[île - les singes] - Demeure de Wergeld

-Ouai... j'aurais pas dû. C'est ennuyeux d'être maitre.

Le sable me démange. Ces petites choses ont le don de se faufiler n'importe où ! Ce n'est pas pire que ce poiseau dans le caleçon du gringalet-matelassé. Il se laisse entrainer dans n'importe quoi dès qu'on lui dit que c'est bon pour la communauté.
Et si ce n'est pas bon pour lui, qu'est-ce qu'ils en font...

-Pas trop mal passé. Je te fais mon rapport à notre retour. En cinq exemplaires ?

Un crabe, minuscule gravite sur les grains de sables. Un géant qui marche sur des étoiles, avec tout ce soleil au dessus de nous.
La chaleur m'écrase, la lumière me mord la peau. Peu à peu je m'endors, c'est une très mauvaise idée, on se réveillerait à moitié cuit et courbatu de coups de soleil.

-À quoi ça sert d'avoir tant combattu, si c'est pour avoir tout perdu...

Spoiler:

Oui, c'est ennuyeux. Plein de responsabilités énormes et de minuscules compensations.
Je me souviens de mon premier jour dans la Res Publica, j'ai viré tout le monde, sauf Ayame. J'ai augmenté son salaire proportionnellement à l'augmentation statistique de sa mort imminente en ma compagnie. J'ai engagé des personnes jeunes et pleines de nouvelles idées, j'ai réformé les services pour répartir le travail et les pouvoirs. C'est comme ça que j'ai terminé avec deux secrétaires plutôt qu'un seul, l'un fait pour parler aux vagabonds commissaires, l'autre pour les intellectuels gavés de chiffres.

-Combattre donne à la vie une toute autre saveur.... On rentre ? J'ai trop chaud ici.

On ne se prend pas la tête. On va là où on veut aller. On fait ce qu'on a envie de faire. C'était ma vie avant. Je ne sais pas pourquoi il me l'a rappelle tellement.
Une solitude dont je m'étais accommodée, facile, sans attache.
Je commençais à me relever, mon short trempé, recouvert de sable, collé à ma peau. C'est étrange comme impression...

Trop chaud, trop chaud. Toujours trop chaud... Il bouillonne ou quoi ?
Si je fais attention, je pourrais profiter de son état. Il s'en rendrait compte ! Trop tard pour contester... Et puis je fais une bonne action, je l'aide à évacuer ce trop plein de chaleur.

-Non on reste !

Mon poids bascule de mes genoux à mes mains vers ses épaules. C'est pas encore dit que ça l'empêche de se mettre debout, ça me laisse juste assez de temps pour caler mes dix centimètres de plus, en hauteur, pas de pensées mal placées, afin de lui signifier que manquer de sommeil ne me pose aucun problème de ce côté là, cette fois une pensée mal tournée est nécessaire.
J'imprime un baiser sur ses lèvres.
Cette fois il a compris ce que je veux ?

-Qu'est-ce tu f...

fous ? Serrés comme un régiment de bananes sur la plage je me fais envahir par un borgne aux hormones qui le travaillent.
Impossible de formuler des mots comme "pas ici" ou "ça va pas de me coller..." Il a une technique infaillible. Sauf si...

J'empoigne sa taille et nous relève en même temps. Un coup d'épaule et le voilà juché sur mon dos, un autre et on finit tous les deux à la flotte.

-Calmé ?

Je m'ébroue pour éliminer le sable et l'eau qui me macule le visage et les cheveux. Ma méthode aussi mérite son pesant de cacahuètes. Refroidit je me sens mieux protégé contre ses piques hormonales.

De l'eau, beaucoup d'eau salée après une escalade gratuite sur le dos du maitre. Rabas joie comme jamais, à croire qu'il recharge ses batteries avec le soleil, il nous jette à l'eau tous les deux.
La descente est rude. Frustrante.

Quand je suis debout, la colère prend le dessus. Je le bouscule pour prendre le chemin du retour en piétinant le sable et en essuyant l'eau sur mon cache-oeil.

-Je rentre !

Mauvaise humeur induite par le choc de Titan qu'il m'a imposé, j'omets de vérifier s'il me suit ou non.

J'ai perdu mon calme. J'ai perdu beaucoup de choses, autant que lui en me mettant au service de son altesse. J'ai mis de côté ma non-vie et mes non-possessions, avec toutes mes certitudes pour me taper le seul mec de cette planète qui refuse de prendre son pied autrement qu'en se faisant embrocher par un monstre.

Je sais aussi faire des brochettes, et dans un sens je suis un monstre. Mais non, je ne suis pas assez monstre et assez pointu pour lui...
L'envie me démange d'en finir avec cette histoire de fou. Les arguments pour c'est pas ce qui manque !

hein ?
Je crois... Non, je sais que c'est la toute première fois que je le vois de mauvaise humeur. Il n'est pas doué pour parler non plus, quand nous devions nous en prendre l'un à l'autre on l'a fait avec nos poings. Primaire et efficace.

Ce changement d'attitude me perturbe. L'impression d'avoir mis les pieds dans le plat...
Je le poursuis, arrive à sa hauteur essoufflé.
Je dois m'y reprendre à deux fois avant de réussir à exprimer l'idée du siècle :

-J'ai loupé un truc ?

Un truc de mal, un truc de vraiment mauvais pour notre santé commune. Je me retourne pour un seul et unique coup de poing. Je ne le touche pas. J'arrête le coup et je repars à grandes enjambées vers sa baraque qui sent le poisson. Je m'arrête au bout de quelques pas et je me retourne sur lui, son col dans mes mains je nous rapproche et je lui explique le fond de ma pensée. Il est comme un enfant à qui il faut tout dire.

-T'as loupé la réalité. Baiser en cachette chez toi ça me convient pas. On est deux à bousculer nos vies, je veux pas être ton plan cul du moment. Le contrat c'était pas ça. Dix minutes ensemble dans un placard c'est une faveur. Je ne veux pas de tes faveurs. C'était un Nous avec une majuscule que je demandais !

Après une petite hésitation. Sa tête entre mes mains, je baisse d'un ton.

-J'ai fais des efforts... Remets les pieds sur terre ou on en finit maintenant.

L'oeil fermé je me rends compte tardivement qu'il me soulève à moitié avec mon col de chemise. Un mouvement et je le repousse. Il y a des limites à...
Il n'y en a plus. On a effacé les frontières pour fabriquer un autre monde, de nouvelles lois physiques, de nouveaux obstacles à surmonter.

Mon tour d'empoigner son col, de coller son visage au miens. Je dois reprendre mon souffle, je murmure. Les mots s'arrachent à ma gorge, mon corps n'a pas l'habitude de cette tension en sourdine. Comme un ballon je me gonfle, j'atteins le seuil de résistance. J'explose d'un coup d'aiguille ou je dégonfle en laissant filtrer le trop plein entre nous.

-On continue ensemble..

Point d'interrogation ? Point d'exclamation ?
Point.
On a pas le choix.

S'il veut partir il devra me tuer avant et je sens qu'il n'en est plus capable. La vrai question serait, suis-je capable de le faire, moi ? Je ne crois pas. Plus maintenant.
Deux éclopés sur un fil suspendu au dessus du vide.

Est-ce qu'on a enfin trouvé les mots pour se comprendre, après les coups, les bleus et les os cassés ?
Je n'entends pas d'ordre. J'entende l'ordre au contraire. C'est comme ça qu'on fera, car c'est comme ça que c'était, c'est et ce sera. On épilogue pas. C'est inutile.

-On peut rentrer.

Spoiler:

Cette fois il n'y avait pas de draps pour protéger les meubles de la poussière. L'intérieur de la maison sentait le renfermé et les souvenirs.
Le sol était jonché de brisures de bois, de bouts de verre. Ils s'écrasaient sous les semelles de mes chaussures.
Seuls les meubles les plus gros et les murs ont survécu à ma peine.
Revenir ici, c'était inspirer une bouffée de culpabilité et de soulagement. Après tout, je ne serais pas revenu si je n'avais pas commencé à guérir.

Je profitais d'un repos bien mérité pour retrouver ma maison. Mon chez moi. La marque indélébile sur la carte de mon existence. Cette marque avait une forme et un goût unique. Même si ce dernier a beaucoup changé ces trois dernières années.

La nuit ne tarderait pas à tomber. Ma première mission fut d'ouvrir les portes et fenêtres de toute la maison. Je laissais les rideaux s'aérer d'eux-même et j'entrepris, un panier sous le bras, de ramasser écharde par écharde, brisures par brisures, les choses cassées qui me rappelaient tant le passé.

Avec ça, les tâches ne manqueraient pas pour m'occuper durant plusieurs jours. Le garde-manger devait être vidé et nettoyé, le réfrigérateur aussi les denrées qu'il contenait doivent être si périmées qu'un monstre mutant a dû naitre là dedans.
Il fallait dépoussiérer et nettoyer la maison entière.
Après tout ça ? J'avais des tables, des chaises, et bien d'autres choses encore à remplacer.

Il n'y a que quelques photos imprimées sur du verre qui ne pourraient pas être récupérées.

De toute manière, je n'en voulais plus. C'est le moment de regarder le ciel rougir au couché du soleil et de prendre une bonne résolution : celle de ne plus regarder en arrière.
Avant que la nuit ne tombe j'allais allumer le générateur, ce vieux cabot demanderait plusieurs heures avant de fournir la maison en électricité. Pour tenir jusque là, j'allumais quelques bougies que je disposais sur le comptoir de la cuisine ou sur le montant de la cheminée.

Cette maison, une fois encore, changeait d'atmosphère.