[suite] Psylle pour Nahash

Uriel se battait en effet, mais pas vraiment contre le serpent.

Après sa dernière manœuvre, il avait voulu replier ses ailes et plonger pour laisser le champ libre à Myra et Ayame, mais un mouvement brusque du monstre avait provoqué une perturbation de l'air et l'avait envoyé bouler plumes par-dessus tête. Il serait parvenu à redresser s'il n'avait pas temporairement oublié l'effet de la potion cursive : son coup d'aile suivant avait été deux fois plus puissant que ce dont il avait l'habitude et il avait filé s'encastrer dans les branches hautes d'un arbre voisin.

Il reprit conscience quelques minutes plus tard, réveillé par Machin tirant de ses petites mains d'écureuil sur les mèches de cheveux qui s'étaient échappées de sa queue de cheval.

"Ca va, ça va !" râla-t-il, chassant son Hellors d'un geste maladroit.

Il avait un mal de crâne carabiné, et l'impression que la magie de la potion cursive s'était estompée pendant sa petite sieste. C'était peut-être pas plus mal. Il avait atterri sur une épaisse branche, la moitié du torse ballant dans le vide. Du feuillage s'accrochait à ses vêtements et s'était effondré sur son dos, et il perdit un temps précieux à se dégager (en râlant tout du long, évidemment).

Et juste au moment où il se redressait enfin, il y eut un grand bruit d'explosion et Uriel fut propulsé dans les airs avec la moitié de l'arbre. Il glapit de peur et entendit un cri d'oiseau - sans doute Machin - lui répondre. Uriel essaya de reprendre de l'altitude, mais il ne savait même plus distinguer le haut du bas. Il finit par atterrir lourdement à terre et roula sur lui-même. Ses ailes n'apprécièrent pas du tout d'être froissées de la sorte et il grimaça de douleur.

Il releva la tête, hébété. Il était tombé dans l'ombre du serpent, qui, heureusement, ne lui prêtait aucune attention. En tout cas jusqu'à ce que Machin, furieux, atterrisse devant Uriel, se change en panthère et se rue sur le monstre. Son coup de griffes entama à peine l'épaisse peau écailleuse, mais l'égratignure et le feulement rageur de Machin attirèrent son attention. Il tourna la tête vers eux et aperçut Uriel étendu à terre, couvert de poussière et de branchages.

"Maman," eut-il à peine le temps de dire.

Encore vif quand il attaquait, le serpent referma sa mâchoire sur lui et le souleva de terre. Uriel hurla comme un demeuré, persuadé qu'il était déjà mort et que son cerveau allait s'en rendre compte d'une minute à l'autre. Puis il réalisa qu'un bouclier d'écailles protectrices s'était formé sur sa poitrine et dans son dos, là où d'énormes crochets enduits de venin essayaient encore de le transpercer. Son titre Zelva, réalisa-t-il avec un temps de retard. Qui avait dit que ça ne payait pas d'être prudent ?

Le serpent émit un sifflement agacé. Il mit plus de force dans sa mâchoire, décidé à le broyer. Uriel aurait aimé recommencer à hurler, mais à cet instant, il réalisa qu'il avait une vue magnifique sur la gorge du monstre. Plutôt que d'utiliser sa foudre, il réussit à dégainer son pistolet à plasma et tira trois coups d'affilée droit dans les amygdales de l'horreur qui essayait de le boulotter.

Le serpent le lâcha aussitôt. Sa tête recula, la gueule grande ouverte et les yeux fermés de douleur ; son sifflement faisait à présent penser au son d'une outre percée. Tombant en chute libre, Uriel réussit enfin à reprendre son envol et s'éloigna de lui à tire d'aile, traumatisé.

Le paysage était chaotique, à la mesure du monstre qui nous envoyait tous dans le décor. En se retournant pour se charger d'Uriel, ses mouvements fragilisèrent une large surface qui ne tenait alors jusque là que par la résistance des bois et troncs morts empilés.
La terre se retourna autour du cratère que la queue avait creusé en s'abattant. Je n'étais pas mort écrasé j'avais plongé sur le côté pour l'éviter. La terre, les troncs, des corps et bien d'autres choses indistinctes volaient en tous sens.

La douleur couvrait les sons, les odeurs et les images. Mais elle ne pouvait dissimuler la branche pointue qui traversait mon bras droit. Je constatais le sang qui coagulait autour de la plaie lardées d'échardes. Ma gorge était nouée, sous le choc.
Quelque chose se passait dans ce calme relatif. J'ai regardé vers le ciel, le soleil caché par la tête du reptile. Il tenait quelque chose, quelqu'un qui ne se laissait pas avaler.
De la lumière. La créature partie en arrière. C'était ma chance.

Je brisais la branche au dessus de la plaie pour libérer mon bras. Serré contre mon ventre, j'abandonnais ma position pour trouver un abris.

De leur position, Ayame se remettait tout juste d'une attaque trop proche d'eux. Il jaugea sa coéquipière et dans un sourire lumineux et parfaitement déplacé il s'était remis en position.
Le serpent gueule ouverte et tombant était une cible parfaite. Son arbalète cracha trois boulons sans temps d'arrêt. Il s'empressa de charger les trois suivantes. là bas, un carreau se brisa sur la lèvre du serpent et les deux autres allèrent s'encastrer dans son palais.

-Myra, combien te reste-t-il de flèches ?

Il leva le regard vers Uriel. L'ange s'était le plus approché de la gueule du serpent. Peut-être pourrait-il...
Aussitôt il fit signe à l'ange, cherchant à le faire revenir vers eux. Il avait pris la moitié des flèches qui lui restait. Bien décidé à proposer un plan invraisemblable au seul membre du groupe ayant des ailes : Aller planter les huit flèches directement dans la gueule du serpent.

Accroupis derrière une branche à demi brisée, je déchirais la manche de ma veste pour dégager mon bras. La branche s'était si bien enfoncée dans la peau que je ne pus aller la chercher. J'y aurais laissé trop de morceaux. Je l'y laissais alors, mon tee-shirt enroulé sur la plaie et des dents je serrais le nœud qui devait faire cesser l'écoulement du sang.
Je tremblais de la tête aux pieds et je me sentais plus léger de trente kilos. Mon épée était quelque part sur la plaine retournée.
Alors je regardais Ayame faire signe à Uriel. Au devant le serpent retrouvait ses sens après le choc d'avoir été malmené par une proie si petite.

Spoiler:

Il fallut un moment à Uriel pour reprendre le contrôle de ses sens et apercevoir les signes d'Ayame. Il fila vers les tireurs, trop heureux de s'éloigner du monstre et de soulager ses ailes douloureuses de son poids. Lorsqu'il toucha terre, ses jambes sans force lui firent faux bond. Il tomba à genoux près du demi-elfe, le buste penché en avant pour soulager l'arc naturel de ses ailes qui les écrasait presque dans la poussière.

Il s'efforçait encore de cacher le tremblement de ses membres. Mais quand Ayame lui exposa ce qu'il attendait de lui, même ce dernier vestige de fierté vola en éclats.

"Tu veux que je fasse quoi ?" s'étrangla-t-il.

Il était livide et ses yeux si agrandis par l'horreur qu'on voyait tout le blanc autour de l'iris. Il aimait bien Ayame, il le respectait pour devoir composer avec un Maître aussi timbré sur les bords. Mais si la folie était contagieuse, il ne voulait plus rien à faire avec eux.

Il recula en balbutiant, fixant les flèches qu'on lui tendait comme si elles s'apprêtaient à prendre vie et le traîner jusqu'à la gueule du serpent. Tous les arguments du monde ne le convaincraient pas de se plier à un plan pareil. On le menacerait d'une arme qu'il refuserait quand même de s'approcher à nouveau de la tête de la créature. Il avait bien failli se faire dévorer vif, bon sang ! Il avait plus que fait sa part !

Ce fut un rugissement qui le fit taire. Il releva les yeux. Il n'eut guère le temps de s'étonner de la virulence de la peur qui le saisit, peur pour autrui cette fois.

Machin, brave, loyal Machin, avait vu son maître disparaître dans la gueule du serpent. L'en voir ressortir quelques secondes plus tard n'avait en rien apaisé sa rage, et malgré la futilité de ses attaques, il s'était jeté à l'assaut de la créature avec une fureur renouvelée. Il était allé jusqu'à se transformer en ours dans le vain espoir de faire plus de dégâts, griffant tant et si bien une portion d'écailles qu'il en avait fait de la bouillie sanguinolente. Mais le monstre avait fini par reprendre ses esprits, et ne demandait qu'à passer sa colère et sa douleur sur une proie naïve.

Uriel tourna la tête à temps pour voir une énorme queue écraser son compagnon, trop lent sous cette forme pour esquiver.

Quelque chose lui tordit violemment l'estomac et il sentit sa gorge se nouer. Un filet de voix chevrotant lutta pour franchir ses lèvres :

"Machin ?"

Aucun pépiement ne lui répondit. Aucun miaulement non plus, ni barrissement, ni...

Uriel arracha les flèches de la main d'Ayame. Il avala une gorgée de potion cursive, manqua s'étrangler dessus. Il s'arracha au sol dans une envolée de plumes grises maculées de poussière. Ses ailes tracèrent une longue torsade autour du serpent tandis qu'il prenait de l'altitude.

Lorsqu'une gigantesque tête se tourna vers lui, il rabattit les ailes et fila comme un boulet de canon au fond de la gueule ouverte, manquant de justesse les crochets venimeux. D'un geste furieux, il planta le bouquet de flèches dans le palais immonde au-dessus de lui.

Du dessous la scène avait quelque chose d'incroyable. Uriel à toute vitesse rencontrait la gueule du serpent qui s'ouvrait pour lui.
Tétanisé, je cherchais un signe d'activité. Ou l'ange venait d'être gobé comme un oeuf ou bien... L'animal balançait pesamment. ses paupières se fermaient et s'ouvraient comme s'il luttait contre le sommeil.
Il venait de dévorer la proie la plus coriace jamais vue de mémoire d'arcturien !

L'engourdissement se répandit dans toutes ses muscles, ses écailles devaient lui paraitre atrocement lourdes. Il bascula. Sa tête heurta le sol en provoquant un petit tremblement de terre. De la poussière alla recouvrir jusqu'à la cime des arbres. On n'y voyait plus à dix mètres.

L'oreillette grésilla et la voix d'Ayame recouvrit le bourdonnement de mon crâne et le vent.
Je l'entendais chercher Myra. Allait-elle bien ? La tête encore sonnée je me repérais difficilement, je craignais que le serpent ne soit tombé trop près d'eux.

-Aya ? Tu vois Uriel ? Pas de réponse.

L'oreillette bourdonnait à chacun de ses mouvements. Il l'avait perdu lorsqu'il s'était jeté au bas de leur promontoire pour se protéger des éclats qui volaient dans tous les sens après la chute de Nahash.
Il n'y avait pas que l'elfe pour se déplacer. Le serpent paralysé vivait encore, il était parfois pris de légers tremblements. Il cherchait à se défaire de l'étau chimique qui le maintenait au sol.

J'appelais l'ange en contournant le reptile pour gagner la tête.

Un roulement mécanique se rapprocha de notre position. Köjeyan, le rhinocéros porteur envoyé par Témari attendait déjà qu'on attèle le serpent.

Il y eut un instant d'hésitation pendant lequel ni Uriel, ni le serpent ne bougèrent. Puis Uriel sentit son estomac lui remonter dans la gorge et comprit que la tête du monstre était en chute libre. Il se cramponna de toutes ses forces à une dent jusqu'à ressentir un choc qui se répercuta dans tous ses os et le fit rebondir comme une quille dans la bouche de la créature, manquant l'envoyer bouler droit dans l’œsophage. Les mâchoires du serpent s'entrouvrirent sous l'impact et il roula à l'extérieur.

Il lui fallut quelques secondes pour reprendre ses esprits. Il se releva maladroitement, sonné, et toussa quand la poussière envahit ses poumons. De l'autre côté du nuage de débris, il entendait faiblement les voix de ses coéquipiers qui essayaient de se regrouper. Il tourna les talons et partit dans la direction opposée.

Lorsqu'il rejoignit finalement ses compagnons quelques minutes plus tard, près de la tête de l'Arcturien, son visage avait viré au vert-de-gris et ses traits étaient tirés sous la couche de salive et de terre qui le maculait de la tête au bout des plumes.

Il avait trouvé Machin. Et renoncé à creuser une tombe. Il n'avait pas l'estomac assez bien accroché.

Wergeld, Ayame et Myra s'en étaient tirés, au moins. Sales et exténués, mais vivants et en bonne forme relative, si l'on exceptait le bras de Wergeld qui suintait de sang.

Quand ils se tournèrent vers lui, Uriel ouvrit la bouche pour lancer une réplique sarcastique. Ne trouva rien à dire et la referma. Il s'éclaircit la gorge.

"Bon... J'imagine qu'on attache cette saloperie au tas de ferraille ?"

Sa voix était rauque. Il aurait voulu retrouver tous ses pouvoirs l'espace d'une minute pour réduire le serpent géant en tas de cendres. Mais il était juste un ange castré, et il ne pouvait que ramener cette horreur écaillée à sa garderie où on lui donnerait une tape sur les doigts et le laisserait dormir pour un nouveau pan d'éternité. Il s'empara rageusement d'une chaîne et se mit au travail.

L'ange se détacha des décombres, Ayame s'exclama d'une joie non dissimulée à le voir revenir. Il redoutait d'être le responsable de la perte d'un de nos équipiers, voir Uriel fit taire son cœur paniqué. Il s'autorisa à complimenter le groupe, nous avions fait du bon travail.
Il avait raison, en quelque sorte.

Le serpent serait paralysé pour un petit moment qui devrait nous suffire à le ficeler au porteur.
J'empoignais une chaine à mon tour.

Rejoins par le semi-elfe qui constatait à son tour la morosité de notre héros du jour. Parce qu'il était très intelligent, il su qu'il devait se taire. De toute manière, nous étions tous fatigués, même Ayame le bien heureux n'avait plus la force de sourire paisiblement et de rassurer tout le monde. Comme moi, il se mit au travail pour terminer ce que nous avions commencé.
Il m'aida à utiliser une branche sous le corps du serpent pour en faire un levier. En réalité, il m'indiquait où la placer pendant que je faisais les efforts.
Les moments où toute ma force était à peine suffisante étaient rares. Mon bras pouvait me lancer, je serrais toujours les dents pour soulever un bout du serpent. Juste assez pour le faire rouler à moitié sur une chaine qu'on extirpa de l'autre côté avant qu'il ne retombe sur son ventre raidis.

Une heure entière fut nécessaire pour enrober le rôti. On fixa les extrémités aux anneaux de Köjeyan et le rhinocéros de bronze commença à tirer le monstre, nous emportant par magie au pied du volcan d'Arcturus.

Cela ne me rassurait pas de devoir remettre les pieds là dessous. J'hésitais avant de m'engouffrer dans le tunnel à la suite du groupe. Il fallait voir ça comme un signe d'amélioration. Nous allions remettre en cage pour toute l'éternité l'un des monstres du pic. Déjà au devant de l'entrée de la caverne on installait une stèle gravée d'images présentant les créatures. Nous devions nous assurer que tous ceux qui viendront ici dans le futur sauraient que là dessous dors des monstres qu'il ne faudra jamais réveiller. Elles sont nos prisonnières jusqu'à la fin des temps.