[île - les singes] - Demeure de Wergeld

Je me tape le front du plat de la paume, la secousse aurait pu renverser un troupeau d'éléphant, moi ça ne m'a fait presque aucun mal... Le bon côté de ne pouvoir subir les aléas de sa propre force... Sauf que le verre que je tenais dans l'autre main s'est fracturé avant d'éclater sur la table. Un verre de moins, un verre de lait gâché et je serre les dents à les limer.

*Je vais pas le supporter deux mois. Impossible. Je vais le tuer avant, ou il va me tuer avec ses conneries... ou ses cochonneries. J'ai peur que ce ne soit pas forcément plus agréable*

-Génial... T'iras voir ailleurs si j'y suis pendant que je bosserais, si t'en fous pas une reste pas dans mes pattes.

J'allais faire le ménage pendant qu'il se coulerait douce ! Le casse-pied ira peupler la terrasse pendant que je ferais les sols, s'il veut voir mon postérieur se trémousser en direct il devra le faire de l'autre côté de la fenêtre.
J'entrepris d'ingurgiter en silence mon petit déjeuner. La confiture faisait du bien, je manquais de sucre. Manger me donnait faim, à penser à ce que nous aurons le soir dans l'assiette ! J'enverrais ce flemmard chez le boucher, il ira voir ce que l'homme a à vendre. Les chasseurs ne reviendront qu'en fin de journée donc il a une après midi entière pour récupérer de la nuit mouvementée, et s'il fait bien son boulot ce soir on aura peut-être du lièvre ou un faisan à manger. D'ailleurs si je fais appelle à un menuisier du coin, les gens sauront bien vite qu'une tête de lit en chêne qui explose alors que j'ai la visite d'un "ami" cache une anguille grosse comme une baleine. Et comme les rumeurs vont bon train dans les villages je vais devoir réparer cette tête de lui moi même ou inviter un menuisier d'ailleurs... Après que Fafnir se soit tiré de chez moi. Longtemps après.

-Je suppose que tu partiras pas demain... Et si je te propose de faire chambre à part tu serais foutu de mettre le feu à la moitié de la maison. Tu laisseras ton épée dans l'autre pièce aussi ce soir.

Je pris appui sur la table pour me lever. Des courbatures sournoises s'étaient glissées sous mes vertèbres durant ce bref moment à déjeuner. Je me redressais, la chemise à peine fermée sur mes épaules et m'étirais de tout mon long, mes doigts rasèrent un lustre quand des coups discrets furent frappés à la porte.

Une voix lointaine me parvint de l'autre côté de la porte.

-Maitre K'ouen, je viens sur ordre du capitaine Ayame.

Je me précipitais pour aller ouvrir. Je tombais nez à nez avec un type à la peau grise et aux yeux jaunes comme des topazes. Il me fallut un bon moment avant de me souvenir de son nom, ça ne lui posa aucun souci. Il m'indiqua que je devais retourner en ville immédiatement, il était accompagné d'un autre commissaire pour tous nous ramener, on avait besoin des services de quelqu'un ayant l'habitude de la zone du dehors. Il n'en dit pas plus alors que je l'invitais à s'assoir dans le salon avant d'escalader l'escalier pour aller chercher des vêtements corrects et mon épée. Il avait vu Fafnir, ce qui se passerait entre les deux hommes pendant mon absence ne me disait rien de bon pour ma réputation. L'homme saurait peut-être se faire discret... peut-être.
Je redescendais l'instant qui suivait, armé, habillé avec une chemise fermée et c'était partit pour retourner à Entre-Monde... Je l'avouerai volontier : Des vacances avec Fafnir aussi vite écourtées c'est un soulagement !

-On te dépose ?

-Tire pas cette tête voyons, tu vas adorer profiter des plaisirs de la vie pendant ces deux mois !

Le lait se répandait sur la table et alla goûter sur le carrelage de la cuisine. Je ne nettoirais pas le sol de la cuisine alors que c'est lui qui le salit ! De toute façon je n'avais pas l'intention de mettre la main à la pâte en ce qui concerne le ménage.
Quelques coups à la porte attira mon attention et celle du petit maitre. Un invité surprise, Wergeld filait à l'étage et revenait habillé et paré pour reprendre le travail. Deux mois se seraient-ils écoulés pendant que je dormais ? Non, je ne rêve pas, les vacances sont écourtées et l'homme à la peau couleur de cendre mériterait que je me charge de son cas.
Je file récupérer mon fratras, le peu que je possédais ici en fin de compte, et en descendant j'eus tout juste le temps de profiter du droit de perçant des comissaires de K'ouen. D'un coup de baguette magique nous étions de retour en ville et les meilleurs vacances de ma vie venaient de m'être voler par un semi-elfe sans scrupule qui rappelle un vacancier à son poste à la moindre petite épine.

-Je tuerais pour ça. Je ne sais pas qui, mais je tuerais, c'est certain, grinçais-je des dents avant de m'enfuir sans un mot de plus depuis la plateforme de K'ouen jusqu'à Cerclon.

J'ai une prime à récupérer et une autre mission à prendre. Dur la vie d'honnête homme... Assassiner c'est moins contraignant, franchement !

Par cette chaleur, seul un fou irait sur Les Singes pour le week-end, un vrai fou. Donc j'y suis allé. Travailler au "ministère" c'était rasoir. Et l'autre s'en allait constamment. La maison était souvent vide, si on oublie les discrets domestiques toujours à nettoyer dès qu'on salie. Leur patron est un tyran.
Cet endroit est réellement vide. Si je laisse trainer un verre il ne disparait pas une minute après... C'est reposant.

Adossé au mur arrière de la petite maison sur la falaise, les jambes étendues sur le parquet épais de la terrasse. Je lançais des cacahuètes en l'air et les récupérait en ouvrant la bouche. Jeu facile et moins dur que de soulever le bras...
Sous un soleil de plomb et un léger vent marin rendant à peine supportable cette canicule, je prenais mes premières vacances officielles !

-Tu veux que je te dise, cette maison vaut des clous. T'aurais pu investir dans une baraque sur une île au climat exotique. Ici, à part des cailloux... Même pas un palmier !

La première créature à me répondre était une mouette, une énorme mouette regardant d'un air mauvais ma présence aux abords de la maison (et peut-être même de son nid).

Les rideaux pris de folie battaient dans toute la maison. Les portes coincées et des courants d'air balayant l'intérieur d'iode et de fraicheur je troquais ma chemise pour un tee-shirt large, blanc comme les nuages dont on rêve tous sous ce ciel cruellement bleu.
Une bouteille de jus de fruit dans la main, deux verres, je me laissais glisser contre le mur, pour m'assoir à côté de lui.

Un week-end de repos. Dernier ordre de Lawaren pour éviter que mes sutures ne prennent la poudre d'escampette à ma prochaine crise de bougeotte. Ayame avait son week-end lui aussi. Et deux billets pour emmener Lys à la mer. Pas ici. Non, ils sont partis vers Abeerlas, j'ai contacté Constance pour qu'il prenne soin d'eux. Et j'ai emmené l'autre borgne de la maisonné à mille kilomètres de là.

-T'es pas content, achète ta maison à Valérian, j'aime cet endroit.

Les verres pleins, j'attrape la cacahuète au milieu de son baptême de l'air.

-Tu triches.

Et lui donne son verre.
L'endroit est silencieux. Je n'ai prévenu personne sinon Ayame que je suis ici. Sauf urgence, j'aurais la paix... Enfin, presque...

Ma cacahuète a disparu, j'ouvre un oeil et une ombre s'en va ramenant le soleil avec lui. Clignement de paupières.

-Je ne triche pas, je me nourris.

Je regarde d'un mauvais oeil le verre de jus de fruit... Le profil de Wergeld est sérieux et détendu, calme. Il espère vraiment que j'avale du jus de fruit ? Et le whisky qui traine dans son placard, il le fait vieillir pour sa fête mortuaire ?

-On a une vue imprenable sur les vagues et les rochers au pied de la falaise. Construis un garde-corps. Il manquerait plus que quelqu'un fasse le grand plongeon. Ou change de maison.

Est-ce cette maison qui lui appartient depuis un moment qui me gêne ou l'idée qu'il est chez lui et pas moi ? C'est comme ce Gin que je ne bois plus. Il s'alcoolise avec Ayame dès qu'il en a l'occasion, au gin sur K'ouen, au Whisky à Northrives. Je n'ai pas le droit d'aller à Northrives, Ayame vise trop bien... Le semi-elfe me gêne, toujours dans mes pattes. Ils dînent tard, discutent travail, l'un s'en va l'autre s'endort. Une routine lassante. Personne n'a de place dans leur duo.

Il s'attache des proches, les trimballe comme des valises. Il décide seul, inaccessible David regardant au loin. Il est seul quand il ferme les yeux. Je suis fou de rage quand il détourne les yeux.
Mais il m'a prévenu, plus une seule mort mystérieuse, ou notre contrat tombe à l'eau.

L'arachide casse sous mes dents. Pour tout dire, les viandes trop coriaces ne m'ont jamais gêné. Le bon côté d'être plus fort que la moyenne, j'ai la dent dure... Je fais passer le goût en vidant mon verre. La gorge toujours sèche.

-Je ne changerai pas de maison. Personne ne tombera sauf si je l'envoie dans le vide moi-même... Et tu risques rien, tu voles.

Pourquoi changer de maison ? C'est mon pied à terre, mon refuge. Un jour je ne serais plus maitre et ce jour là je vivrais ici. J'arrêterai certainement la chasse, et j'apprendrais le silence de cet endroit.

-On est loin de tout. J'étais venu ici ado, on y a dormi quelques jours au beau milieu d'une chasse sur l'île. J'avais la jambe en miettes et des contusions partout. On traquait un ours devenu fou... Mon père m'a laissé ici, il m'a ordonné de tenir bon jusqu'à ce que cet ours soit arrêté. Après ça, on est rentré en ville. Je me suis senti bien ici, tout était calme.

La suite, je suis devenu chasseur de monstre à quinze ans, maitre à vingt et propriétaire dans la foulée.

Un souvenir de chasse. Ses premières blessures de guerre ont saigné ici. L'endroit devenait hostile, comme une sombre caverne.

-Je comprends pas un truc.

Je finis mon verre, le lui tend pour le second service.
Il a installé un garde-manger réfrigéré magiquement, nous conservons des denrées minimum à présent. Ce ne serait plus nécessaire d'aller au village chercher du lait tous les matins, parce que lui, bois du lait, du chocolat... Il n'aime pas le café et trouve le thé insipide.
Un gosse dans le corps d'un homme.

-Pourquoi tu t'es mis à chasser ? Ton père envolé, tu pouvais reprendre une vie calme, ici par exemple.

Même assis je suis plus grand que lui. Je vois ses cils presque du dessus quand je l'observe attentivement. Il est tendu. Toujours tendu, toujours rigide, sauf quand il dort. Même ici il est sur ses gardes.

-J'ai faim.

Arrivé au matin, le déjeuner s'était envolé à son tour. Oublié, pour ainsi dire.

Je fronce le nez. Je n'aime pas cette question. Je ne regrette pas le choix d'avoir entrepris cette vie et pas une autre. Ils s'obstinent tous à me demander ça. Pourquoi j'ai pris ce chemin et pas un autre ?

-Si je n'étais pas devenu un chasseur de monstre, qui l'aurait fait ?

Avec ma force, j'aurais pu devenir forgeron, j'aurais pu travailler facilement dans n'importe quelle industrie ou devenir un artisan de quelconque nature. Mais j'ai choisi la chasse.

-J'ai fais ça toute ma vie. Les forêts, les montagnes, le désert. Il n'y a bien que sur l'eau que je ne vais pas souvent, dessous non plus... Je ne suis pas bon au changement.

Les gens voulaient Caleb, ils ont eu Wergeld. Au départ ils doutaient, se méfiaient d'un môme avec une épée aussi haute que lui. Et le temps a changé. Ils m'attendaient. J'étais de ces chasseurs qui ont bâti leur réputation à chasser tout ce qui mérite de l'être sans rien demander en échange. On ne me payait pas pour buter un ours enragé.

Je me redressais et lui tendis la main.

-On déjeune ?

Il fait frais dans la maison, un peu plus que dehors. La cuisine ouvre sur la terrasse, un pas dans l'ombre et nous y sommes. Je déballe une bouteille d'huile d'olive de son sac en tissus. Ayame y a pensé. Je tuerai Ayame. Un jour. Des olives baignent dans leur jus, je les place sur la table avec un couteau, un essui main.
Quelques tomates, du fromage, du pain. La table de cuisine semble ancienne. Il l'a aussi déniché dans un débarras, comme la maison ?

Il ne souhaitait pas continuer notre conversation. Enrichissante pourtant ! Je sais beaucoup de choses sur lui, mais très peu sur son père. Il n'en parle jamais. L'autre zoophile qui lui sert de bras droit ne m'en dira rien. Je sais juste que l'homme avait un caractère volcanique. Fumeux...

-Tu as fais quoi pour les galeries sous le désert ?

J'empoigne le couteau, tranche deux tomates d'un seul geste.

-Tu as fais sortir les tauracles perdus là dessous ?

Je romps le pain, lui tend un morceau d'une main et sauce l'huile dans la coupelle de l'autre. Une tomate entre les dents, je réponds, la bouche pleine.
"Toujours aussi bonne convive".

-Ouai. Les tauracles sont saufs... presque tous.

Je coupais le fromage.

-Les galeries donnaient sur les ruines d'une ville souterraine. Les archéoloques et d'autres types avec un "logue" dans leur nom fouillent le site. Ils n'ont presque rien ramené sinon que la ville semble détruite depuis au moins trois cent ans.

C'est l'une des premières découvertes historiques intéressantes pour l'Entre-Monde. L'avant-fermeture pourrait nous révéler quelques informations et fournir un peu les manuels d'histoires...

-T'aurais pu me laisser crever là dessous. Pourquoi ? Tu te reconvertis secouriste ?