Un piaf et un rocher à la montagne

Bon, donc une autre paire de rochers... Ça lui faisait une belle jambe. Il n'était pas géologue, bon sang ! Uriel rétracta ses ailes en grommelant et s'accroupit près de la dalle. Ils pouvaient trouver tous les rochers qu'ils voulaient, s'ils ne savaient pas quoi en faire, ça ne résoudrait pas grand-chose. Et puis, il était meilleur en puzzles qu'en étude des roches.

"Laisse-moi voir si je peux dégager ça," marmonna-t-il.

Au moins, c'était l'occasion de tester sa montre-couteau toute neuve ! Uriel la décrocha de sa ceinture et fit pivoter l'aiguille sur la position du tournevis. La pointe en était fine, assez pour qu'il parvienne à la glisser dans les gravures. Il racla minutieusement pour les débarrasser des saletés. La première se dégagea assez facilement ; il s'avéra qu'elle représentait juste un triangle creux, pointé vers l'extérieur du disque.

La seconde, par contre... Uriel passa de longues minutes à essayer de la désencrasser, avant de se rendre à l'évidence : dès qu'il dégageait un peu de poussière, elle se coulait à nouveau dans le creux, comme douée de volonté propre. Il se gratta le front. Il y avait de la magie là-dessous, ou il n'y connaissait rien. Frustré, il s'attaqua au reste de la dalle.

Quand il eut enfin fini, il se redressa et étira son dos douloureux, tout du long grognant et geignant sur l'injustice du monde. Il n'avait pas signé pour devenir archéologue, non plus !

"Bon, alors voilà ce qu'on a," daigna-t-il enfin résumer. "Une étoile à quatre branches, avec un trou en forme de triangle à chaque extrémité. Deux des trous sont vides. En tout cas, maintenant que je me suis esquinté le dos, les doigts et les yeux à les vider ! Mais les deux autres, ceux qui pointent sur les rochers qu'on a déjà trouvés, s'obstinent à rester remplis de saletés. Et pas n'importe comment : ils sont à moitié pleins, très exactement."

Il se releva en se massant les reins comme un vieil homme, théâtral comme en toute chose. Quand il le voulait, il pouvait pleurer une demi-heure sur une coupure à son petit doigt ; à ce stade, ce n'était plus du pleurnichage, c'était de l'art.

"Alors voilà ce que je pense : à mon avis, si tu retournes soulever le rocher de tout à l'heure, le triangle qui pointe vers lui va se remplir, et celui d'en face, se vider. Et vu que N'hacyriv est un dieu "équilibré" ou je ne sais quoi, les deux autres triangles devraient opérer de la même manière... Mais c'est pas le cas. Donc les deux rochers qu'on n'a pas encore trouvés doivent être... je ne sais pas, soit complètement enfoncés dans le sol, soit perdus quelque part. J'en déduis que c'est à nous de les retrouver et de les remettre en place. Elle est pas belle, la vie ?" conclut-il avec une bonne dose de sarcasme.

Chasse aux rochers, youpi ! Au moins, Voiz faisait couleur locale.

Voiz hochait pensivement la tête. Selon ce raisonnement, le plan sur le disque n'indiquait pas la position actuelle des rochers jumeaux, mais la position dans laquelle il fallait les disposer afin de trouver l'entrée du temple. La logique d'Uriel se tenait. Il n'y avait plus qu'à espérer que les rochers en question n'aient pas quitté cette montagne.

- Ma foi, l'Entre-Monde est un endroit bien agréable à vivre, dit l'esprit en réponse à la dernière question d'Uriel, sans saisir le sens de son ton acerbe. Et la vie offre l'occasion de nombreuses rencontres. Je pense qu'ils valent la peine que nous résolvions l'énigme de N'hacyriv si cela peut apaiser sa colère.

Cela étant, Voiz hésitait. Elle avait forgé son apparence actuelle avec minutie, et éprouvait quelque réticence à détruire si tôt le fruit de son travail. Mais la réussite de la mission passait avant tout. Après un regard de regret pour ses ailes d'argile, l'esprit se liquéfia à nouveau.

- Ma sonde ne nous sera pas d'une grande utilité avec toute cette magnétite, dit-elle dans un gargouillis en étalant son corps. Je vais tâcher d'analyser les composantes des rochers souterrains afin de repérer des similitudes. De ton côté, je te suggère d'observer les environs depuis les airs; une vue d'ensemble devrait t'aider à repérer les rochers semblables en surface.

En outre, j'aimerais bien revoir tes ailes en mouvement, ajouta le golem, oubliant le peu de notion de tact qu'il possédait tandis que son corps s'enfonçait lentement dans le sol, tout à fait à l'aise dans son élément. C'est un spectacle de toute beauté.

"Bien agréable à vivre" ? Bof, il fallait le dire vite. L'Entre-Monde aurait été un endroit charmant si Uriel avait été riche comme Crésus et apte à profiter de ses charmes à toute heure du jour et de la nuit. C'aurait été un vrai paradis s'il n'avait pas perdu la très grande majorité de sa puissance en franchissant les Miroirs. Les choses étant ce qu'elles étaient... son principal attrait était que Dieu n'y avait jamais mis les pieds.

La moue dubitative d'Uriel se changea en grimace et il amorça un pas de recul quand Voiz commença à dégouliner sous ses yeux. Oh, beurk ! Ca manquait sérieusement de style !

"Euh, ok..." marmonna-t-il, écoutant à peine la proposition de sa coéquipière.

Puis Voiz finit sa phrase et Uriel en oublia son sens de l'esthétique outré. Un grand sourire illumina son visage.

"Oh, tu trouves aussi, hein ? Tu as du goût, ça fait plaisir à entendre !"

Il fit réapparaître ses ailes d'un geste grandiloquent, les déploya et mit toute sa grâce dans son décollage - ce qui ne voulait pas dire grand-chose : étant donné son poids et la taille de ses ailes, ses décollages en terrain plat étaient toujours très poussifs. Il prit un peu de hauteur et se mit à décrire des cercles au-dessus du champ de pierre, paradant comme un coq.

Il finit par se souvenir qu'il était censé examiner les rochers en contrebas. Il les parcourut d'un oeil peu convaincu. Tous ces tas de pierre se ressemblaient pour lui, comment était-il censé en trouver deux qui aient l'air plus semblable que les autres ?! Il essaya de limiter ses recherches aux zones perpendiculaires aux deux rochers qu'ils avaient déjà trouvés, mais il avait même du mal à reconnaître ceux-là. Pff, quelle barbe.

Voiz s'attarda un peu avant de faire fondre son crâne et de l'enfouir avec le reste, le temps de regarder Uriel décoller. Il lui apparut rapidement que l'opération était trop laborieuse pour être exécutée avec les ailes que le golem s'était confectionnées plus tôt.

En apparence, celles d'Uriel rappelaient des ailes de jeune cygne - plus grises que celles de Khalaän, remarqua Voiz, non sans se sentir intriguée - mais dégageaient bien plus de puissance et semblaient avoir une meilleure portance. Peut-être était-ce dû à une émargination plus large; mais il était difficile de mesurer l'écart entre les rémiges primaires à cette distance. Dans tous les cas, se mouvoir dans les airs avec tant d'aisance demandait manifestement une quantité d'énergie impressionnante. A l'observer, Voiz se surprit à se rappeler avec une certaine nostalgie l'essor de l'esprit du feu qu'elle avait vu disparaître dans le Miroir de K'ien. Si elle n'avait assisté à ce spectacle, elle aurait peut-être passé le reste de ses jours sur sa montagne natale.

Voiz disparut dans le sol presque à contrecoeur. Elle ne pouvait pas rester indéfiniment en surface à regarder Uriel voler, ou son partenaire risquait de s'impatienter. Et puis, raisonna-t-elle, Voiz n'échangerait pour rien au monde cette sensation de parfaite cohésion avec la terre. Les secrets du sol se révélaient à elle à mesure qu'elle s'enfonçait.

La première chose qu'elle remarqua fut l'absence totale de toute faune que ce fût: des marmottes aux fourmis, toute créature avait déserté ce souterrain. Ce ne pouvait être naturel. Lorsque Voiz eut entièrement disparu sous terre, un mouvement convulsif parut agiter la montagne. Confusément, l'esprit sentit la magnétite s'agglutiner au-dessus d'elle. Il y eut une violente secousse, et une motte de terre jaillit à la surface tandis que le corps de magnétite entrainait Voiz dans les profondeurs.

Saisie d'un soudain malaise, l'esprit tenta de glisser loin de la roche envahissante, et découvrit avec consternation que la magnétite ralentissait ses mouvements. Il lui fallut puiser dans ses réserves de lave pour se solidifier à nouveau, suffisamment pour stopper sa descente.

Même ainsi, Voiz sentait l'influence de la magnétite qui pesait sur son dos, et un début de paralysie se répandait dans son corps. Sa sonde brouillée devinait la composition minérale de cet environnement hostile: tout était d'une symétrie irréprochable, chaque composante du sol trouvant son jumeau, chaque paire disposée à égale distance. Cette rigueur invariable donnait le tournis à Voiz, habituée au chaos des profondeurs de la terre. Elle ne parvenait plus à bouger que les extrémités de son corps. Si elle n'avait baigné dans le coeur d'un volcan récemment, elle aurait sans doute été réduite à l'impuissance.

L'esprit sentait un malaise grandissant l'envahir. Etait-ce de la peur? Voiz ne savait pas au juste. Tout semblait confus et méconnaissable dans un environnement qui aurait dû être le sien. Les bras rugueux de l'esprit erraient à tâtons, luttant contre l'engourdissement qui les gagnait et cherchant à regagner la surface. Soudain, en sondant sur une courte distance, l'un de ses membres rencontra un rocher singulier: sa composition rappelait en tous points celle des rochers jumeaux qu'elle et Uriel avaient trouvés en surface - mais la répartition de ces composantes était inversée. Il était comme le reflet des deux autres rochers.

Voiz s'en empara et son bras poursuivit sur sa lancée. Si Uriel trouvait le jumeau de ce rocher et le remettait en place, peut-être pourrait-il libérer l'esprit du piège.

Alors que le bras de Voiz allait percer la surface, il rencontra une résistance inattendue. En sondant les environs, l'esprit s'aperçut avec stupeur qu'une statue avait surgi de terre: elle reproduisait à l'identique le corps solidifié du golem prisonnier, et s'élevait à une hauteur égale à la distance que Voiz avait parcourue sous terre.

Ce que Voiz prenait pour un piège n'était peut-être qu'une réaction naturelle de ce souterrain: l'intrusion d'un corps étranger dans la montagne avait perturbé l'équilibre maintenu par N'hacyriv. Si la montagne elle-même était le temple, à présent le corps de Voiz était soumis aux lois du dieu. Afin de rétablir l'équilibre perdu, un corps identique à celui du golem avait été créé, et la terre environnante étouffait la chaleur de son noyau.

A moins de résoudre l'énigme du temple et de négocier directement avec le maître des lieux, l'esprit ne voyait pas comment se sortir d'une telle situation. Uriel était son seul recours.

Dans un sursaut d'énergie, le bras de Voiz parvint à percer la surface, laissant sa trouvaille à l'air libre. Soucieuse d'économiser sa force, l'esprit dut se contenter de graver autour du rocher ce simple mot:

"Piégée"

Spoiler:

Uriel planait depuis un petit moment en contemplant le ciel d'un œil indolent - il n'arriverait jamais à trouver ces fichus rochers, de toute façon, autant laisser sa coéquipière se taper tout le boulot pendant qu'il faisait semblant de bosser - quand il entendit un grondement émaner du sol. Cela lui semblait de bon augure pour l'avancée de leur enquête. Il s'égaya et aperçut Voiz de retour au milieu du champ de roches.

"T'as trouvé ?" lui lança-t-il avec enthousiasme en amorçant sa descente.

Il prit soin d'atterrir avec grâce, décidé à impressionner l'esprit, et repoussa ses cheveux derrière son épaule avec un sourire arrogant. L'expression lui glissa du visage quand sa compagne ne répondit rien.

"Voiz ?"

Il examina le golem de plus près. Il n'était pas expert en tas de roches mouvants, mais il lui sembla vite apparent que Voiz n'était pas censée être aussi rigide, ni même exactement de cette couleur. Elle avait aussi perdu les quelques plaques de mousse naissante sur sa carcasse - et beurk, il n'arrivait pas à croire qu'il s'attardait sur ce genre de détails. Était-ce des effets secondaires normaux du genre de plongée en terre profonde qu'elle venait de s'offrir ?

"Hum..."

Alors qu'il hésitait, rendu perplexe par ce développement inattendu, il entendit et sentit un autre grondement faire trembler le sol sous ses pieds. Il glapit de surprise et atterrit sur les fesses, froissant au passage ses ailes trop longues. Il jura et les rétracta. A travers les quelques plumes grises qui lui avaient échappé, il eut la stupeur de voir un rocher sortir de terre juste à côté de Voiz. L'esprit ne disait toujours rien, immobile comme... ben, comme une pierre.

Uriel se releva avec circonspection et prit conscience d'une sorte de crissement qui émanait du nouveau bloc de roche. Il s'approcha avec une extrême prudence, s'imaginant déjà un énorme insecte qui allait surgir de là-dessous et lui sauter au visage... Mais non. Un mot achevait de se graver, apparemment tout seul, dans le sol. "Piégée".

Merde.

Le regard d'Uriel fusa de la gravure à la silhouette figée de Voiz, et vice-versa. Merde, merde, merde. Sa coéquipière était coincée ? Et qu'est-ce qu'il était censé faire, maintenant, tout seul dans ce trou paumé ?!

Soudain, un grand choc lui parvint de derrière lui et secoua si bien le sol qu'il faillit à nouveau tomber et dut se rattraper au bras de Voiz. Il récupéra aussitôt sa main, mais réalisa qu'il ne s'était pas brûlé du tout. Au contraire, l'esprit avait été froid sous ses doigts. Il ne s'attarda pas sur la question - qu'est-ce qu'il y comprenait, de toute façon - et se retourna.

Un autre rocher s'était matérialisé au milieu du champ de pierre. Et pas n'importe comment : s'il fallait en croire le cratère autour de sa base, il venait de tomber du ciel. Uriel leva bêtement le nez. Il ne vit rien d'autre que des nuages, mais il se sentit blanchir quand même. Il pleuvait des rochers, maintenant ! Des rochers assez gros pour l'écraser comme une crêpe ! Aaaaah, mais qu'est-ce qu'il faisait là, bon sang !!

Il lui fallut plusieurs minutes pour se calmer et rationaliser ce qui venait de se passer. Aucun autre rocher n'était tombé ; même pas un petit gravillon, rien. Avec un peu de chance, il n'allait pas mourir d'un phénomène météorologique extra-terrestre aujourd'hui. Un bloc de pierre avait émergé du sol - sans doute par la volonté de Voiz - et un autre avait chuté... d'il ne savait où (et c'était bien ça qui lui collait des sueurs froides). Ça ressemblait fort au problème de symétrie géologique avec lequel ils essayaient de se dépatouiller. Ce n'était pas trop capillotracté que de s'imaginer qu'il avait là les deux rochers qui manquaient à leur énigme ; ne restait plus qu'à les remettre en place... et Voiz n'était pas disponible pour faire le sale boulot. Avec un grognement de désespoir, Uriel se résigna à s'occuper du gros œuvre. Voiz allait avoir une sacrée dette envers lui ! On ne lui demandait pas impunément de se salir les mains !

Un gros quart d'heure plus tard, Uriel avait poussé et hissé les rochers perpendiculairement à leurs deux premières trouvailles. Deux grosses croix tracées dans le sol indiquaient les positions qu'il avait calculées afin que les quatre repères forment un carré autour de la dalle gravée. Rien ne s'était encore passé. Il avait les paumes râpées par la pierre et les muscles douloureux. Jurant dans un filet de voix exaspéré, il s'arc-bouta contre un des rochers et le décala de quelques centimètres. Combien de temps allait-il encore devoir chipoter ? Cette satanée énigme ne demandait quand même pas une réponse au centimètre près ?!

Alors qu'il allait renoncer et prendre une pause, à bout de souffle, un nouveau tremblement de terre l'expédia à genoux. Il y resta, excédé. Même le sol ne voulait pas le laisser tranquille dans cette fichue quête ! La dalle de pierre au centre de la plaine s'éleva légèrement et commença à pivoter sur un axe horizontal. Le cœur d'Uriel bondit. Enfin ?!

Avec un grondement d'outre-tombe, la terre sous ses jambes se mit à descendre. La moitié opposée du champ de pierre sembla s'élever au même rythme. Bientôt, deux plateaux se formèrent sur la plaine : Uriel se trouvait au cœur d'une cuvette naissante, tandis que la silhouette immobile de Voiz, de l'autre côté, montait vers le ciel. Entre les deux paliers, un mur de briques de pierre noire sortit de terre.

Lorsque tout s'arrêta, le temple de N'hacyriv s'était enfin dévoilé. C'était une grande construction trapue, rectangulaire. Son toit ressemblait en tout point au sol des alentours, sombre et parcouru de rochers arides. Ses murs étaient noirs, bas et sans fioritures. L'avant du temple donnait sur une grande cour en cuvette : trois de ses côtés arboraient un escalier donnant sur la plaine alentour ; le quatrième s'échouait devant une arche sombre perçant le plus haut mur du bâtiment. L'entrée du temple était encadrée de quelques sculptures discrètes et béait sur les ténèbres. Elle était surmontée du disque de pierre gravée d'une croix qui avait donné tant de mal à Uriel et Voiz.

Spoiler:

On ne sait pas vraiment comment décrire N'haciryv. Mais une chose est certaine, quelque chose venait de percuter la statue à l’effigie de Voiz.
Le galop effréné de la créature s'était arrêté quand une force inouïe fit s'effondrer la statue. La sculpture s'échoua sur le sol ouvrant ainsi la voie à l'autre chercheur de temple jusque là coincé sous terre. On ne pouvait dire si ce dieu là était un bison, un taureau, un rhinocéros ou bien un mélange des trois. Il était invisible, seulement décelable dans les contours que la poussière dessinait à ses formes.
Au mieux pouvait-on l'entendre lorsqu'en se déplaçant ses sabots frappaient la pierre du temple en cadence.
Il était le premier à entrer dans ce temple. Un éboulis dressé au milieu du couloir fut englouti dans le sol, libérant progressivement le passage jusqu'aux salles encore dans les ténèbres. Ce dieu là n'était pas bavard...

Le son de ses pas disparu dans l'ombre. Il n'y avait plus que le temple et ses deux invités.
Quoique, un nouvel arrivant s'invita à la fête. Un lynx au pelage fauve apparu au milieu du couloir. Le dieu venait tout simplement de se faire remplacer pour la visite des lieux. On osait dire que K'ränessa était le plus paresseux des huit !

Voiz ne reprit conscience que par à-coups. Afin de protéger son noyau contre l'engourdissement qui gagnait son corps, le golem avait atteint la dureté du diamant, et à moitié sombré dans la torpeur.

Lorsque les rochers jumeaux avaient été remis en place par Uriel, une secousse avait brusquement soulevé sa carcasse de plusieurs mètres. Puis un choc fantastique avait achevé de réveiller l'esprit, soudain libéré de sa prison par la destruction de la statue, qui fut à nouveau projeté vers la surface et surgit de terre comme un grotesque perce-neige, le corps luisant de restes de magnétite.

Quand Voiz reprit conscience de son environnement, le maître des lieux avait déjà disparu. Tout juste avait-elle senti le poids de ses lourds sabots contre la pierre, leur écho se répercutant jusque dans les profondeurs de la terre. Voiz devinait les contours du temple enfin révélé, aussi rigide et désespérément symétrique que la terre stérile qui venait de la rejeter. L'esprit se sentait complètement désorienté, incapable de quitter sa carapace protectrice tant ce qui venait de lui arriver paraissait absurde.

Son propre élément s'était retourné contre lui.

Confusément, Voiz sentit un courant d'air frôler ses écailles de pierre. Son noyau s'emballa et les fentes qui lui servaient d'yeux s'éclairèrent à contrecoeur. Uriel s'était approché. Voiz avait réactivé sa vision trop récemment pour distinguer clairement l'expression de l'ange, et son ouïe était obstruée par le surplus de magnétite contre son crâne. Dans un craquement sinistre, les écailles de pierre glissèrent le long de son corps comme celles d'un reptile émergeant de son sommeil. La poudre de magnétite glissa le long de ses membres tandis que le golem tâchait de se redresser. Lorsque l'esprit retrouva sa voix, celle-ci fut à peine audible à travers l'épaisseur de la pierre:

- Tu as toute ma gratitude...

Voiz fut prise au dépourvu par son propre manque de loquacité. Elle éprouvait autant de difficulté à trouver ses mots qu'à se remettre en mouvement. Il lui était impossible d'oublier la sensation d'étouffement à laquelle elle avait failli succomber.

A peine remarqua-t-elle le gigantesque félin qui venait de faire son apparition. Dans sa confusion, Voiz fut incapable de déterminer son espèce. Ses rudiments de politesse l'emportèrent sur le reste, et elle lui lança sans réfléchir:

- Bien le bonjour. Nous sommes à la recherche du temple de N'haciryv. Si vous êtes venu en renfort, votre aide est la bienvenue.

Voiz ne se rappela qu'après coup que le temple en question se trouvait juste sous leur nez, mais ne parvint pas à se reprendre, trop occupée qu'elle était à se débarrasser des dernières traces de magnétite. Elle pria silencieusement pour que le nouveau venu ne soit pas offensé par ses paroles.

Un Dieu invisible venait de pulvériser Voiz, aaaah !!!... Ah, tiens non, ç'avait juste été une statue.

Quand le son de la course du Dieu disparut à l'intérieur du temple, Uriel rampa prudemment de derrière le rocher où, n'écoutant que son courage, il s'était précipité en voyant ce qu'il croyait être sa collègue se faire réduire en petits cailloux. La dite collègue semblait pourtant avoir ressurgi de terre, intacte. Comme il n'avait aucune envie de se retrouver seul en compagnie d'une divinité qui, pour ce qu'il en savait, s'était peut-être faufilé juste derrière lui et s'apprêtait à lui souffler "bouh" dans l'oreille, Uriel s'approcha prudemment d'elle. En espérant que ce soit la vraie, cette fois-ci...

Mais oui, les yeux de Voiz s'éclaircirent et elle bougea. Uriel l'entendit marmonner un remerciement dans un filet de voix. Il se détendit un peu. Ils avaient découvert le temple, le Dieu était venu et reparti et sa compagne était toujours vivante ! Ils allaient peut-être s'en tirer à bon compte, finalement !

"Pas de problème !" déclara-t-il avec un grandiloquent geste de désinvolture retrouvée. "C'est à ça que servent les amis, pas v..."

Là s'acheva sa déclaration d'amitié plus intéressée que sincère, alors que ses yeux se posaient sur une silhouette animale qui n'avait rien à faire là. Uriel poussa un couinement qui l'aurait fait mourir de honte en d'autres occasions. Pour l'instant, il était trop occupé à essayer de convaincre son cœur défaillant que ce félin-là n'avait pas la fourrure enflammée et que K'ränessa était de toute façon bien trop occupé à faire la sieste dans les royaumes divins pour passer leur faire coucou.

C'était juste un lynx. Pas un Dieu-chat qui lisait dans les pensées et pouvait le cramer à la moindre réflexion déplacée. Juste un lynx... mystérieusement apparu dans un temple fermé depuis des siècles et qui les fixait d'un regard bien trop intelligent, et, ah merde, ils n'en avaient pas encore fini avec cette fichue mission, hein ?

Uriel toussa diplomatiquement dans sa main.

"Ignorez ma collègue, elle est un peu... déboussolée."

Il voulut tapoter l'épaule de Voiz et découvrit par la même occasion qu'elle n'avait pas beaucoup refroidi depuis le début de leur mission. Il secoua sa main et souffrit en silence. Quand il eut fini de retenir des larmes de douleur stoïques, il ajouta :

"Alors on a... d'autres énigmes à résoudre ?..."

Déjà qu'il se sentait obligé de vouvoyer un autre gros chat pour ne pas vexer le maître des lieux, en plus ils n'en avaient sans doute pas fini avec les devinettes, s'il pouvait se fier à sa précédente expérience de découverte de temple. Lui qui espérait se tirer de là dare-dare et filer chercher sa récompense à la bibliothèque !

Des énigmes, quelles énigmes ?
Le lynx aussi peu curieux que ses congénères se posa sur son séant et pencha la tête. S'il avait su parler il aurait répondu qu'il n'était qu'un guide dans les galeries.
Il les aurait même prévenu qu'une partie du temple s'était effondré et qu'une autre avait élue domicile à 1200m d'altitude quand un bout de montagne avait chuté 1200m plus bas.
Mais il n'était qu'un animal, porteur du message d'un dieu. Plus exactement, en cet instant il était seulement nommé guide touristique. Sinon, on lui aurait donné un moyen de s'exprimer.

Léchant son bout de patte avec beaucoup d'attention, il releva soudain la tête et s'enfuit dans le temple. Vous ne l'avez pas entendu, vous ? Des sabots réguliers, légers, à l'extérieur du temple... Le félin n'avait pas envie de décevoir le dieu qui lui avait donné sa mission, c'est toujours compliqué après.

Deux couloirs plus loin, le lynx s'allongea bien droit au croisement de deux couloirs. Il avait un petit problème : les deux couloirs étaient fermés par deux portes en pierre noire.

Voiz s'ébroua, et les morceaux de magnétite tombèrent de son corps en un bruit de tonnerre. Bien que mal à l'aise, elle était au moins débarrassée de ce poids, et les encouragements nonchalants d'Uriel avaient quelque chose de réconfortant.

Le grand félin qui leur faisait face, en revanche, ne fournit aucune réponse à l'ange. Peut-être n'était-il pas doué de la parole, mais son attitude, du moins, était éloquente.

- Il semble nous inviter à le suivre, dit Voiz, non sans une certaine appréhension. Après son expérience souterraine, elle se sentait peu encline à explorer les mystères du temple dévoilé.

Elle emboita cependant le pas au lynx, bientôt précédée par Uriel, qui ne semblait guère plus enthousiaste. Le sol, les murs et le plafond scintillaient de particules de magnétite, privant à nouveau le golem de son sixième sens. A mesure de leur progression, l'obscurité envahissait le tunnel, et arrivés au bout du premier couloir, une obscurité presque totale s'était installée, brisée seulement par le rougeoiement des yeux de l'esprit. Les deux explorateurs avançaient à l'aveugle.

Au second couloir, Voiz faillit percuter le lynx assis au milieu du chemin. Un embranchement se présentait à eux, scellé par deux larges portes.

- Je crains que tu n'aies raison, Uriel, soupira l'esprit. Cela ressemble fort à une nouvelle énigme.

Elle s'approcha pour examiner la porte de droite. La lueur rouge de ses yeux éclaira la gravure d'une créature cornue dont l'espèce lui échappait, mais aucune poignée ou système d'ouverture n'était visible. Réticente à l'idée de toucher la porte, manifestement essentiellement composée de magnétite, Voiz préféra aller observer sa voisine.

Sans grande surprise, elle y trouva la même gravure en miroir.

- D'après nos informations, ce temple pourrait être bâti entièrement selon une logique de symétrie, dit Voiz en se tournant vers Uriel. Il est donc probable que, comme le mécanisme de l'entrée, chaque action appliquée à une porte ait une incidence directe sur l'autre.

Avant de croiser celui d'Uriel, son regard éclaira un panneau de pierre aménagé au croisement.

- Et ceci doit être la clef pour les ouvrir, dit-elle en reportant son attention sur l'objet en question.

Cette énigme-ci s'avéra plus facile que la précédente: deux pierres étaient disposées face à face sur le panneau, et il suffit à Voiz de les toucher pour s'apercevoir qu'une partie infime de chacune d'elles était entièrement constituée de sel.

Ayant passé l'essentiel de son existence en montagne, Voiz connaissait la prédilection des caprins pour ce minéral, et leur habitude de lécher les pierres pour y accéder. Elle fit donc pivoter chacune des pierres de sorte que le sel soit orienté vers les naseaux des deux gravures adjacentes, tout en relatant ses observations à voix haute pour le compte de ses deux compagnons; et par simple plaisir de parler après son confinement.

Trois secondes s'écoulèrent, puis, dans un grondement sourd, les deux portes coulissèrent pour disparaître derrière le panneau de pierre. On pouvait entendre l'écho de sabots au loin. Voiz avisa les deux entrées avec circonspection.

- C'est embêtant, dit-elle en se tournant vers Uriel. Si d'autres obstacles de ce type nous attendent, il n'est pas à exclure qu'il faille exercer une action simultanée dans ces deux couloirs pour progresser. Crois-tu qu'il faille nous séparer? Disposerais-tu d'un moyen de communication à distance?