Pwyll le chat noir

Les esprits du monde n’ont pas toujours été hostiles aux Hommes. Il fut un temps où nous vivions ensembles, où les forêts étaient la mémoire paisible du monde et où chacun pouvait y dormir en sécurité. Mais les Hommes nous ont volé le joyau des mers vertes du monde et cet affront éveilla en nous le pire et le mal.
Les esprits de la nature avaient une vie très différente de celle des mortels. Ils ne concevaient rien, ne produisaient rien, ne consommaient rien. Nous n’étions que marcheurs parmi les arbres, chanteurs parmi les vents.

Mais elle nous fit le don le plus précieux, le joyau de nos cœurs éthérés : les Hommes la nommèrent « enchanteresse ». Sa beauté était égale à sa bonté. Elle était la douce lumière des étoiles et le frêle tintement des feuilles à l’aurore. Esprit parmi les esprits, elle devint notre enfant, notre reine et notre gardienne. Dès l’instant de sa venue, elle captura nos cœurs et l’essence de la nature dans son regard.
Les forêts se replièrent sur elles-mêmes. La jalousie rendit nos ombres menaçantes, les arbres traitres, les racines glissantes… Nous craignions la convoitise des Hommes. Elle ne tarda pas à s’abattre sur nous.
Une nuit, un magicien plus téméraire que ses pairs vint dormir dans la forêt. Ma mission consistait alors à rendre son chemin plus tortueux qu’il ne l’était. Nous avions établi un principe simple : quiconque entre dans la forêt n’en ressortirait jamais. Mais cet Amarique était rusé comme un chat. Je sais de quoi je parle, puisque j'étais le chat noir de la forêt d'Ameronde. Le chat invisible, le roublard né sous le regard espiègle de la déesse qui voulait taquiner son éternel amour et ennemi...
Amarique me repéra avant même que je n’eusse commencé mon œuvre. Je n'étais pas fier d'être démasqué si tôt.
J’étais forfait et les esprits des bois veillèrent à me relayer. Mais une par une, il défie les intrigues, les énigmes et même les pièges dressés sur son chemin. L’Homme s’enfonça dans la forêt plus loin que le Tisserand lui-même ne l’avait prévue au tout début du monde.

La nuit tomba sur la forêt et Amarique s’endormit au pied d’un arbre. Les dryades allaient l’ensevelir quand l’enchanteresse les arrêta. Elle avait posé son regard sur l’être humain. Approchant son visage du bout des doigts, elle toucha la chair vivante et en fut terrifiée.
Mais sa terreur n’était pas assez grande pour s’enfuir. Elle était d’une force tout autre et nous étions désespérés de découvrir dans son chant qu’elle était tombée amoureuse.


Je vous épargne le reste de l’histoire, le magicien quitta la forêt avec l’enchanteresse nous laissant seuls et amers dans nos bois fait des ombres de la rancœur. Ces deux-là vécurent une autre vie, une autre aventure tandis que le mal gagnait nos cœurs abandonnés.

Mille ans plus tard, j’ai trouvé une Rêveuse au bord d’un lac. Mille ans à vivre dans un monde aussi sombre que la forêt de Ameronde m’avait usé jusqu’à l’os. C’est alors que l’oracle rêva de mon avenir. Elle parlait par énigme, de peur de trop en dire, mais au final nous étions d’accord sur un point. Je n’avais plus rien à faire dans ce monde. Elle ouvrit la porte qui devait m'envoyer là où j'aurais une utilité.

Comme tous les autres, j’ai pleuré le départ de l’enchanteresse puis cela m’était passé. J’étais un chat et mon cœur allait naturellement à la beauté de la Déesse. Puis, cet amour-là aussi m’est passé. J’ai traversé le portail avec le sentiment de n’avoir plus rien à accomplir de plus dans le monde du Tisserand.

J’ai trouvé un monde miséreux en arrivant dans l’Entre-Monde.
Je n’étais pas surpris de découvrir que les Hommes et leurs semblables n’avaient jamais été assez malins pour bâtir autre chose qu’un monde cruel et sale. Mais c’était un monde comme un autre et je m’y installais sans regret.
J’ai dit adieu aux beautés des forêts d’Ameronde et je découvrais un bidonville sans fin et une terre sauvage et dangereuse où les esprits sont loin d’y faire la loi.
Pourquoi pas, me direz-vous ?

Bien entendu, un chat noir qui peut se rendre invisible, ça attirait les convoitises…
J’ai donc vécu bien nourri et pas trop mal loti jusqu’à aujourd’hui. En échange de quelques menus services, car les Hommes ont cette manie de vouloir espionner leurs congénères, les voler et même les tuer.
Puisque je fais un petit mètre de long queue comprise, je me suis contenté d’être un informateur doué.

Ensuite, il y a eu d’autres problèmes, car l’Entre-Monde est une montagne de problème qui se déverse en continu du ciel !
La fermeture des miroirs, la construction d’une ville un peu plus propre –je dois avouer que je préfère la version comprenant des caniveaux et le recyclage des ordures- puis les sanctuaris. Ah ! Les Sanctuaris…
Ils m’ont rendu la vie difficile. Assez pour me convaincre de changer de métier dix-sept ans après.
Mais je ne sais pas faire grand-chose d’autre que d’aller fouiner… J’ai donc la vie devant moi pour trouver quoi faire de mes quatre pattes et comment me remplir le ventre.

Vous n’auriez pas une petite idée ?