Quand le loup n'est pas là...

Tout me va tant qu'on ne reste pas près de cette machine avec un trou dans le ventre... Je l'ai suivi en silence et machinalement je récupérais l'arme qu'il me donnait, avant de comprendre qu'il espérait que je m'en serve.
Voir des gros durs faire cliqueter leurs pistolets dans le hall de la bibliothèque à longueur de journée, c'est très très différent d'avoir à le faire soi-même. Déjà, je m'attendais pas à ce qu'une arme soit si lourde !
Ma fierté me conseilla de me taire et de garder l'engin... Mon petit doigt me dit, en revanche, que ce n'est pas forcément une riche idée que de me confier un pareil instrument de mort. Quant à Carine, il n'était pas contre l'idée d'une sieste, mais après avoir étripé tout ce qui bougerait dans ces caves...

Sur l'échelle, je me retrouvais derrière Xénon à prier les dieux de bien vouloir m'épargner, encore une fois. Dès que je vis l'androïde, et son paquetage pendouillant dans le vide, gigoter beaucoup trop pour ma sécurité, ma première idée fut de redescendre quelques marches... Oh puis, pourquoi pas ne pas retourner carrément au sol ! Xénon tomba. J'évitais de peu de prendre un gros tas de métal sur le dos en plongeant sur le côté. Quand je retrouvais mes esprits je jurais que quelque chose descendais de l'échelle. C'était invisible, mais le bruit restait inchangé.
L'homme invisible, un pied sur le sol, libéra la créature. Je n'eus le temps que de crier un "non" vain qu'elles s'enfuyaient par la sortie de secours...

Je me précipitais à leur suite. Sans réfléchir une seule seconde si c'était la meilleur chose à faire et si Xénon me suivait...

Elles étaient bien plus agiles que moi sur une échelle. Mais dommage pour elle, Carine les reniflait, des odeurs fortes pour lui, inodore pour moi. Dans mon esprit, déchainé, il était ivre de rage. Une boussole interne qui aboyait dans l'oreille de la bonne direction.
C'était ainsi sur une dizaine de mètres, jusqu'à ce qu'elles se séparent... Et l'animal fut bon pour une migraine. Qui de l'invisible ou de la bête voulait-il pourchasser ? La créature était dangereuse, il doutait avoir le dessus, l'autre était impossible à évaluer.
Il choisi la gauche : l'invisible. J'ai toujours dis que ce cabot était trop curieux...

Spoiler:

"Je te croyais plus souple que ça, Xénon ! Regarde-toi, on dirait une tortue sur le dos."
"Si Monsieur voulait me voir toujours retomber sur mes pieds, Monsieur aurait peut-être plutôt dû acheter un chat."
"Ce n'est pas la question. Tu as fait un tel vacarme en tombant que j'ai cru que j'allais te retrouver en pièces détachées. Allez, debout !"
Une main gantée de cuir se tendit vers lui. Au bout de ce bras bien-aimé, le visage était flou.

Son processeur fonça tête la première dans le verrou posé sur ses souvenirs, l'en tirant avec un sursaut. Juste à temps pour voir Eva disparaître en haut de l'échelle. Il cria son nom, mais elle ne dut pas l'entendre. Jurant, il se releva avec difficulté et s'élança à sa poursuite.

Il se souvenait de son maître lui tendant la main, ce jour-là. Xénon s'était relevé sans la prendre. A l'époque, il s'était dit avec résignation que le maître devrait cesser de faire ce type de gestes inutiles, comme s'il oubliait que Xénon était trop lourd pour lui. Il avait fallu qu'il le perde pour réaliser que son maître avait tout simplement été inquiet pour lui. Il aurait donné n'importe quoi pour revenir en arrière et prendre cette main.

Xénon ressentait rarement la colère, mais soudain, il avait très envie d'en découdre avec quelque chose qui lui rendrait ses coups. Il s'arrêta là où il avait vu Eva hésiter, tout aussi indécis qu'elle. Avait-elle simplement perdu la piste un bref instant, ou leurs agresseurs s'étaient-ils séparés ? Et même si c'était le cas, pouvait-il se permettre de laisser Eva affronter même l'un d'eux seule ? Il eut une brève vision d'une falaise à pic et décida que non. Sa partenaire était déjà blessée, il fallait qu'il veille sur elle.

Mais alors qu'il s'apprêtait à prendre lui aussi la gauche, la créature de tout à l'heure surgit de nulle part et lui bondit à la figure. Il eut tout juste le temps de lever un bras pour se protéger le visage. Elle y planta ses crocs métalliques, si profondément que le processeur de Xénon résonna aussitôt de messages d'alerte et qu'il perdit toute connexion avec son avant-bras et sa main. Il trébucha sous le poids de l'énorme rat et percuta un tuyau avec un grand "clang" métallique.

La créature rouvrit la gueule et essaya de s'attaquer à sa tête. Xénon virevolta et la plaqua au sol par le bras blessé auquel elle s'agrippait. Elle se mit aussitôt à lui labourer le torse avec ses pattes arrière. Xénon roula sur le côté pour sauver sa prise de chargement. Ils luttèrent encore quelques instants avant qu'il ne réussisse à refermer la main sur la queue épaisse de la créature. Il se redressa et, avec un rugissement de rage, utilisa toute sa force pour balancer le rat contre un mur, puis contre le sol. La bête couina une dernière fois et s'immobilisa, du sang s'écoulant de sa gueule.

Xénon ne savait pas s'il l'avait tuée, mais il ne s'en souciait guère. L'altercation avait à peine entamé la surface de sa colère. Son bras droit pendait contre son flanc, presque inutile, et plus d'une dizaine de déchirures dans sa peau synthétique avaient mis à nu les circuits. Il lança un diagnostic système sommaire, mais n'attendit pas les résultats avant de reprendre son chemin en courant. Il traînait sa victime derrière lui par la queue, et elle laissait une traînée de sang sur le sol.

"Eva ?" appela-t-il, inquiet.

Un cri.
Je fendis les airs les quatre fers dans le mauvais sens. A comprendre par là que je venais d'effectuer un vol plané méritant un dix sur dix aux olympiques de deltaplane... Pour en arriver là, j'avais commis une suite d'erreurs impardonnables.

Première. J'ai fais confiance à un loup dématérialisé dans ma tête, sans savoir si son comportement n'influençait pas sévèrement mon jugement.
Deuxième, j'ai choisi de prendre en chasse la seule créature qu'on ne peut pas voir, moi qui ne sait pas me battre.
Troisième, j'ai surestimé la masse de mon corps et mon poids sur le sol...

J'atterris au fond d'une allée, roulant sur moi-même jusqu'à ce que la base d'une machine absorbe mon élan. Tout était noir, et quand les couleurs revinrent devant mes yeux, elles étaient floues, un mélange à vous donner des nausées. Mais la sensation la plus étrange venait de mon ventre qui avait pris de plein fouet le coup et déversait à présent un puissant goût de bile et de fer dans ma gorge.

Là, c'est ma quatrième erreur. J'aurais dû rester dans ma bibliothèque. Supporter une gazelle trop pipelette c'est une sinécure face à ça.

Quant à ma cinquième et dernière erreur, j'ai oublié que s'ils étaient deux, ils pouvaient bien être trois... Ou Quatre. Ou mille, qui sait !
J'ai poursuivi un bon moment la créature invisible, elle faisait des tours et des détours pour perturber l'odorat du loup. Le stratagème ne fonctionnait pas, jusqu'à ce que Carine s'arrête de renifler notre proie pour m'indiquer la présence de quelque chose d'autre... Je su à quoi il pensait au moment de recevoir un coup. Lourd et puissant. Assez pour me soulever du sol et me renvoyer dans les nuages.

Quelque chose me releva par la tignasse, et ce quelque chose ne respirait pas. Son cœur ne battait pas non plus. Et ses bras étaient puissants. Assez pour me soulever sans s'essouffler. J'ai agrippé de mes mains nues la gaine protégeant une évacuation de gaz brûlant. Mes ongles s'enfoncèrent dans l'épais caoutchouc, mon autre main décoinça la manivelle auquel j'espérais me retenir... Le gaz fut soudain expulsé droit vers le ventre de mon adversaire.
Et cette fois, ce fut lui qui hurla. La combinaison de camouflage s'altérait, entre ça et la charge électrique qui s'échappait de l'appareil, l'immense créature trébucha en se contorsionnant dans quelques efforts vains pour contrôler à nouveau ses membres. Je n'aurais su dire s'il s'agissait d'une machine ou d'un homme... Car pendant ce temps, j'étais retombée sur le sol et je rampais pour m'éloigner de la fuite.
Du gaz condensé coulait sur le sol et finissait de m'abîmer les mains et les bras.

C'est là que j'ai entendu Xénon m'appeler.

Ce fut un combat entre moi et Carine. L'animal refusait clairement l'aide de Xénon. Ni dieu ni maitre, voilà ce qu'il voulait faire valoir. Se faire aider, c'est être dominé. Et ce rapport de force, jamais le loup ne pourrait l'accepter. Je le fis taire en plaquant mes mains rougies sur mes oreilles, pour tenter de garder ma raison intacte, et j'ai juste crié :

-Ils sont plusieurs Xénon !

Ils se cachaient dans ces souterrains. Armés de camouflages et qui sait quelles autres armes. Peut-être des dents métalliques comme celles de l'énorme rat ?

Plusieurs. La colère le quitta, remplacée par un pragmatisme froid. Xénon était solide, bien plus que la plupart des êtres organiques, il savait se battre et il avait pas mal d'expérience dans le domaine ; un, deux agresseurs, ils pouvaient les aborder avec arrogance. Plus que ça, et invisibles qui plus était ? Il lâcha le gros rat qui pendait derrière lui et sa course inquiète se transforma en pas prudents et silencieux.

Il dégaina son épée sans un bruit. Son bras blessé contrariait un peu son sens de l'équilibre, son processeur compensa automatiquement. Heureusement, malgré son poids, il avait déjà l'habitude de manier la grande lame avec une seule main.

Il se faufila lestement derrière une machine, les yeux et les oreilles aux aguets. Il avait l'expérience de la chasse pour lui. Bien qu'il aurait voulu rejoindre Eva au plus vite, il avait déjà trahi sa position en appelant la jeune femme. Quel agresseur invisible ne serait pas ravi d'en profiter ? A plusieurs et vêtus de combinaisons de camouflage, ils s'imaginaient sans doute en position de force. Et pourtant, une seule personne avait pris le risque de venir libérer la bête qu'Eva et Xénon avaient capturée. S'ils avaient attaqué tous ensemble, avant qu'ils ne soient conscients de leur présence, ils auraient clairement eu l'avantage.

Ce désaccord apparent pouvait peut-être leur être utile. Tapi dans l'ombre d'une machine, sans même le son d'une respiration pour le trahir, Xénon observait le corps immobile de la créature. Il n'eut pas à attendre longtemps. Bientôt, il vit des morceaux de décor bouger. Le temps qu'il dénombre deux personnes, l'une d'elles se précipita vers le rat. Elle avait la même carrure que la personne qui avait propulsé Xénon au bas de l'échelle.

"Toby !" souffla-t-elle, catastrophée.

On aurait dit la voix d'un jeune garçon. Son compagnon l'attrapa par l'épaule et voulut l'entraîner dans l'ombre.

"Qu'est-ce que tu fiches ?" murmura une voix rauque, mais féminine. "On ne sait pas où est l'autre tas de ferraille, tu t'occuperas de ta bête plus tard."
"Toby a un nom," rétorqua le garçon en se débattant. "Et sans lui et ses dents, vous seriez bien embêtés ! Lâche-moi, il a besoin de soins !"

Xénon aurait bien aimé les écouter plus longtemps, leur dispute aurait pu révéler plus d'informations. Mais Eva était sans doute en danger. Il ne l'avait pas entendue utiliser le revolver ; il espérait que c'était parce qu'elle ne voulait pas courir le risque de s'en servir, et non parce qu'elle en était devenue incapable.

Xénon se faufila dans le dos de la femme et du garçon. Avant même qu'on s'aperçoive de sa présence, il avait balancé le plat de sa lame contre ce qui lui semblait être la tête de la femme. Le coup fit mouche et elle s'écroula, sonnée. Le garçon laissa échapper un cri étranglé et Xénon vit un mouvement confus qui voulait sans doute dire qu'il s'apprêtait à sortir une arme. Xénon voulut l'assommer comme sa complice mais il évita le coup, rapide comme une anguille, et brandit un poignard. Tenue dans une main invisible, on aurait dit que l'arme flottait toute seule en l'air.

Xénon fit un bond en arrière et se retrouva juste à côté du gros rat - Toby. Peu importe. Il leva son pied comme pour appuyer sur la gorge de la créature.

"Lâche ton arme," intima-t-il.

Le poignard trembla en l'air. Le garçon paniquait. Mais au lieu de faire ce qu'il disait, il cria de toute la force de ses poumons :

"Chrome !!"

Xénon devina que c'était le nom d'un autre de ses complices. Vite, avant d'oublier la position de la femme inconsciente, il voulut utiliser la pointe de son épée pour déchirer sa combinaison de camouflage. Mais le garçon interpréta ça comme une menace et lui bondit dessus avec un cri de désespoir.

Spoiler:

*Chrome. Alors c'est ça ton petit nom ?*

La combinaison à moitié fondue révélait la stature impressionnante d'un semi-géant. Son visage toujours invisible, je l'entendais grogner de rage quand il me loupait de peu. A son ventre, une tache rouge interminable dans la pénombre, la plaie saignait son abdomen et déversait ses vaguelettes brillantes à chaque fois que Chrome s'évertuait à m’aplatir.
Il avait face à lui, une louve blanche, qui se faufilait entre la tuyauterie compliquée. Je bondis sur le côté, sa barre de fer arrachée à un périphérique informatique s'enfonça d'une dizaine de centimètres dans l'enchevêtrement de circuits mis à nus. Il rageait de ses deux mètres levés de ne pas réussir à m'attraper.

Je passais derrière un conduit dissimulant, à l'oreille, un écoulement de liquide de refroidissement souillé. Chrome me cherchait. Il tenait son gourdin à bout de bras et se positionnait tel un gladiateur statufié. Il me chassait.
Mes griffes pianotaient sur le métal... J'étais repérée.
La louve grise se jeté sur lui, mes dents se refermèrent sur sa lèvre supérieur et abîmèrent sa narine droite. Une vilaine égratignure déchira sa pommette avant qu'il ne me repousse à deux mètres de là. Je glissais si loin que j'en percutais quelque chose de mou. De mou, de chaud, qui puait le sang frais.
La tête engourdie par ces vols planés successifs, je sautais sur mes pattes en titubant, emmêlées entre les membres d'un Toby encore sur le sol...

Un couinement. Mon coeur battait fort dans ma poitrine et mes poumons refusaient de se remplir totalement. J'imagine que mes côtes ont obtenu un quartier libre surprise... Je ne vis pas de suite Xénon et le gamin, surtout lui encore invisible, ce dernier s'était seulement laissé distraire par mon arrivée aérienne.
Je piétinais son compagnon, je ne voyais pas, de mes yeux de loups si peu efficaces, le corps évanouie d'une femme qui me fit trébucher une nouvelle fois et couiner un peu plus.
Carine pris le relais. Un pelage sombre se répandit sur ce corps lupin, gonflant avec les grognements puissant de la bête décidée à survivre.

Car Chrome arrivait, grandi par l'élan et le gros de la combinaison déchirée, sa tête libérée présentait un faciès creusé au ciseau, de minuscules dents sur une mâchoire immense. Des cheveux courts sur un front interminable. Les sourcils joints, et le reste de la vision de mon monstre encadrée des épaules du géant.
Carine aussi pris de l'élan.

Le géant ne voyait pas la femme sur le sol. Il se fichait du rat et avait vite oublié le gamin et Xénon. Il voulait les chiens. Il buta contre le corps évanoui. Carine saisit l'occasion, se projeta au cou du chasseur. Les rangées de canines s'enfoncèrent dans la chaire si tendre et le sang afflua. Par torrent dans la gueule de l'animal.
Chrome, fou de douleur et dans un instant de panique nous arracha de son torse et nous rejeta sur le sol.
Mais il était trop tard, il se tenait la gorge, parlant par borborygmes inondés de couleur sombre.

Mon loup cherchait la femme. L'enfant. Il sentait, voyait, Toby et le sang encore abondant. Il en avait sur le poils et sous les pattes, de quoi l’enivrer de folie furieuse.

Spoiler:

Xénon avait beau être plutôt bon, maîtriser un adversaire paniqué et invisible sans le tuer ou le blesser grièvement était un défi à ses capacités. Le garçon s'était de toute évidence laissé embarquer dans cette histoire ; bien qu'il soit complice, ce n'était pas de lui qu'était venue l'idée d'attaquer Cerclon, et il était jeune et se faisait simplement du souci pour son animal. Sans compter qu'il serait probablement le coupable le plus facile à interroger, avec un point faible aussi évident. Xénon ne voulait pas lui faire de mal, mais l'idiot ne lui facilitait pas la tâche. Une fois n'est pas coutume, la taille de son épée était plutôt un désavantage pour parer les coups de poignard désordonnés qui pleuvaient sur lui.

Xénon gardait une oreille tendue pour tenter de percevoir l'approche du complice que le garçon avait appelé. Il s'avéra qu'il n'avait pas besoin de se donner tant de peine : des grognements et des coups sourds s'approchèrent, jusqu'à ce qu'il entendît quelque chose atterrir derrière lui avec un couinement. Le poignard hésita en l'air un bref instant, et Xénon en profita pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule.

Un loup gris ! Qu'est-ce que ça voulait dire ? Eva se transformait en louve blanche, Carine était un loup noir. Est-ce que c'était encore une autre entité qu'elle ne lui avait pas présentée ? Mais non : un instant plus tard, le pelage du loup fonça brusquement et Carine apparut dans toute sa splendeur. Sans doute une forme intermédiaire, dans ce cas.

Rassuré quant au sort de sa partenaire, Xénon revint à son combat. Le poignard hésitait encore, et il ne fallait pas être devin pour penser que le garçon avait peur du grand loup noir, surtout que la bête se trouvait juste à côté de son précieux Toby. Xénon entendit de gros pas lourds derrière lui - le fameux Chrome qui chargeait Carine ? Il fallait qu'il se dépêche d'en finir pour aider Eva si elle en avait besoin.

Il para encore quelques coups de poignard, puis le garçon, qui pouvait voir l'autre combat se dérouler, poussa un cri de détresse. Xénon profita de sa distraction pour balancer le plat de sa lame pour l'assommer, exactement comme il l'avait fait pour sa complice. Le garçon s'effondra d'un coup. Xénon donna un coup de pied dans son poignard, qui disparut dix mètres plus loin dans l'ombre entre deux machines. Puis, plutôt que de marquer la position de l'enfant, il se retourna d'un bloc, sentant que quelque chose n'allait pas.

Bien lui en prit. Le géant nommé Chrome était mourant, la gorge déchiquetée. Il vacillait en se cognant dans les machines, essayant désespérément de ralentir le flot de sang, mais Carine l'ignorait déjà. Xénon vit le regard fou du loup qui parcourait le sol, cherchait ses proies invisibles, s'attardait sur la carcasse immobile et ensanglantée de Toby.

Xénon fit un pas en avant et se mit prudemment en garde, espérant retenir son attention. D'autres victimes étaient inutiles. Leurs ennemis étaient temporairement hors d'état de nuire, ils devaient ramener ceux qu'ils pouvaient pour l'interrogatoire, pas les achever. Il observa la bête incontrôlable. Carine l'avait déjà écouté une fois. Parce que ç'avait été dans son intérêt, d'accord, mais cela semblait prouver qu'il comprenait le langage, non ? Qu'est-ce qu'on disait à un loup assoiffé de sang ?

"Ce sont mes proies, Carine," dit Xénon. "Le rat, la femme et l'enfant, c'est moi qui les ai combattus. Mes proies."

Il ne voulait pas avoir à affronter le loup et risquer de blesser Eva plus qu'elle ne l'était déjà, mais il le ferait s'il le fallait.

Un puissant grondement fit trembler sa poitrine. Sur ses canines coulaient des filets de salive et de sang.
Son esprit dégageait deux sensations différentes : la rage et la douleur.

*Tu es un charognard maintenant ? Un vulgaire coyote qui bave sur les charognes vouées aux corbeaux ? Es-tu tombé si bas...*

Il se déporta sur le côté, sa fierté blessée, s'éloignant du corps invisible et de Toby. Il sentait l'enfant couvert de sueur et de peur. Le sang du géant l'entêtait. Mais il s'arracha aux effluves, expirant brusquement l'air de ses poumons.

Il s'éloigna. Un pas.
Il ne quittait jamais Xénon des yeux, comme si l'androïde était un danger éminent. Une position défensive suffisait à attiser son envie de se battre.
Deux pas.
Mais les loups se lassent vite. S'il n'a pas l'avantage, Carine préférait s'écarter, assez pour s'enfuir. Son poitrail accusait les côtes cassées, il ne tiendrait pas une autre confrontation.

Mais s'enfuir où ? Dans ma tête. A l'ombre d'une énorme machine vers laquelle un filet de sang s'était propagé, sa fourrure disparue.

Cette re-transformation fut si longue que je crus y passer le reste des jours.
Parce que le temps me semble plus long quand la douleur me vrille le corps entier.
L'adrénaline disparaissait de mon sang et les endorphines commençaient tout juste à atténuer ce qui me vaudrait une bonne hospitalisation lorsque nous serons sortis d'ici.
Le loup ne couinait pas, moi oui.
Je serrais mes bras sur mon corps, sentant l'arme de Xénon fichée dans une poche. Je n'aurais pas eu l'occasion de m'en servir, c'était peut-être mieux ainsi, qui sait si je n'aurais pas touché l'androïde au lieu des autres avec toutes ces combinaisons !

-Cette fois, je n'irais pas plus loin...

Par pitié dis-moi qu'on les a tous eu !
Une énigme subsistait cependant, à quoi servait de faire des trous dans les machines ? Fabriquaient-ils leurs propres combinaisons d'invisibilité ?

Le loup reculait pas à pas. Xénon ne s'autorisa à se détendre que quand Carine se blottit dans un coin et amorça son étrange transformation de loup à humaine. Puisqu'il ne pouvait pas aider Eva dans l'immédiat, il revint à ses prisonniers. Il retrouva la femme et le garçon en tâtonnant par terre avec sa main valide, comme un aveugle, et déchira la capuche de leurs combinaisons d'invisibilité, à défaut de savoir comment les désactiver. Le garçon était un adolescent d'apparence humaine, avec un visage filiforme et constellé d'acné. Il estima son âge autour de 14 ans. La femme, en revanche, était une Li. Bien que bipède, son visage tenait plus du chat sauvage que de l'humain.

Eva avait terminé sa transformation. Xénon releva la tête en l'entendant, compatissant et inquiet. La pauvre était dans un état préoccupant.

"Donne-moi deux minutes et on remonte. On aura assez de ceux-là pour les interroger, et même s'ils sont plus, on n'est pas en état de s'attaquer à d'autres complices."

Ce serait déjà bien assez compliqué de remonter tout ce petit monde. Tout en parlant, il se coula aux côtés de Chrome le géant, qui gisait dans une mare de sang, et chercha en vain des signes vitaux. Sans connaître sa race exacte, il était impossible de savoir s'il était vraiment mort, mais Xénon allait devoir prendre le risque de le laisser là. Il n'avait qu'un seul bras opérationnel, deux personnes inconscientes et deux blessés à ramener à la surface, sans compter l'androïde qu'ils avaient trouvé plus tôt et un (à priori) cadavre. Et plus de ceintures pour entraver ses prisonniers. Il commençait à se dire que demander du renfort aurait été une riche idée. HK aurait été ravi de la bagarre... mais il n'y aurait sans doute plus eu un seul coupable vivant à interroger.

Il hésita un instant. Le garçon resterait sans doute assommé jusqu'à ce qu'ils rejoignent les Sanctuaris et Toby était trop amoché pour poser des difficultés, mais si la femme se réveillait, vu ses traits félins, elle aurait disparu avant qu'il ne puisse faire quoique ce soit. Il dut se résoudre à enlever son T-shirt.

"C'est pas très professionnel, désolé," s'excusa-t-il à Eva tout à découpant le vêtement en lanières.

Il les utilisa pour attacher les mains et les pieds de la femme, qui commençait justement à donner des signes d'éveil, puis ceux du garçon. Il prit le reste pour confectionner un harnais de fortune pour Toby, qu'il passa dans son dos.

"Tu crois que tu vas pouvoir marcher jusqu'à l'ascenseur ?"

Il espéra fervemment que oui. Il pouvait charger le garçon sur ses épaules et prendre la femme-chat sous son bras valide, mais à moins d'en laisser un là, tout ce qu'il pouvait offrir à Eva était de prendre appui sur l'épaule de son autre bras. Mieux valait ne remonter qu'un seul prisonnier que laisser sa partenaire-là, cependant.

J'avais raison... Ceux qui fabriquent les androïdes si parfaits et si proches de l'être humain ont un grain, quelque part. A Varvandel, les robots sont des créatures de légendes, des choses bizarres, je l'ai déjà dit : des montagnes de métal aux allures de golem monstrueux, ils entrent dans la classe des dragons et des démons dans les histoires. Ou des trucs étranges qui pouvaient, rarement, poser un pied dans le vieux volcan protégé des dieux...
Pas très professionnel... J'étais assez en forme pour me sentir en sécurité une brève seconde et songer à des trucs de filles. Les dieux m'ont faite ainsi.

A mesure que je pensais, j'avais pris son levier métallique au géant mort. Pour ma part, des carotides déchirées valent une mort immédiate. Mais je ne suis pas une native de l'Entre-Monde pour rien... Je m'y cramponnais, au cas où.

Carine me fit savoir qu'après un tel carnage il aurait le droit à une semaine de liberté non stop dans la brousse. Je cédais sur deux jours, avec comme condition que j'aurais un droit de regard en cas de relation humaine imminente. Il gronda. Et s'en contenta.
La vie d'un loup dans la tête d'une femme...

-Je peux marcher, mes jambes ne sont pas cassées, le plus dur c'est la fatigue. Un bref rire un peu gêné plus tard, et toi tu es sur batterie aussi, non ?

*Nous ne sommes pas si différents. Je m'avance beaucoup, mais je dirais qu'on est quasiment pareil... Evidemment, je n'ai pas de câble de chargement ni de force surhumaine. En échange de Carine, je veux bien opter pour ces trucs là*

Courbaturées et pleine de bleus, mais tout allait bien. Je respirais assez bien compte tenu des dégâts internes. Et j'avais un goût de sang plein la gorge... Ça, je me gardais bien de le lui dire.
Je l'ai suivis, descendre l'échelle, retrouver le chemin de la sortie. Et ma foi, j'étais totalement inutile sans l'odorat du loup. Je crois même que avec Carine j'aurais été inefficace dans ce labyrinthe de métal. Ma boussole était limitée.

En marchant, je profitais de l'occasion pour discuter d'autre chose que de cette mission. Je voulais faire passer la douleur en second plan. La chaire de poule au moindre bruit suspect...

-Alors futur maitre de Ken... S'ils ne t'engagent pas, je me demande bien ce qui leur faut comme super Androïde !

Pour une fois que je faisais des compliments !

"Je suis à 19% de mon autonomie maximale... Je pourrais encore me battre un petit moment, mais c'est pas recommandé."

Il sourit à Eva, même s'il n'était pas tout à fait d'accord avec le parallèle. Lui pouvait continuer à évoluer à pleine capacité même quand son niveau d'énergie baissait, mais un humain devenait presque linéairement plus vulnérable et moins actif à mesure qu'il fatiguait. Eva était le genre de femmes qui n'aimaient pas dépendre de quelqu'un, cependant, il l'avait bien compris. Elle était déterminée à se montrer égale aux êtres avec qui elle travaillait, et il aurait été très inquiet si elle avait affirmé ne pas pouvoir aller jusqu'à la sortie sans son assistance. Ce qui ne voulait pas dire que la réponse inverse l'empêchait de s'inquiéter. Mais même s'il l'avait voulu, il n'était pas en situation de la balancer sur son épaule et de la ramener façon homme des cavernes.

Il se contenta donc de montrer le chemin, chargé comme un boeuf. Mine de rien, il ne lui fallut que quelques minutes pour descendre à 17% d'autonomie. C'est que son chargement pesait son poids. Il sourit, flatté, quand Eva reprit la parole.

"Merci, c'est gentil de ta part. Je ne voudrais pas mettre la charrue avant les boeufs, mais j'espère que l'affaire est effectivement bouclée. Je suis quand même heureux que tu aies été là, ton aide a été inestimable. J'espère que tu seras dédommagée pour tout ça, au moins ?"

Ce n'était pas vraiment le rôle d'une bibliothécaire d'aller enquêter dans les tréfonds de Magna, puis dans les entrailles de Cerclon, avant de devoir défendre sa vie contre quatre ennemis, quand même, si ? Elle avait même dû tuer l'un d'entre eux, ce n'était pas anodin. Xénon aurait bien aimé conclure l'affaire sans morts, mais elle n'avait pas eu le choix et il s'en serait sûrement moins bien tiré tout seul.

La femme-chat reprit conscience juste au moment où ils arrivaient en vue de l'ascenseur. On ne pouvait pas ne pas s'en rendre compte, elle se mit aussitôt à se tortiller comme une damnée sous le bras de Xénon, crachant et feulant. Elle essaya même de le mordre, mais lâcha aussitôt prise, tira la langue et plissa les yeux comme si on lui avait versé du jus de chaussette dans la bouche. Xénon jeta un regard fataliste sur les petits trous dans sa peau. Au point où il en était, une ou deux déchirures de plus...

"Ack ! Maudit synthétique !" éructa-t-elle. "De la ferraille avec un joli visage, et ça se prétend vivant !"

Xénon fronça les sourcils, soudain moins patient envers elle.

"Hé ! Tu veux vraiment que je laisse tomber ton complice ? Arrête de te tortiller ! Eva, tu peux appeler l'ascenseur, s'il te plaît ?"