L'espoir est un doute déguisé.

-Hum...

Je lui cédais le passage volontiers, le cyliong lui-même s'écarta en entendant l'androïde passer le pas de la porte le premier. Je ne sus comment réagir. Xénon avait l'air de quelqu'un qui a pris une décision, sans savoir laquelle. Un air sérieux et partagé à la fois. Du moins c'est ce qui me vint aussitôt à l'esprit.

La monture ne pouvait voir mais elle sentait bien qu'on allait se promener. Rien de tel pour qu'elle me pousse du museau cherchant à me faire presser le pas. Après des semaines de cavales à travers champs, il se sentait à l'étroit dans le temple. La force de ses poussées manquèrent de me faire trébucher plus d'une fois, si j'avais moitié moins dormi j'aurais laissé la trace de mes dents sur le sol du temple !
Pour la première fois je regrettai de ne pas lui avoir donné de nom. C'est pratique, un nom, pour rabrouer une bestiole pressée.

En gagnant la chambre, je ne récupérais que ma veste encore humide et mon arme. Le paquetage ne serait pas utile pour une reconnaissance rapide. Et j'avais l'essentiel : les titres et l'épée.
Fixée dans mon dos, l'arme pesait assez lourd pour couper court à l'impression de légèreté qui me tenait depuis le réveil. C'est mieux d'être bien ancré dans le sol.
Je me sentais plus fort ainsi, moins vulnérable. Ayame pense qu'avec tout ce métal et ce poids mort sur mon dos, je suis un peu moins humain. Pour lui qui vient de Tern, je deviens une sorte de prédateur. C'est une opinion que je partage. L'arme change ma perception du monde, car la porter veut dire qu'il sera bientôt l'heure de s'en servir. C'est ainsi que je rangeais l'étalage de mes affaires dans le dortoir afin de laisser la place libre à des voyageurs pouvant arriver en notre absence, affichant sur mes traits un air concentré.
Je n'ai pas envie d'être un chasseur aujourd'hui.

En recherchant l'androïde je me suis même dit qu'on pourrait changer un peu de conversation. Un thème plus léger nous détendrait tous les deux.
Une idée me traversa l'esprit alors quand je le vis je lançais sans réfléchir une question qu'il a déjà dû entendre cent fois :

-T'as jamais essayé d'être humain ? Avec des noix, je veux dire.

Car moi je pouvais devenir une machine. Les noix mécaniques étaient dans un tiroir et dépasseraient leur date de péremption longtemps avant que je ne me décide à tenter cette drôle d'expérience.

Spoiler:

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Xénon profita de son court détour par sa chambre pour reprendre contenance. Il s'efforça de remiser l'incident dans un coin de sa mémoire pour l'analyser plus tard. Wergeld ne devrait pas avoir à supporter un compagnon maussade parce que Xénon ne pouvait s'empêcher de déterrer le passé en sa présence. Il boucla la large épée dans son dos et le pistolet à sa ceinture et reprit le chemin de l'entrée du temple. Malgré sa résolution, il était d'humeur songeuse quand il retrouva Wergeld.

La question de l'humain le surprit assez pour qu'il cesse de ressasser des bouts de raisonnement décousus. Il haussa les sourcils.

"Des noix ?" répéta-t-il, tant cela semblait venir de nulle part.

D'accord, il avait par le passé eu quelques conversations sur le sujet avec des collègues, mais il n'avait jamais sérieusement envisagé la question. Ce n'était guère qu'une curiosité pour lui, rien de plus. Il eut un sourire un peu penaud.

"Je n'ai jamais essayé, non. Comment dire... Vu de ce côté du miroir, ça paraît un peu angoissant. Une créature biologique est un organisme tellement complexe, une fusion d'organismes si divers, opérant tous à des niveaux et sous des formes différents. Pour un produit de la technologie, une créature aussi sophistiquée qu'un humain semble être une sorte de matrice de chaos à peine contrôlé, et la vie sous toutes ses formes rien de moins qu'un miracle de hasard."

Il avait haussé les sourcils haut sur son front et fixait le vide avec une sorte de fascination incrédule. Ils quittèrent le temple et prirent pied sur le sable de la plage, encore humide de la tempête de la nuit. Sous le ciel d'un gris clair uniforme, la mer était encore agitée par un vent insistant. Xénon cligna des yeux pour revenir au sujet de départ.

"Tout ça pour dire que l'idée est assez intimidante. Et puis, les créatures biologiques ont tellement de besoins, et les humains... enfin, sans vouloir te vexer, il me semble qu'il faut un certain courage pour se transformer en quelque chose de moins solide et de moins fiable que son corps de base."

Il détourna les yeux avec un sourire gêné, mesurant l'embarras qu'il y avait à dire une chose pareille au Maître du Miroir des humains en personne. Par ailleurs, il savait que bon nombre de citoyens de Ken tentaient l'expérience au moins une fois dans leur existence.

"Ou peut-être que c'est juste moi," ajouta-t-il, pensif. "J'ai passé quelques années à combattre pour gagner ma vie, après tout, mes routines se sont pas mal adaptées pour considérer le maintien de mon intégrité physique comme une priorité. Devenir moins fort et moins résistant..."

Il jeta un regard perplexe à sa main. Une main d'humain, en apparence, jusqu'aux lignes de sa paume. S'il devait un jour essayer, les changements esthétiques ne seraient pas très marqués...

Son visage exprimait bien assez son désaroi devant la question que tous ses discours. Qu'en il eut fini, je gardais un sourire amusé et des fossettes espiègles creusaient mes joues.
Je me retins de rire. Le fond de l'air était frais. Sous ce paysage apaisé depuis la tempêche nocturne, il me sembla que rien ne pourrait nous arriver aujourd'hui.

-Tu as déjà bien réfléchi à la question.

Il y avait pensé.

-A t'entendre, je me demande pourquoi les humains ne sont pas tous devenus des créatures mécaniques !

Peut-être pour ne pas surpeupler Ken ou seulement parce que :

-...On doit avoir peur de changer.

Mes paroles étaient totalement décousues. Lorsque je m'en rendis compte nous atteignîmes quelques rochers à demi-ensevelis sous le sable. La mer les avait tapisé de coquillages brisés et d'algues sombres séchant déjà dans l'air salé.

Avisant nos pas dans le sable, piétinés par ceux du Cyliong qui nous suivait docilement, je remarquais la profondeur de ses traces et leur espacement plus sûr.
Moins à l'aise en terrain meuble, mes pas se faisaient plus courts. Ils penchaient légèrement sur la droite, je dois être déséquilibré par l'épée. Ses pas à lui étaient plus profonds.

-Mais tu gagnerais en légèreté. Si tu mangeais des noix tu pourrais te croire capable de voler, plaisantais-je en revenant sur le bon chemin.

Je venais de m'apercevoir que ces noix étaient peut-être le moyen temporaire de combler les lacunes de chacun. Protéger sa mémoire, améliorer ses chances de survies en zone sauvage, résister au temps... Toutes ces choses que les autres créatures peuvent faire et pour lesquelles les humains sont souvent incapables de trouver une solution.

Tout ça pour en venir à ce constat : je n'étais pas vexé le moins du monde. Après tout, on ne me classait pas comme un humain mais un humain mutant. Mes prouesses physiques ne sont dues à aucune magie, ce qui rend d'autant plus compliqué de savoir ce qui entre ou pas sous mon miroir.

Pourtant, si un humain tentait l'expérience ce serait poussé par la curiosité ou la nécessité. Même si les androïdes étaient conçus sur un modèle humain, il était bien trop logique.
Tout ce qui manquait à ma vie ces derniers temps. Ces dernières années même.

Je sentais la vague revenir au bruit qu'elle faisait dans ma tête. J'avais abandonné ma chance la veille au soir, j'avais choisi de céder mon tour à quelqu'un qui en avait vraiment besoin. Sans m'être posé la question. Je l'ai fais tout en sachant que je ne reviendrais plus en arrière. C'était ma dernière dose courage consummée pour sauver un gamin malade.

S'il devenait humain, il pourrait faire comme moi. Reléguer les mauvais souvenirs et s'accrocher aux choses tangibles avec l'espoir d'oublier un jour. De seulement, oublier d'y penser et ne plus y revenir.
Un autre androïde m'avait fait remarquer que pour une machine à la mémoire parfaite c'était un anachronisme. Ils ne peuvent oublier.
Avoir des doutes jusqu'à la fin. Si la fin arrive un jour.

Le Cyliong s'était éloigné. Plongeant sa crinière entière dans une vague il l'en ressortie pleine d'eau et un poisson au teint verdâre en pleine gueule.

-J'ai oublié de le nourrir...

J'ai envie de dire : chaque chose en son temps.
On est vraiment capable d'oublier n'importe quoi !

"Voler... C'est une idée," dit Xénon, amusé.

Vision rare, Wergeld semblait de très bonne humeur. Xénon repoussa les dernières traces de sa mélancolie et les boucla fermement sous clé - façon de parler, il n'allait pas s'amuser à crypter des données non persistantes, mais l'intention était là. Wergeld était arrivé au temple dans un état lamentable, émotionnellement plus encore que physiquement ; à présent, l'ombre dans ses yeux semblait distante et sa conversation était légère, sans arrière-pensées. Si Xénon avait eu le moindre rôle à jouer dans cet heureux changement, il ne pouvait que s'en réjouir et s'efforcer de le préserver.

Il suivit le regard de Wergeld vers son Cyliong.

"Pauvre bête," dit-il avec un rire bref. "Vu comme tu prends soin de toi, je ne suis pas étonné que ce genre de choses te sorte de la tête."

Ce qui ne se voulait en rien un reproche. Il ajouta d'ailleurs :

"Je crois qu'on fait tous les deux de piètres propriétaires. Ma Palmapluie n'a pas à se plaindre de mourir de faim, mais je suis à peu près sûr qu'elle me déteste. Puisque tu parlais de voler... je pense qu'elle, au moins, me serait très reconnaissante si je prenais des noix et perdais quelques dizaines de kilos de temps en temps..."

Il coula un regard amusé à Wergeld, puis gravit en deux enjambées une crête de rochers qui surplombait le sable. Il fit du regard un tour d'horizon, l'oeil alerte, mais ne vit rien de menaçant ; ni zombies, ni loups... Rien d'autre qu'un Cyliong qui pêchait son déjeuner et un humain qui n'était pas encore revenu à 100% d'efficacité, mais qui était au moins sur le bon chemin.

"C'est compliqué de prendre soin d'un être vivant, non ?" fit-il remarquer, ce qui était autant une continuité de leur sujet de conversation précédent que de celui-ci. "Je préfère mes motos, c'est plus salissant mais plus simple..."

Les vagues en se retirant laissaient leur empreinte dans le sable. Une ligne sombre séparait la grève en deux. Elles emportaient avec elles les traces de l'animal les oreilles tournées vers l'eau cherchant les poissons malheureux que le courant avaient transportés jusqu'au rivage.
Les falaises étaient marquées par la tempête, des éboulis rocheux tapissaient leurs pieds. Une partie déjà avait été emportée par les marées.

J'ai levé les yeux jusqu'à lui sur son piédestal, la lumière égale de ce milieu de journée me fit monter les larmes aux yeux. Une main dressée en visière, j'ai cherché une répartie qui ne soit pas un retour en arrière. Les discours tristes étaient épuisés depuis la veille. Il avait si bien changé mon humeur qu'au souvenir des jours passés je sentais une terrible crainte de me perdre à nouveau.

Il me suffisait de le regarder pour ne plus y penser. A le voir comme ça entre les ombres des falaises et la lumière pâle de ce ciel couvert, j'étais contaminé par sa jovialité.

-Ça ne m'étonne pas, pourtant tu t'en sors très bien avec les choses vivantes et en mauvais état.

Le compliment était gratuit. J'étais reconnaissant d'avoir retrouvé ma faculté de penser et de prévoir l'avenir. Il y avait tellement de choses à faire, assez pour occuper des mois entiers. Bien plus encore pour reprendre la route avec ou sans peine.

Je le rejoignais à mi-chemin sur le promontoire. De loin je lui aurais donné les traits d'une statue vivante. De près, il me paru plus vivant que jamais. J'ai détourné le regard. C'était trop impoli, même pour moi, de dévisager ainsi quelqu'un.

Le regard renvoyé vers les falaises, un léger malaise se fit sentir quelque chose manquait sans aucun doute.

-Les carcasses des loups qu'on a évincé hier ont disparu, ce n'est pas étonnant avec les goules. Mais les morts qui se sont échoués ont aussi disparus de leur point de chute.

La tempête avait déchainé la mer, ça expliquerait la disparition des corps qui devaient fleurir les fonds marins. Mais dans le doute...

-Ils sont tombés un peu loin du rivage pour avoir été emportés, eux. Du moins, c'est le souvenir que j'en ai. Continuons un peu sur les falaises.

Éloignons-nous du temple encore un peu.

Spoiler:

Surpris, Xénon eut un sourire flatté. Il n'avait pourtant pas fait grand-chose, à part lui offrir un peu de compagnie et s'efforcer de le garder en un seul morceau. Il hocha la tête à la suggestion de Wergeld.

"Comme tu veux. Les loups ne devraient plus être une menace..."

Pas en plein jour, par temps clair, après tous les membres que la meute avait perdus la veille... Et avec Wergeld à peu près stable sur ses deux jambes.

Xénon suivit la ligne de rochers sur laquelle il était perché jusqu'à ce qu'elle retombe dans le sable. Il sauta lestement sur la plage, laissant des empreintes profondes dans le sol humide.

"Dis-moi," demanda-t-il avec un coup d’œil en coin pour Wergeld, "à quoi le Maître de K'ouen passe-t-il ses journées quand il n'est pas occupé à parcourir toute la Zone Extérieure, explorer des ruines au cœur d'un volcan ou combattre un monstre ou un autre ?"

Wergeld était un bourreau de travail... Mais Xénon espérait qu'il avait quelques passe-temps un peu plus reposants.

Ils gravirent les falaises par un autre chemin que la veille. Le sentier était étroit et l'orage l'aurait rendu trop dangereux durant la nuit, mais il serpentait à flanc de falaise et offrait une meilleure vue de l'océan. Xénon aimait l'utiliser quand il avait le choix. Il nota qu'une petite portion de la saillie s'était effondrée, le forçant à bondir par-dessus le trou. Son processeur fut traversé par un rappel de ne pas aggraver les déchirures mineures dans sa peau synthétique. C'était toujours agréable de n'avoir à se soucier que de rapports à priorité basse ; pas de danger de mort, pas d'alerte de dégâts pour lui hurler dans la tête.

L'océan était traversé de griffures immenses. Des trainées blanches surplombant les vagues. Elles couraient jusqu'au rivage.
La hauteur, la falaise sur laquelle le vent rôde, l'odeur de l'iode et le bruit des vagues. L'éclat de la lumière sur la mer. Je sentis mes yeux s'irriter, mes paupières se fermer.

Il faisait frais la première fois et lourd comme un soir d'orage. La maison embaumait le sel, remplie par le seul son de l'eau s'écrasant contre les rochers vingt mètres plus bas.
Ce souvenir. C'était une suite d'images en noir et blanc. Je ne distinguais son visage qu'en contour lumineux exposé aux rayons lunaires.

Portant une main à mon visage, je frottais mes yeux, la tête basse. Comme ce chemin éboulé, la falaise avait cette allure là dans mes souvenirs. Quand on regardait en bas, il y avait des rochers au sol et la mer pour les avaler.

-Je...

Penaud, je le rejoignais de l'autre côté. Ma mémoire revint au temps présent avec une exactitude terrifiante.
Mes passe-temps. Je ne faisais rien. Les jours de repos étaient consacrés à des visites au sanctuaire et à dormir. Manger équilibré. Nettoyer et entretenir l'équipement. Les emplettes quand c'était nécessaire.
Je ne faisais rien d'autre que dormir. Ou bien... Avec lui, parfois, nous occupions ce temps perdu autrement.

-Je n'ai pas vraiment de temps libre.

Je ne fais pas de sport et je ne tricote pas.

-C'est un truc de rat des villes ça, non ? Fis-je dans un rire bref.

Le temps libre c'est pour tous ces gens qui ont un emploi du temps bien fait. Mon agenda s'appelle Aube et Crépuscule. Je travaille même de nuit...
Faisant mine de réfléchir sincèrement à la question, je fus bien obligé de constater que je ne faisais rien d'intéressant de mes journées en ville. Cette fois j'étais bon pour me sentir vraiment gêné.

-Je ne sais pas, je n'ai jamais eu de passe-temps ou de hobbies. J'ai été élevé dans des endroits comme celui-là. Il n'y a pas de télévision, les voisins m'ont inscrit dans leur régime alimentaire et ma cuisine c'est un réchaud et une casserole cabossée.

Cette casserole avait même déjà servie comme bouclier...

-Ah ! Si ! Je lis des fois. J'aime voyager en monture plutôt que par perçant et les journées sont longues. Surtout quand ma monture a décidé de prendre son temps.

Le Cyliong resté en bas était une masse souple au bord de l'eau.
Je ne craignais pas les loups, l'animal était bien assez gros et affamé pour réduire le reste de la meute.
Cette activité saine pour l'esprit n'en était pas moins réalisée au cours du travail. Même lorsque je m'arrête dans une auberge je ne fais rien d'autre que dormir, manger, repartir travailler. Je crois que je mange autant que je dors. C'est peut-être ça mon activité favorite.
Qu'est-ce que ce serait si je ne dormais pas !

-Si j'avais autant de temps que toi à occuper, je crois que je ne saurais rien faire d'autre que retourner chasser.

Spoiler:

Ç’avait sans doute été trop espérer, mais Xénon fut tout de même déçu. Il aurait aimé savoir que Wergeld avait d'autres passions dans la vie que de taper sur des monstres... Enfin, cette existence devait lui convenir puisqu'il la menait depuis si longtemps. Mais Wergeld semblait presque embarrassé de n'avoir aucune bonne réponse à offrir à sa question, et cela le fit sourire.

"Je t'imagine bien en gamin sauvage, poussant comme de la mauvaise herbe," plaisanta-t-il.

Non pas qu'il faille y voir là une insulte. Pour Xénon, la détermination des "mauvaises" herbes à survivre et prospérer envers et contre tout forçait l'admiration. S'il avait possédé un jardin, il aurait été envahi par les pissenlits et les ronces. Pourquoi chercher à discipliner quelque chose qui fonctionnait très bien par soi-même ?

Il gravit les derniers mètres du sentier sans penser à expliquer sa remarque. Un coup d'oeil circulaire ne révéla rien de plus que la falaise humide et la lisière de la forêt où quelques arbres malmenés par la tempête gisaient contre leurs voisins. Il continua vers le site de leur bataille nocturne en jetant un coup d'oeil amusé à Wergeld. Il n'avait pas pensé qu'une question aussi innocente provoquerait chez lui une si longue réflexion.

"Quant à moi, je ne lis même pas. Du moment qu'il existe une version numérique d'un texte, je le télécharge et compulse les données. La vie d'un androïde est passionnante," avoua-t-il avec une pointe d'auto-dérision. "Je peux te faire la lecture de mon encyclopédie la prochaine fois qu'on voyagera ensemble, si tu veux. Effet soporifique garanti."

En supposant qu'ils voyageraient un jour ensemble... Mais puisqu'ils semblaient si bien s'entendre, ce jour arriverait bien, non ?

Xénon remarqua quelques ossements fraîchement nettoyés éparpillés parmi les rochers. Il dégaina son pistolet, juste au cas où.

"On a retrouvé la piste des zombies, je dirais."

Il s'agenouilla et saisit délicatement un os. Le peu de viande qui s'y accrochait encore était décoloré par la pluie et marqué par des coups de dents trop émoussées pour correspondre à la dentition d'un loup.

"Ca fait un moment qu'ils ont terminé leur repas."

Je le savais ! J'avais oublié de préciser un détail essentiel. Si je n'avais pas de temps libre ce n'était pas que la chasse me plaisait plus que d'aller au cinéma ou de siroter un bon vin. Il s'agit de la conséquence directe d'un seul et même fait : je suis un chasseur de monstres.
Avant la fermeture des miroirs, chasser les monstres était soit un métier qui rapportait gros, soit une vocation. Cette passion naissait d'une nécessité, celle de protéger tous ceux qui vivent dans ce pays de fous.
Si je chasse sans relâche c'est parce qu'il y a des personnes qui comptent sur moi pour le faire.

Embarrassé qu'il me croit tout juste bon à taper sur tout ce qui bouge je fourrais mes mains dans mes poches et le suivi sans mot dire jusqu'aux débris.
A vue d'oeil le festin avait été fameux. Je parcourais les alentours du regard, cherchant ce qui pouvait dénoter dans ce paysage. Rien ne bougeait, ou plus exactement, rien qui ne provoque une production accélérée d'adrénaline. Tout me semblait paisible, endormi après avoir essuyé une terrible tempête.

-Je pue la chair fraiche à dix kilomètres avec mon bras blessé, s'ils étaient encore là, ils nous auraient attendu en haut du chemin, fis-je en regardant les os.

Je n'était certain de rien. Les zombies étant des créatures lentes et peu intelligente, l'air marin renvoyant mon odeur vers l'intérieur des terres, j'avais encore une chance de me tromper lourdement. Il se pourrait bien qu'ils soient en chemin.

-Et je n'entends rien.

Pas de râles,de branches brisées. Malgré la houle, quelques oiseaux diurnes piaillaient au loin, juste assez fort pour être audibles. Au pied de la falaise le Cyliong ne me semblait pas perturbé le moins du monde, lui et son ouïe trois fois plus puissante que les nôtres réunies auraient dû entendre quelque chose. Si il y avait bien quelque chose à entendre.
Là encore je pouvais me tromper. Au bord de l'eau le fracas des vagues et l'air s'engouffrant sur la terre avait vite fait de rendre sourd.

Je ne dégainais pas mon épée, trop lourde j'avais peur qu'elle ne fatigue mes bras. Au moins avais-je conscience de ne pas être au meilleur de ma forme.
Lui en tout cas n'avait pas hésité une seconde, il se préparait déjà.

-Vraiment tu n'as pas le comportement d'un prêtre.

C'était dit avec le sourire. Quelqu'un d'aussi rapide à prévoir une situation potentiellement dangereuse, aussi apte à réagir, j'aurais voulu qu'il travaille pour K'ouen.
Quelques os et cartilages étaient éparpillés pour s'enfoncer vers la forêt. Je fis quelques pas dans cette direction tout en songeant à quelque chose de tout nouveau.

-Avec les goules et une saison humide assez déplorable, j'ai vu pas mal de migrations étranges ces derniers temps. En fait, ces problèmes nouveaux poussent des groupes de prédateurs à s'éloigner de leurs régions natales.

Plongé dans une réflexion prenante, je prononçais alors que je touchais le premier arbre :

-Si c'était des zombies, on aurait dû retrouver bien plus que quelques os. Les goules mangent jusqu'au décès de la victime, dès qu'elle est morte, ils abandonnent la proie. C'est pour ça qu'ils sont si nombreux, les victimes deviennent des mort-vivants parce qu'elles sont suffisamment complètes pour le devenir. Pour que les os soient si bien nettoyés, je me demande s'il n'y a pas quelque chose d'autre dans le coin...

Et si ça ne ressemble pas aux marques laissées par une mâchoire lupine, le problème était de savoir ce qui avait fait ça.
En tout cas, j'étais très fier de prouver que si je savais manier mon épée, je savais aussi me servir de ma tête. Certes, je n'étais pas prêt de lui tricoter une écharpe, mais il y a encore de l'espoir !

Spoiler:

Spoiler:

Pas le comportement d'un prêtre ? Xénon jeta un coup d'oeil surpris à Wergeld. Il se ressaisit avec un sourire.

"Je ne suis pas sûr qu'il y ait un comportement standard parmi les prêtres de l'Entre-Monde. J'imagine que K'ouen sait qu'on a de tout parmi nous, pas vrai ?" plaisanta-t-il. "Même un ange défroqué et un espèce de gros chat squelettique. Alors un androïde avec un flingue..."

Sa bonne humeur retomba quelque peu lorsque Wergeld pointa la faille dans son raisonnement. Lui qui ne connaissait des zombies que quelques légendes sans queue ni tête de son monde natal aurait peut-être préféré rester dans l'ignorance.

"Autre chose ?" répéta-t-il, une nuance de frustration dans la voix. "Je vais finir par me demander si le temple n'attire pas tous les prédateurs à portée. Moi qui étais venu ici pour chercher le calme..."

Il laissa retomber l'os qu'il tenait et essuya sa main sur son pantalon. Il rejoignit Wergeld en scrutant les ombres de la forêt d'un œil alerte.

"Tu as une idée de ce que ça pourrait être ? Ces coups de dent ne me semblent pas correspondre à ceux d'un carnivore, on pourrait s'attendre à ce que ce qui les a produit ne soit pas dangereux... Peut-être une créature qui serait devenue carnassière par nécessité ou par folie ?" hasarda-t-il.

Le sommet de la falaise était rocailleux et même en s'enfonçant sous les arbres, Xénon ne vit pas d'autre trace de leur créature mystère qu'une poignée d'ossements éparpillés sur le sol dur. De loin en loin, des pieds humains - ou mort-vivants - avaient laissé des empreintes dans un carré de terre humide. A part ça...

"Je suis un très mauvais traqueur," avoua-t-il en se tournant, un peu penaud, vers Wergeld.

De sa carrière de chasseur de monstres, il avait surtout retenu comment être le bras armé et le bouclier de ses partenaires moins résistants. En fait de chasse, il était surtout expert en survie et combat...