose.

"Il est parti ?" couina-t-il en glissant un œil anxieux entre ses bras.

Quand il s'avéra que la salle de l'autel ne contenait en effet plus que lui et Voiz, il poussa un soupir de soulagement et se releva avec toute l'agilité d'un ancêtre arthritique.

"Tu crois qu'il nous aurait remercié d'avoir risqué nos fesses pour retrouver son fichu temple ?" grommela-t-il. "Tu parles, même pas un mot... Ooh, c'est quoi ça ?"

Il attrapa avec avidité le petit paquet marqué d'une plume qui était apparu sur l'autel. Il n'en fallait pas plus pour le réconcilier avec la divinité.

"Un cadeau ? J'adore les cadeaux ! Tiens," ajouta-t-il en jetant le second sachet à Voiz. "T'es prête à décamper d'ici ? On n'est pas payés pour faire le ménage, K'ouen pourra s'en charger."

Il prit le chemin de la sortie sans demander son reste.

Suite et fin : https://entre-monde.forumactif.com/t2914-voeux-pieux#53236