Danse avec les loups.

Le contact des mandibules sur ses phalanges provoquèrent chez Kallistrat un plaisir non dissimulé. Ah que ça faisait du bien de lui en coller une après l'avoir lamentablement manqué par deux fois. Pour un peu, il regretta presque de ne pas entendre le son si savoureux des os craquer. Il ne fallait pas croire, il était gentil en temps ordinaire le chaton, mais il fonctionnait à l'instinct. Et s'il parvenait encore à se tenir en société, il ne fallait pas le pousser beaucoup pour n'avoir plus affaire qu'à une bête sauvage. À ce stade, sûr qu'il serait incapable d'aligner deux mots. Seuls les grognements, les sensations, les odeurs primaient, et en cet instant, ce désir inassouvi de faire des charpies de cet irritant chien galeux. Il serra les crocs sur un sourire carnassier, et tout à son plaisir, en oublia de profiter de la situation. Grave erreur, car Marcus ne s'avouait pas vaincu par cette pichenette et reculait déjà, insaisissable comme le vent, agaçant encore le Chertan qui n'appréciait décidément pas de servir de paillasson...

Les fentes noires cruelles dans les iris émeraudes n'avaient pas lâché leur « proie ». Il était particulièrement vif pour un clébard. Presque plus qu'un chat. Mais il était sonné, et ça se voyait... ouh que c'était bon...

Ce constat passé – et même s'il était d'une indéfinissable satisfaction – l'heure n'était pas à la contemplation béate. Et les allées et venues du loup en disaient long sur ses intentions. Il réfléchissait ? Et puis quoi encore ? Kallistrat n'était pas décidé à lui laisser une minute de répit, quand bien même la douleur à son flanc le rappela à l'ordre et lui interdit d'agir immédiatement. Ce qui, bien entendu, fut à l'avantage de Marcus qui se lança aussitôt dans un nouvel assaut. S'il y avait bien une chose que l'on pouvait reconnaître au Loup-Garou, c'est qu'il était plutôt du genre têtu...! Et pas très original avec ça. À se demander s'il ne s'étaient pas emmêlés les pinceaux le jour de sa conception. Ils auraient plutôt dû lui refourguer le corps d'un Minotaure, ça collait plus avec sa manie de foncer tête baisser... Sauf que ce taureau-ci avait la fâcheuse habitude de révéler l'exacte intention de son mouvement à la toute dernière seconde. Et si Kallistrat n'avait pas été doté de l'observation vive des félins, nul doute qu'il s'en serait pris plein la tête dès le début... déjà qu'il n'était pas fier de l'accroc laissé à son flanc ! Un nouveau souffle fit frémir ses narines, prêt à toutes les éventualités, furieux qu'une animal sensé chasser en meute se dépatouille si bien en solo. Ça n'était vraiment pas pour l'arranger !

Pour l'heure, il le laissa venir à lui pour la troisième fois. Bof... il finirait bien par se fatiguer. Les bras écartés comme un de ces Goélands maladroits qui cherche à s'envoler – manquerait plus qu'il se mettre à pousser des « couacs » - il fonçait de nouveau. Et à le voir ainsi se précipiter sur lui, Kallistrat eut une idée tout à fait saugrenue... La dernière fois qu'il avait tenté une telle approche, il s'était retrouvé le nez dans le sable, et même s'il ne connaissait rien des secrets de ce que les autres appelaient « judo », il avait envie de tenter le coup, juste pour voir... alors il laissa Marcus venir, armé de son élan et de de la puissance qu'il mettrait très probablement à son offensive, se protégeant uniquement de ses deux bras devant sa tête massive. Eh ! On ne lui faisait pas le coup deux fois ! Le toutou avait les griffes acérées et quelques secondes plus tôt à peine, le Chertan avait bien failli finir décapité ! Alors il offrit ses avant-bras. Qu'il y plante ses crocs, si ça lui faisait plaisir...

Il sentit les doigts de Marcus lui gifler le visage et entailler la chair une nouvelle fois. Il s'y attendait un peu, même s'il fut furieux que ses bras n'aient pas suffit à parer le coup. Mais pas de hurlement cette fois-ci. Surtout, il savoura le corps de Marcus s'écrasant sur le sien. Sourd à sa douleur, et aveuglé par une gerbe de sang – son sang – qui lui obstruait la vue, il pivota. Comment c'était déjà ? Un peu comme ça, non ? Son épaule se plaqua contre le torse de son adversaire, puis il lui offrit son dos. Y'avait pas une histoire de bras aussi ? Si si, ça l'avait chatouillé par là. Par pur mimétisme et sans la moindre technique, il enroula vaguement son bras autour de la taille du Lycan, et pivota encore à s'en déboîter les jarrets, retournant l'élan du canin contre lui-même et poussant un grognement sous le coup de l'effort. Il venait de tout lâcher, et sans se soucier de savoir si l'autre allait effectivement mordre la poussière, ce fut à son tour de charger. Comme un chat sur une toute petite souris, il bondit, sa queue fouettant rageusement l'air dans son sillage, prêt à plaquer l'autre au sol et à planter ses crocs dans sa jugulaire...

Ben quoi...? C'est l'instinct qui parle...

***

Kallistrat ne pu retenir un nouveau grognement furieux, le nez pincé sur le constat qui s'offrait à lui : encore une fois, et malgré l'énergie déployée de sa part, son adversaire s'en tirait avec une pirouette, repoussant toutes les lois d'apesanteur, d'attraction, d'inertie, de physique et que savait-il encore. Aussi, au lieu de s'étaler lamentablement à ses pieds – ce qui, il fallait bien l'admettre, aurait été très au goût du Chertan – Marcus se retrouvait à tituber à peine, à l'autre bout de l'arène. Manifestement, son mimétisme de la technique de Wergeld n'était pas très au point ! Mais pire encore que cette déception, une rage dévorante faisait vibrer chacun de ses muscles, de ses doigts de pattes plantées dans le sable jusqu'aux babines qui en frémissaient furieusement. Marre, des évitements ! Kallistrat était venu pour se battre, et l'arène de Ciel était faite pour cela. Avait-il changé d'avis, le clebs ? Pour quelle raison était-il là, au juste ? Pour jouer à se transformer devant un public admiratif ? Pourquoi refuser le contact ? Pourquoi refuser le combat ? Pourquoi sans arrêt se faufiler entre ses griffes pour aller se mettre à distance ? Revenir. Repartir. C'était à lui en filer le tournis ! Il était là pour quoi, au juste ? Danser ? Parfait ! Il allait valser !

Alors le lionceau plongea, comme il avait de toute façon prévu de plonger pour maintenir le canin au sol... sauf qu'il n'était pas au sol... La position était idéale pour un petit sprint, si l'autre voulait jouer à ça. Pour l'heure, Kallistrat était trop agacé pour raisonner correctement, et il n'avait plus qu'une idée en tête : mettre les pattes sur Marcus et lui faire passer l'envie d'éviter l'affrontement. Aussi n'arrêta-t-il en rien sa course, petit Poucet d'argent semant derrière lui les miettes de son sang, sur le sable clair. Son souffle grave se faisait entendre par saccades, haletant déjà sous les rayons cruels du soleil. On n'avait pas idée d'avoir autant de poils ! Et là, alors que les spectateurs étaient supposés assister à une combat de Titans, retenir leur souffle et craindre pour la vie de l'un ou de l'autre, il y eut un éclat de rire général qui fit trembler les gradins. Car de leur place, ils assistaient à la scène la plus insolite qu'il leur fut donnée de voir lors d'un duel. Kallistrat, courant ventre à terre aux fesses de Marcus dans la ferme intention de le rattraper... le chat poursuivant le chien, et des gerbes de sable volant de tous côtés sous ses enjambées furieuses. Jusqu'à ce qu'enfin, le toutou se décide à l'offensive...

... ou pas...

Manquerait plus qu'il se mette à crier « barbatruuuc ! » à chaque transformation pour compléter le tableau ! Les nerfs à fleur de poils, le Chertan se sentait perdre totalement le contact avec le monde des créatures pensantes et réfléchies. Ne subsistait plus en lui qu'une démence indicible. L'autre pouvait se vanter le lui avoir fait péter une durite, comme on dit. Il plissa à peine les yeux. Un loup ? Un vrai ? Un rugissement de fureur mit fin à l'euphorie générale. Dans sa gueule, les crocs immenses luisaient, humectés de salive. Qu'il profite bien de la vue, le clébard. Pas les mêmes dents, hein ? C'est bête, les félins les ont plus longues. Héritage des Smilodons peut-être ? Jaloux ? Il pouvait ! La mâchoire claqua en se refermant, comme une menace. Un loup si petit entre ses griffes, c'était cadeau pour lui ! Mais emporté par son élan, Kallistrat ne pu freiner sa course à temps. En désespoir de cause, et parce que plus personne n'était aux commandes de son esprit là-haut, il estima pas trop mauvaise l'idée de ne pas ralentir, et de se laisser aller à percuter joyeusement son insupportable adversaire. Et peut-être même qu'au passage il aurait l'occasion de planter ses crocs dans un membre au hasard, et de l'arracher. Les règles précisaient « pas de mises à mort », mais nulle part l'homme-lion n'a entendu qu'il était interdit de repartir avec un bras dans la gueule !

Et devinez quoi ? L'autre, justement, se joua allégrement de la vitesse et de la corpulence du Chertan et lui fila entre les pattes pour la... Raaah ! Il ne comptait plus ! Il ne savait plus compter, de toute façon. Trop énervé pour ça. Et il hurla de nouveau lorsque les griffes vinrent élargir la plaie, sur son flanc. La douleur lui traversa le cerveau, faisant tomber un voile sombre devant ses yeux durant un court instant. Et cette fois, il freina... ou plutôt, ses pattes cessèrent de le porter en avant, comme si toute vie les avaient quittées. Mais même si sa fierté de Chertan était sérieusement amochée, il n'avait pas dit son dernier mot. Haletant – suffoquant presque – il tourna sa tête massive et ouvrit la gueule. Là ! C'était juste sous son nez, la queue du chien qui frétillait... il allait un peu la raccourcir, pour voir... Il ferma les yeux sans savoir si sa mâchoire avait pu saisir quoi que ce soit. La tête lui tournait horriblement malgré l'adrénaline du combat, et si Kallistrat s'était volontiers résigné à sa défaite contre Wergeld, jamais en revanche il ne s'avouerait vaincu par un sale clébard...

Non mais vous n'imaginez pas la honte, pour un chat...