Le loup dans la taverne

Heureusement pour eux deux, l'auberge n'était qu'à une rue de là. Cinq minutes à pied durant lesquelles elle garda le silence, le regard rivé sur la ruelle qu'ils traversaient.
Ne manquerait plus que d'autres loubards viennent les déranger.
Il n'était certain que Dinu Mihai arrive à garder son calme. Le prochain qui perturbera cette soirée finira avec plus de magnésium dans le sang qu'un vieux flash d'appareil photo ! Le probable malheureux fera même autant de lumière.

L'auberge était bondée de monde, comme toujours. Les pilliers de bar, ceux qui viennent dîner copieusement mais en toute convivialité. Ceux qui attendaient juste que la nuit passe pour se permettre de sortir d'ici.
Magna n'était déjà pas rassurant de jour, de nuit c'était comme de se noyer dans une mare de pétrole. Les pick-pokets en plus.

Dinu Mihai entraina Mynock vers une table. Celle-ci se trouvait presque au milieu de la salle et si bien entourée qu'un groupe de jeunes personnes riaient bruyamment non loin d'eux et faisaient assez de tapage pour leur éviter les indiscrétions.

-Ici, nous serons bien !

Laissant Mynock s'assoir, elle revint quelques instants plus tard après avoir commandé deux bières assez hautes pour tenir dix jours au moins.
Elle posa les chopes sur la table et retrouva ce qui était son expression la plus courante, un sérénité réhaussé d'un léger sourire à la fois sérieux et sans signification.
En sécurité relative dans l'auberge, ce que souhaitait la banquière c'était en apprendre plus sur son client.
Plus elle en saurait sur lui, mieux ça vaudrait pour elle.

-C'est votre première nuit dans Magna ?

Déduction logique : la plupart des habitués ne se baladent jamais de nuit, sans arme, dans ce quartier mal fréquenté.

La taverne ne ressemblait pas à ce à quoi il s'attendait. En fait, elle semblait être hors de Magna, elle n'était pas en accord avec le reste du quartier. Il y régnait une douce atmosphère, l'ambiance était à la détente, à la chaleur humaine. Oh bien sûr si l'on cherchait bien on trouverait sans doutes des choses lugubres, des affaires malhonnêtes qui se trameraient, ou autres joyeusetés dans le genre. Mais pour l'instant Mynock affichait un sourire satisfait. Une bonne bière, une chaise confortable et en plus une jeune femme agréable à regarder. Que demander de plus ? Sirotant sa bière, il cherchait une réponse correcte à sa question, sans toutefois tout dévoiler de sa vie.

- Plus ou moins. Cela fait quelques jours que je traîne dans le quartier. Je me suis en quelques sortes perdu, et quand il s'agit de demander son chemin aux gens d'ici, mieux vaut avoir deux ou trois outils de torture pour les faire parler. J'erre comme un malpropre de rues en rues, cherchant une issue à ce dédale nauséabond et perfide.
Et vous ? Vous êtes une habituée des lieues ?

Il fit courir sa main sur la table, s'accordant un léger sourire. Sa réponse avait été parfaite.

Dinu Mihai ne savait si elle devait sourire sur ce jeune homme perdu dans Magna, sur la peau dure des résidents du quartier ou sur le côté malpropre.
Ou peut-être sur l'ironie de la situation. Elle était vêtue de blanc, comme toujours, d'un blanc immaculé et lumineux de la tête aux pieds. Elle était un rayon de lune perdu dans Magna. Une boule de lumière visible tel un phare embrasant la nuit.
Alors elle sourit. Ses lèvres pâles en s'étirant dessinèrent des fossettes sur ses joues.

-Mon travail m'a habitué à tous les milieux.

Magna y compris.
Personne ne se doute des sommes titanesques qui circulent dans les caves communicantes du temple des voleurs. Elle était la déesse des richesses de l'Entre-Monde après tout ! Elle pouvait faire couler l'or à flots, l'argent, le cuivre ! Et même le titane si cher aux êtres de Cerclons.
N'importe quel alliage précieux naissant dans sa paume d'une simple pensée.
Ici, elle était une vraie déesse avec le pouvoir extraordinaire de briller dans la misère.

-Mais surtout je n'ai rien à craindre à Magna !

Elle ponctua cette affirmation d'un hochement du menton. Après tout ce qu'elle avait dévoilé ce soir, il était clair qu'elle n'avait pas peur des ombres de cet endroit.

Comment pousser Mynock à se livrer un peu plus ?
Leur relation commençait très mal, elle l'avait sorti du pétrin en éradiquant un certain nombres de gros bras du coin. Mais il faut voir le côté positif, elle lui avait évité de rejoindre ses ancêtres au Paradis. C'est toujours ça de gagner.
Et puis, elle l'avait emmené à l'auberge. Ici on pourrait témoigné pour elle. Elle était accompagnée d'un jeune homme. Visible comme elle l'était nul doute que l'aubergiste se souviendrait d'elle. Elle avait trouvé une parade. Il était temps de se détendre.
Viendrait bien le temps où elle en saurait plus sur cette rencontre inopportune !

-Je vis à Tern, s'entendit-elle prononcer. C'est moins dangereux qu'ici. A part la forêt d'Ing, il n'y a aucun endroit plus risqué que celui là de toute manière !

Ing. Peut-être que la zone du dehors lui parlerait !

A l'évocation de la foret d'Ing il ne put réprimer un large sourire. Ing, ses arbres majestueux, protecteurs. Ing, forêt pleine de vie. Lieu de temps de fous rires, de promenades, de temps passé ensemble. Son sourire s’effaça soudainement. C'est fou la vitesse à laquelle un souvenir douloureux peut effacer une douce mélancolie. Ing, était un terrain de jeu. Maintenant, les arbres ne servent ne sont plus que des rappels, rappels des actes qu'à commis Mynock, rappels du sang qu'il a sur les mains. Mynock ferma les yeux, inspira un grand coup et les rouvrit.

- La forêt d'Ing est risquée pour ceux qui ne la connaissent pas. Sinon, elle..était..un havre de paix. Quand à Tern..C'est là bas que je me rends.Mais cette cité est tellement grande et vicieuse que je désespère d'arriver à Tern un jour.

Il l'observa minutieusement. Décidément, cette femme se révélait de plus en plus étrange. Elle semblait si irréelle, si..déplacée dans ces quartiers. Si sûre d'elle, alors que lui même doutait. Elle semblait si fragile alors qu'en réalité..
Il faut toujours se méfier des apparences. Toujours. Il était bien placé pour le savoir.

Grande. Immense même. C'est la complétion de 6 quartiers.

-Et encore, vous n'êtes pas allé aux Fumeroles ! Ce quartier se situe sous la surface il est aussi grand que les cinq autres !

Pour se perdre, il y a pire. Si ce garçon savait qu'en allant droit vers l'ouest il serait tombé sur Tern ou Northrives à coup sûr, il aurait évité beaucoup d'ennuis.
Un touriste.

-En tout cas, vous vous plairez sûrement en ville, c'est bien plus calme que la forêt Ing. Mais, mieux vaut éviter Magna, tout de même. A moins d'aimer l'architecture !

Ce trait d'humour était prononcé avec trop peu d'emphase pour le faire passer pour tel... Avec toute la patience dont elle pouvait faire preuve, Dinu Mihai commençait à perdre son sang froid. Son vis à vis était d'une prudence à tout épreuve. Quoi de plus normal, il avait vu cette même jolie femme se charger d'une bande de gros bras.
Ils se complaisaient tous deux dans des ronds de jambes insipides depuis plusieurs minutes. De quoi agacer la déesse, juste assez pour qu'elle se laisse tenter par une nouvelle approche.

Son sourire réhaussé d'un calme olympien, elle se pencha légèrement, prête à lui délivrer quelques confidences. Elle parla plus doucement.Sa voix à demi couverte par les vociférations venus des tables voisines.

-Vous ne verrez pas souvent des choses comme celles de ce soir tous les jours dans l'Entre-Monde. Sauf ici. Je ne souhaite pas avoir d'ennuis avec la justice pour vous avoir aidé, en échange, je sais que vous ne souhaitez pas vous créer des problèmes dès vos premiers jours en ville. Encore moins avec les sanctuaris. Alors, restons-en là pour cette histoire, d'accord ?

Pour une fois dans sa vie elle devait tenter de régler ses problèmes avec autre chose que : la force, la persuasion, l'argent ou les trois.

Les sanctuaris ? Sûrement une bande d'illuminés. Il y en a pas mal dans le coin. Fixant son interlocutrice dans les yeux, il acquiesça. Quelle femme étrange, que de mystères autour d'elle. Mais elle n'avait pas l'air d'être hypocrite, il devrait pouvoir lui faire confiance. Du moins pour l'instant. Mais lui accorder un début de confiance n'impliquait pas lui révéler sa véritable identité. Il pouvait rester Mynock le fragile encore quelques temps, et tant pis pour l'image qu'il renverrai.
Il avait appris à ses dépends que pour vivre heureux il faut vivre caché, ne jamais montrer qui l'on est vraiment, parce que les autres ne l'acceptent jamais vraiment. Il existe toujours une part de méfiance, de préjugé. Après tout, l'innocence n'existe pas, il n'y a que des degrés de culpabilité. Alors pourquoi risquer de gâcher des choses aussi précieuses que l'amour, l'amitié, avec la vérité ?
Il se souvint du regard de sa mère, sa propre mère. Ils partageaient le même sang, les mêmes racines. Elle l'avait mis au monde. Et pour elle, il n'était qu'un détritus, une vermine, une honte. Ne lui avait elle pas dit dès son plus jeune âge ? Élevé dans la haine et la peur, enfant du pêché , origine de tant de souffrance.
Stop. STOP. Tout ceci était finit maintenant, il entamait une nouvelle vie, il ne devait garder que les bons moments. Ceux passés dans la rivière à rire en s'éclaboussant. Et sous le grand arbre, la première fois. L'éclat de surprise dans son regard, le sourire timide, et sa main dans la sienne. Oui, tout ceci valait mieux que de se morfondre dans le passé. Ne pas penser à la fin c'est tout.

Un éclat de voix dans la taverne le ramena à la réalité. Il ne devait pas se perdre dans ses pensées comme cela. Il sourit à Dinu Mihai.

- Je vous remercie pour la bière. Je pense que je me suis trop attardé dans Magna. Je vais essayer de ralier Tern le plus vite possible. Encore merci pour tout.

Debout plus vite que son ombre, elle ne sut pas dut tout dissimuler sa joie. Rester ici ... C'était comme se complaire d'une nausée persistante.
Elle épousseta son vêtement pour se redonner bonne contenance et laissant courir son regard sur la salle, elle lui proposa de but en blanc :

-Mon chauffeur doit attendre à quelques rues d'ici, puis-je vous déposer quelque part ?

Après tout, elle allait à Tern elle aussi !

Spoiler:

Il lui sourit.

- J'ai rendu vous avec Madame Fornuclon, propriétaire du..

Il sortit un parchemin froissé, lut les quelques mots écrits dessus et repris avec une voix gênée.

- Madame Fornuclon, propriétaire du Léopard Lubrique.Si vous pouviez me déposer quelques rues avant, histoire que l'on ne vous voit pas trainer par là-bas. Je devrai ensuite pouvoir me débrouiller.

Il lui sourit, une sourire faux, sans chaleur. Pourvu qu'elle ne pose pas trop de questions, ce qu'il allait faire n'était en rien glorieux.

Spoiler:

-Fornuclon, s'exclamait-elle au nom révélateur !

Un silence. Bien entendu elle connaissait quelques noms particuliers de Tern. Bien assez pour lui arracher l'envie de rire. Ce garçon traînait vraiment n'importe où !
Elle tourna les talons et d'un hochement du menton l'invita à le suivre hors de la Taverne.

-On vous déposera aussi proche que possible de...

Un sourire ponctua la phrase.
Elle ne devinait pas exactement ce qu'il ferait là bas, mais l'intitulé de l'histoire lui en disait long sur le genre de commerce qu'on faisait là bas.
La porte de la taverne se referma sur eux et la nuit sans étoile de Magna les accueillit. Un peu de marche les attendait. Elle entreprit aussitôt de se diriger d'un pas confiant dans les ruelles identiques du quartier.

-A moins que vous ne préfériez qu'on ne vous voit pas descendre de mon véhicule ?

Pour tout dire, la voiture s'avançait déjà vers eux, le chauffeur coincé derrière son volant paraissait plus sérieux que jamais dans la berline blanche.
Elle avait tout pour se faire remarquer cette déesse, des vêtements blancs au milieu des ombres et une voiture visible telle un phare dans la nuit.

La prochaine fois il se promènerai en hurlant "Je cherche à être discret, ne me regardez pas".
Mais bon, la présence de la déesse, le rassurait, et elle était plutôt de bonne compagnie.

- Je pense que c'est plutôt votre réputation qui s'en trouverai entachée. Pas la mienne.

Il lui sourit, un peu à contrecœur. Si sa mère le voyait..elle n'aurait qu'une opinion encore plus mauvaise de lui.
Si c'était possible.

- Comment faites vous ? Pour vous repérer dans ces quartiers ? Chaque rue est identique, chaque maison aussi délabrée, et cette odeur de mort qui règne n'aide pas franchement à se concentrer.

En disant ceci il manqua de trébucher sur une masse informe au sol.

- Et il fait aussi noir que dans le derrière d'un vache.