Un cirque en ville

Il fallait posséder une philosophie singulière pour apprécier Ordae à sa juste valeur. Le genre de philosophie dont Karan était dépourvu. Les odeurs d'urine, le grincement des roues des diligences et la bousculade de rigueur dans les rues enclavées du quartier l'avaient toujours mis mal à l'aise. Il y avait encore quelques quartiers plus agréables qu'ici.

Mais Karan était prié de s'éloigner des sentiers pavés et sa canne, depuis une heure, martelait d'innombrables immondices étalées entre deux flaques de boue.

Il était en mission, en quelque sorte.
Ses collègues du palais lui avaient parlé d'un cirque qui se faisait connaitre à Ordae et dans les villages de même époque. Il se présentait comme le "nouveau cirque des horreurs".

Des animaux hideux ne le dérangeaient pas, pour la simple raison qu'il ne les voyait pas, mais quand on lui parla de quelques dieux et esprits potentiels présents dans les coulisses du cirque, il n'avait pas pu s'empêcher d'aller voir ça de lui-même.

Le soldat n'était pas tant curieux de les voir mais de constater par lui-même que ce cirque respectait au moins les lois du quartier...

Perdu dans ses pensées, il oublia de faire attention à sa canne et buta violemment sur quelque chose. La canne lui entra dans le ventre et son poignet le fit aussitôt souffrir.

-Je commence bien ma journée !


Il massa son poignet et n'osa même pas aller voir si sa canne était encore en état ou même propre...

Meliel se baladait tranquillement, observant comme chaque jours le décor de ce monde encore nouveau pour lui même après une quinzaine d'années. Soudain il aperçut, placardée sur un mur, une affiche assez étrange qui disait: "Le Nouveau Cirque des Horreurs: Venez observer des créatures effrayantes et des tours de magie impressionnants!"

- "Des tours de magie?! J'adore la magie!"

Il se mis donc en chemin vers l'endroit indiqué en suivant principalement le chemin donné par les passants qu'il abordait l'un après l'autre pour être sûr qu'il était sur la bonne route, tout excité de découvrir ce que pouvait bien cacher un tel cirque. Tellement enjoué qu'il sautillait un peu partout tout en avançant, chantonnant même parfois sans gêne.

Au bout d'un moment, il arriva dans une sorte d'endroit assez étrange et surtout vieux, des rues jonchées d'urine et d'autre festivités plus dégoûtantes les unes que les autres. Lorsqu'il s'arrêta un instant sur un étrange personnage qui ne collait pas vraiment à ce lieu si.. Étrange.

- "Non là c'est pas étrange, c'est moche! Faut le dire hein, c'est moche c'est tout, c'est pas leur faute..."

Hm.. Ouais, bon, cet endroit... Moche. il regardai donc ce personnage qui venait visiblement d'heurter quelque chose, serait-il aveugle? Possible, Meliel allait le vérifier tout de suite.

- "Hé salut toi! Alors comme ça t'aime bien te cogner contre des trucs dans la rue? Bon je juge pas hein mais à force tu risque d'avoir mal en fait. Mais après si t'aime avoir mal, j'peux comprendre. Tiens prend donc un petit chimpanzitrouille, c'est une nouvelle sorte de bonbon que j'aime beaucoup. Un petit goût de citrouille avec un fond de citron-orange pour le côté piquant et sauvage."

Tout en parlant, Meliel tendis la main vers l'étranger et fit apparaître une sorte de petite bille orangée au creux de sa main, la montrant pour que la personne face à lui puisse la saisir, gardant un grand sourire aux lèvres.

Karan se retourna vivement, conscient qu'il n'était pas dans la ruelle la plus sécurisée de Cerclon mais bien au fin fond d'Ordae... Le fond de quoi, il ne voulait pas le savoir. L'individu qui s'exclamait brusquement paraissait emplir entièrement l'espace de la ruelle. Karan se tendit, sa canne tout juste posée au sol.

Comment Karan devait réagir à un si étrange spectacle ? Par prudence, il ouvrit son regard sur l'homme. Ne sachant plus s'il devait observer ses mouvements ou l'étrangeté de son comportement. Rien ne lui disait de se détendre. Même lorsqu'il lui présenta un bonbon.
Sur le coup Karan l'aurait pris, il aurait préférer voir l'individu disparaitre une fois satisfait d'avoir distribuer sa pillule. Et puis le soldat nota quelque chose de plus étrange encore que l'homme.

Il fronça les sourcils, il avait démasqué l'illusionniste.

-Je doute que ça goûte tant que ça les agrumes.

Il se redressa et recula d'un pas.

-Si vous pensiez m'abuser, je crains que ce soit des efforts inutiles.

Ses yeux blancs, Karan ne doutait pas que quiconque pouvait le reconnaitre comme aveugle. C'est pour cette raison aussi qu'il ne portait pas de lunettes de soleil. Il avait aussi l'habitude de surprendre ses interlocuteurs par son don.

Il patienta.
Il était hors de question qu'il tourne le dos à cet individu louche.

L'homme face à Meliel réagit étrangement, visiblement il restait sur ses gardes, se méfiant de tout ce qui pouvait se trouver autour de lui et principalement de Meliel qui venait de lui adresser la parole.

- "Hey, t'aime pas les bonbons? Hm c'est pas très grave... Enfin, tu saurais pas où il s'trouve le.... Le... Le truc là... Le citron... Non pas citron... Le cirque voilà! Il est où?! Tu sais? Ça se trouve t'y va, ce serait génial. On y va tout les deux? Ça va être drôle. Ah ouai! Au passage, moi c'est Meliel! Enchaîné! Euh... Non... En... En robe, non... Enfourché, non plus... Enchanté, ouais c'est ça! Enchanté!"

Meliel sautillait légèrement sur place, un grand sourire aux lèvres, attendant avec impatience que ce qui lui semblait être un aveugle lui réponde et décide de venir ou non en sa compagnie. Il ne tenait pas en place, s'asseyant par moment en plein milieu de la rue puis se relevant pour faire les trois cents pas dans un peu toute les directions, observant tranquillement les détails des bâtiments siégeant autour de lui. Cependant, au bout d'un moment, Meliel se stoppa net, se rappelant les paroles de l'aveugle.

- "T'abuser? Comment ça? Tu crois qu'je suis un pervers qui cherche à violer les enfants?! C'est ça hein?! Premièrement, je suis pas pervers, donc ça règle un problème. Et deuxièmement, t'es un peu trop vieux dans tout les cas donc ça marche pas. T'as pas à avoir peur hein, j'vais pas te kidnapper ou un truc du genre... C'était juste un bonbon genre euh... Pour engager la discussion tu vois... Un peu comme "Oh bonjour ça va?" "Oui super, tu veux un bonbon?" "Ah merci, en plus c'est ceux que j'adore!" Et paf! Ça fait des chocolats! Euh non... Ça fais la discussion, ou au moins un début. Enfin après t'en veux pas, t'en veux pas quoi, j'vais pas te forcer..."

Nom d'un Chimpanzitrouille ! Karan se découvrit une patience limitée dans une telle situation. Bien plus encore, il se découvrait la capacité à laisser filer. Appréhension, prudence, agacement, tout glissait sur lui sans ébrécher plus son humeur. Le dos raide et finalement sa canne de nouveau au sol, il ferma ses yeux à la lumière et entrepris de reprendre son chemin.

-Enchanté Meliel, je me nomme Karan.

Pour le coup, Karan regretta de ne pas avoir fixé son écusson de K'ien à son bras. Il ne voulait pas risquer de créer de la méfiance chez les gens du cirque, après tout il y a allait pour constater que les membres de son miroir était correctement traités sous le chapiteau. Et si ce n'était pas le cas, il pourrait transmettre son rapport au service adéquat.
Il avait envie de reprocher à cette excès de prudence le fait que ce Meliel soit venu lui proposer des bonbons factices.

L'autre cherchait ses mots. Il les attrapait au vol... Il attrapait aussi quelques idées qui auraient mérité de rester en suspension dans l'air et de ne jamais sortir de sa bouche.
Alors le soldat soupira.
L'avait-on laisser s'échapper de l'asile ?
Karan sourit. Finalement, ce gaillard là lui donnait envie de rire. Aller au cirque avec un clown déguisé en gentilhomme ça méritait de tenter l'expérience. Pour la science, au moins pour la science.

-Je crois que je n'aime pas les bonbons. Il coupait court à la conversation de Meliel, qu'il se faisait à lui-même. Une brève seconde le convainc de ne pas ajouter qu'il ne craignait pas les pervers.

-Je vais moi aussi au cirque, je peux t'y emmener si tu veux bien ne pas trop perturber ma trajectoire.

Il indiqua de l'index ses yeux blancs.

-Il me semble que les tentes se trouvent juste derrière cette rangée de maisons que dois voir plus loin. Ils se sont installés sur un terrain vague, près d'un bras du fleuve.

De la poche intérieur à son habit, il tira un papier plié en quatre qu'il offrit à Meliel.

-En échange du bonbon que j'ai refusé, je te cède la carte. Elle t'aidera peut-être à retrouver ton chemin quand tu voudras quitter le cirque.

La carte indiquait comme point de départ la plateforme où les hi-boux avaient déposé Karan en descendant de la Res Publica K'ien, ce n'était pas la meilleure destination mais puisqu'elle se trouvait proche d'une artère très fréquentée d'Ordae, cela ne devrait pas être trop difficile de s'y repérer.

" -Karan... Karan... Ouais c'joli, ça passe bien dans une phrase genre.... "Surtout ne prend pas ce chemin Karan allant par là tu risque de te perdre." Ouais j'aime bien. Allez viens on va s'amuser. Après j'te raccompagne si tu veux, t'habite vers où? Moi j'suis dans les quartiers de K'ien, j'ai atterri là-bas y'a pas longtemps. Enfin pas longtemps, c'es juste que j'compte pas les jours quoi mais ça doit faire au moins cent quatre-vingt-dix-huit mois, environ. Et hm... Perturber ta trajectoire, c'est à dire? Non parce-que si tu marche en zig-zag moi ça me gêne pas du tout, juste tu me préviens histoire que je fasse comme toi pour pas que tu te ridiculise tu vois, j'suis comme ça moi, j'suis un gentil. On dirais pas je sais, mais c'est le chapeau... Il donne un air méchant... Tu veux mon chapeau? Il est bien quand même, je l'aime bien."

Meliel tendis premièrement la main vers le personnage en face de lui pour l'inviter à avancer, puis au cours de sa phrase remontât sa main vers sa tête pour ôter son chapeau, libérant sa longue chevelure blanche platine, tendant cette fois son haut de forme, toujours aussi souriant.
Lorsque ce mystérieux personnage lui présenta une carte indiquant une plateforme pour rejoindre la Res'Publica de K'ien, Meliel eut un air surpris pendant l'espace de quelques secondes.

" -Ah donc toi aussi t'es de K'ien! Ah c'bien ça! Et t'es quoi?! Non parce-qu'on m'a expliqué vite fait, je t'avoue que j'ai rien compris... Mais il paraît que y'a que certains types de gens qui ont pût passer à travers du grand truc bizarre qui marche plus... Le... Le mi... Le miel... Non... Le mirage... Non plus... Miroir! Voilà! Le miroir. Alors t'es quoi, hein, hein?! Moi euh.... Comment dire... Là où j'étais, avant, pas là où j'étais avant de venir ici. Enfin si mais plus avant avant, genre bien avant que j'arrive là-bas pour voir l'affiche puis venir ici, tu comprend? Ouais moi non plus en fait... Enfin! De là où je viens, les gens ils disaient que j'étais un dieu. Dieu des rêves il paraît... Alors bon, j'sais pas trop pourquoi mais ils m'aimaient bien, j'faisais pas grand choses au début..."

Tout en discutant, Meliel s'éloignait de plus en plus, parlant finalement plus à lui-même qu'autre chose. Il se rendit tout de même compte au bout d'un long moment qu'il avait laissé derrière lui son compagnon du jour qu'il s'empressa de rejoindre en sautillant gaiement, toujours le même grand sourire au lèvres, faisant une simple révérence pour s'excuser puis le regarda fixement dans ses yeux blancs, comme pour l'interroger de la route qu'il fallait prendre pour rejoindre ce cirque qui allait bientôt commencé s'il n'arrêtai pas de bavarder.

Karan continuait d'avancer. Par prudence il ne se déferait plus de ses yeux à présent. Meliel ne lui paru pas assez dangereux pour qu'il le conduise immédiatement auprès d'une cellule médicale compétente. Mais l'homme avait l'air assez perdu dans sa propre tête pour qu'il ne lui laisse pas trop d'occasion de l'attirer on ne sait où.

-Un dieu des rêves.

Ce n'était franchement pas étonnant. Karan laissa échapper quelques commentaires pour lui-même. L'autre ne l'écoutait pas.

Il ne savait trop comment se présenter. Cette question suscitait en lui un débat intérieur qui le déchirait de tous côtés. Il n'était pas très fier de son passé, aussi, d'instinct il dirait qu'il était :

-J'étais un dieu de la guerre dans mon monde.

Ou un soldat-dieu.
Karan observait longuement le petit manège de Meliel. Non sans se départir de son sourire, il lui indiqua de continuer tous droit.

-Nous y serons dans quelques minutes. Qu'as-tu l'intention de voir dans ce drôle de cirque ?

Des horreurs puisque c'est ainsi qu'on le nomme. Mais y avait-il autre chose d'attirant ? La question à peine posée, ils abordait le dernier tronçons de route. Devant eux, découpé entre deux baraques, un petit bout du cirque les envahissait de tentures rouges et d'un flot continue de musiques.

-Nous y voilà !

- "Dieu de la guerre?! Ah c'est bien ça. Y'en avait un aussi là où j'étais, mais il parlait pas beaucoup et il se cognait vachement moins aux trucs autour de lui. On va par là? C'est parti! En route pour l'aventure! Hein? Ce que je viens voir, bah euh... C'est vrai ça, je viens voir quoi moi déjà? C'est un truc que j'aime bien en plus... Les... Les tours... Les tours de garde... Non... Les tours de magie! C'est ça! J'viens voir les tours de magie, j'aime bien. Et toi tu viens regarder quoi?"

Meliel se mit donc à prendre la direction indiquée par son nouveau compagnon, se mettant à sa hauteur pendant le trajet afin de pouvoir mieux communiquer avec lui. Tout en marchant et en discutant sûrement beaucoup trop, Meliel observait les environs, devenant de plus en plus étrange au fur et à mesure qu'ils approchaient du chapiteau où allait se dérouler le spectacle des horreurs. On pouvait voir, au loin, visiblement enfermés dans des cages, des sortes de créatures très étranges mais surtout repoussantes, certaines couvertes de poils de couleur différents, marquant un manque d'hygiène impressionnant. Meliel trouvait tout cela repoussant mais à la fois très intéressant, de savoir que de telles créatures peuvent exister et que des gens sont là pour les nourrir mais étrangement pas les laver.

- "Nous y voilà !"

Dit alors Karan, faisant sursauter Meliel qui était occupé à observer les différentes silhouettes qui se dessinaient tout autour du cirque.

- "C'est parti pour le spectacle! Tu crois qu'on va avoir des bonnes places? Et c'est payant au fait? Non parce-que ça j'en sais rien... J'espère que ce sera pas trop cher. En tout cas ça à l'air drôle. Allez viens on y va! Faudrait pas rater le début des festivités!"

Meliel, terminant sa phrase, se hâta d'aller voir à l'accueil du cirque pour vérifier s'il y avait un guichet afin de pouvoir pénétrer dans l'enceinte et prendre place pour admirer le spectacle.

-De bonnes places ? Qu'entends-tu par de bonnes places, grimaçais déjà Karan.

Des horreurs c'était bien le mot. Des cages en grand nombre appâtaient les passants. La foule dense en disait long sur l'engouement du quartier pour cette attraction.
Le bizarre les attirait comme du miel attire les fourmis.

Karan n'était pas du genre à angoisser inutilement, malgré tout, il suivait de près Meliel. Si le dieu, un peu toqué, pouvait le rassurer, il ne s'en priverait pas.
Bien que sa compagnie soit d'un goût douteux...
L'autre trouvait son compte dans ce divertissement. Le soldat en revanche avait un mal fou à habituer ses yeux à un tel déballage de difformités.

Incapable de s'en empêcher, il pensait tout au long de la traversée de la travée centrale : Et si toutes ces créatures s'échappaient de leur cage ?
Il faudrait plus que quelques miliciens pour les attraper avant qu'elles ne causent de sérieux dégâts au quartier et à ses habitants.

-Deux places, dit-il au guichetier.

Il lui tendit quelques piécettes en échange du droit d'entrer. Le genre de ronds argentés qui s'échangeaient communément dans le quartier.

Au dessus d'eux, une tenture rouge s'élevait comme la pointe d'une cathédrale. L'espace des gradins était déjà bondé de monde. A qui veut, un vendeur ambulant criait les mérites de ses marchandises.
Typique, se dit le soldat, en voyant passer devant lui un colporteur de maïs grillé.
Au centre s'étalait l'arène. La scène. Là où tout se jouerait.

-Trouvons des places intéressantes avant que cela ne commence.

- "Bah des bonnes places quoi. Genre pas trop devant au cas où y'ai des trucs bizarre et qu'on nous demande de venir les toucher ou que sais-je encore, mais pas trop derrière non plus histoire qu'on puisse voir ce qu'il se passe, tu comprend? Non? Pas grave, on va s'asseoir. Regarde, là c'est parfait!"

Meliel terminant sa phrase en hurlant à moitié pour se faire entendre au travers de tout ce bruit qui envahissait le chapiteau, pointa d'un geste sec vers deux places juste à côté l'une de l'autre, positionnées environ vers le centre des gradins. Meliel se faufila alors au travers des gens qui commençaient à s’installer sur la même rangée qu'eux, il en bouscula quelques-uns au passage, prétendant que c'était son chapeau qui gênai alors qu'il allait délibérément pousser parfois quelques personnes afin d'atteindre les deux places précédemment désignées du doigt.
Une fois arrivé au bon endroit, Meliel se laissa tomber tel une bûche sur le fauteuil, ôtant enfin son chapeau qu'il posa sur ses genoux afin de ne pas trop gêner les gens derrière lui.

- "Attention ça va commencer, regarde, les lumières commencent déjà à s'éteindre. Tu crois qu'on va voir quoi en premier?! Moi j'espère qu'ils vont montrer des animaux, j'aime beaucoup les animaux. Et les jongleurs aussi c'est rigolo, surtout quand ils font tomber leur quilles, ou alors ça c'est des clowns, je fais jamais la différence entre les deux. En tout cas j'espère que ça va être marrant.