[île - les singes] - Demeure de Wergeld

Notre mission suicide devenue une mission archéologique, on en voit de belles tous les jours avec lui ! Les galeries rappelaient plus aisément d'anciens égouts que des couloirs.
Le fromage est dur et manque d'amertume. Il est comestible. Un peu moins que les tomates, trop acides. J'ai le sourire, ici, pas d'elfe ou de fille aux yeux violets pour me couper l'herbe sous le pied.

-J'aurais pu. C'est vrai.

Rien ne m'empêchait de partir. Rien sinon...

-Tu es beau vivant.

Je fouillais un placard, sortait de la charcuterie que je déballais sur la table. Un besoin brusque et animal de viande et de sel.

-J'ai encore un doute. Tu m'as évité le tauracle par instinct ou pour une autre raison ? Je me pose la question depuis un moment. Tu es tellement bon et droit, que n'importe qui peut se satisfaire de la raison du juste.

Je fais une pause. Termine de manger et son visage décalé par l'absence d'un oeil pour équilibrer ma vision se découpe dans la vive lumière qui baigne la cuisine.

-Je sais que ta bonté a ses limites. Tu pouvais me laisser mourir. Tu pouvais mais tu ne l'as pas fais. Quoique tu ais abandonné pour moi, tu l'as décidé seul. Je te retourne la question, pourquoi tu ne m'as pas laissé mourir ?

-J'aurais pu, c'est vrai, mimais-je maladroitement en finissant ses tomates.

J'ai levé les yeux, je regardais au delà, pour ne pas me sentir gêné par son oeil inquisiteur. Qu'il s'attende à une déclaration romantique ne m'étonnerait pas. Il fait toujours des trucs un peu étranges.
Moi aussi, à ma façon.
Un haussement d'épaules. La chaleur gagnait en intensité en ce bel après-midi.

-Allons nous promener.

En passant près de lui, l'espace réduit de la cuisine me contraint à le frôler. Je m'arrête à ce niveau. Penché dans son dos, j'embrasse son cou et me redresse aussi sec. Ce n'est pas un temps à s'épuiser.

-Il fait trop chaud.

Prochain achat, un chalet vers Termer. J'aime bien Aberlaas sinon, même si la présence de Constance à moins de 100km mettrait fin à ma carrière de kamikaze. Il me forcerait à devenir un de ses serveurs ou commis de cuisine ? Dans le doute, je ne vais pas m'y risquer.

-Si la canicule persiste on achètera quelque chose au sommet d'une montagne gelée, lançais-je depuis le petit couloir.

Pas d'épée en vue, laissée sur K'ouen. Pas de Soare non plus, Lys s'en occupe. Je pris les clefs dans le coquillage sur le guéridon qui trônait dans l'entrée et j'attendais que l'autre se décide à me rejoindre.

Je sais ce qui est vrai, et je pourrai l'exprimer à voix haute. Lui non.
L'oeil sur son dos dessiné dans une ombre du couloir.
Il fait trop chaud.

Comparé à l'ambiance dans la maison, l'air du dehors est lourd. Suffoquant. Un chalet en montagne, l'idée me fait frissonner. Je sais ce qu'on fait pour se réchauffer à la montagne...
Je ne loupe pas ce "on" qui sonne bien dans sa voix. Monsieur ne sait pas exprimer ses sentiments sans faire des ellipses de ce genre. Je m'y ferai à la longue. Sauf s'il continue de m'allumer et de prétexter qu'il fait chaud !

-L'idée me plait. En hiver on viendra ici et en été on irait se pelotonner sous un duvet !

Le devant de la maison est envahit par les mauvaises herbes, retrouver le sentier n'est pas si facile que ça en a l'air, seul un oeil habitué remarquerait la perte de densité d'une masse de petits buissons aussi rêches que du papier de verre.

-Et si on trouvait un endroit où se baigner ?

Des grillons s'égosillent au raz du sol, à la fraiche, quelques oiseaux et même un lézard sur la façade de la maison profitent du soleil. Rien d'autre de vivant n'est dehors. La chaleur écrasante a eu raison des villageois.
Je prends tout de même la direction du village. C'est la seule sortie pour quitter la falaise. Après, il n'y a que du relief et des plages à perte de vue.

Un cliquetis métallique, le verrou est en place et je soupire longuement. La chaleur à l'extérieur est insupportable, cette année s'annonce difficile pour ceux qui vivent au sud de l'Entre-Monde. Et ce week-end sera long... Ah moins qu'une baignade ne nous remette les idées en place.

-Après le village, la plage commence.

Aussitôt l'avais-je rejoins que je regrettais de m'être pressé. Trois minutes sous le soleil et le soleil se vengeais déjà d'un hiver trop rigoureux.
Je le suivais en silence, à bonne distance de lui. On ne sait jamais quelle commère se cache dans les coins sombres, n'est-ce pas ?

-Où est-ce que tu vivais avant de débarquer chez moi ?

-À Magna !

Ma réponse trop formelle, trop enjouée, c'était un éclat de voix avant une affirmation. Je ne vivais pas à Magna. Je lui mens, sans mentir.

-Je crois. Je vivais là où je pouvais dormir. Rester aussi longtemps dans un même endroit c'est... difficile.

J'accueillis l'invitation à ce week-end hors des murs comme une libération. Ma révolution s'achevait, je pouvais enfin reprendre la route.
Parfois, en le regardant bouger, aujourd'hui encore, je nous sens à l'opposé l'un de l'autre. À sa terre, furieux, puissant, immanquablement là, il existe sans aucun doute il rempli l'espace à sa façon. Il n'échappe à personne.
À mon vent impalpable, celui qui se refuse à s'arrêter plus d'un instant. J'échappe à beaucoup de regards par habitude. Moins depuis que je vis avec lui.
Notre point commun : cette folie d'être sur la route. Le monde est ma maison. Son monde est sa maison. Difficile d'imaginer les efforts de l'autre elfe-manqué pour le forcer à poser pied à terre. Une "propriété"...

-Je n'ai jamais eu de "chez moi".

Le village est petit, peu peuplé. Peu d'enfants, beaucoup de pêcheur absents, de femmes occupés. Sous le soleil, personne n'use les rares pavés. L'odeur salée de l'océan et le bruit des vagues étaient nos seuls indices pour savoir que nous approchions de la plage.
Près des roches, une crique. Isolée, à peine romantique. Le plus important n'est autre que l'ombre qui la gouverne.

Le sable est chaud, instable sous mon poids. Un regard sur le front de mer. Je change de sujet. Je voulais y venir plus tôt, l'occasion ne s'est pas présentée.

-Tu ne t'es jamais excusé...

Les yeux sur lui.

-De t'être tapé Aliénor.

Mon père était doué pour deviner la nature des gens rien qu'à les regarder. Il me montrait celui maladroit sur la terre ferme et commentait "un être aquatique". Peut-être un triton sur terre venu faire quelques emplettes, parfois c'était un esprit usant d'une forme humaine. Ceux là étaient particuliers, ils bougeaient comme personne, des mouvements rapides, efficaces, fluides. Précis, comme aucun humain n'en ferait. Comment les différenciaient-ils d'un seul coup d'oeil ? Aucune idée. Jusqu'à aujourd'hui je croyais dur comme fer qu'on ne peut pas deviner la nature d'une personne juste en l'observant. Les apparences sont trompeuses.

Mais il avance à son rythme. Je me posais la question un soir d'insomnie. Est-ce lui qui me suit ou moi qui refuse de le lâcher ? La question est vitale. Elle déciderait du premier à porter un coup quand viendra l'échéance du jour où...

-Désolé.

Peu de conviction. Il espérait vraiment que je m'excuse ? Désolé, mais je ne regrette pas d'avoir pu l'étreindre. Et puis, nous n'étions pas vraiment ensemble.
Je viens de me luxer le cerveau rien que de penser cette expression.
J'ai détourné le regard. Je marchais vers l'eau, l'esprit vide.

-Je voulais t'inviter mais le carton s'est perdu en chemin !

Je ricanais, mes épaules riaient avec mon sourire. Voilà comment j'imagine des vacances... Il ne va pas m'en faire toute une histoire (et je retiens les expressions vulgaires signifiant clairement ce que je pense de cette jalousie qui nous va mal).

L'eau était fraiche et chaude à la fois. Une température méditerranéenne. Mon autre père, le premier, le vrai, aurait ajouté toute une histoire épique rien que d'avoir les pieds dans l'eau.
Je pense à lui. Comme il est mort... Je m'ébroue, un chien mouillé. Les mauvais souvenirs me mènent la vie dur.
J'ai oublié de me déshabiller. Je reviens à moi l'eau au niveau des genoux. Par cette chaleur c'est un miracle qu'il soit encore possible de faire chuter sa température interne aussi aisément.

-Alors ? Tu viens ?

Un peu plus de coeur s'il te plait ! On parle de là où tu t'es fourré sans autorisation ! (subtile, n'est-il pas ?)

Et l'exclusivité ? La fidélité, et tout ce qui va avec. On est pas mariés, mais presque... À la vie, à la mort, et toutes ces choses indéfinissables.
Moques-toi donc, je sais comment te faire ravaler ce sourire. Et il se vante dans la foulée ! Je le maudis intérieurement, seulement, en dedans. En dehors j'admire ce postérieur qui... Je m'égare !

Je ne vois pas rouge... Je ne vois que lui. Le son des vagues assourdissent les mots, les étouffent.
Je le suis dans les vagues, je m'appuie sur son dos, c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour restés aussi proches et immobiles sans tomber. Mon bandeau n'aime pas le sel.

-Là, on est censé se réconcilier et tu dirais "je ne referais plus jamais ça".

Je passais un bras autour de ses épaules. Mine de rien, je remercie mes quelques centimètres en plus.

-Mais, ne te sens pas obligé de te faire pardonner... Me venger revient au même , il ne voit pas mon expression amusée, avide, c'est un plus. Il s'énerve toujours quand je l'embarrasse. Tu ne m'as pas dit quand tu comptais annoncer publiquement que le célèbre K'ouen n'est plus célibataire.

Le menton sur son épaule je m'endormais, la chaleur sur ma tête, la fraicheur à mes jambes...

Les yeux fermais je baignais dans l'eau et le soleil. Le panorama idéal pour s'amuser, pas pour s'excuser. Pourtant...

-Je t'ai déjà dis "pardon", tu n'as pas entendu, c'est tout.

Nous faisant faire demi-tour, je le bouscule pour le ramener parmi les créatures diurnes. Sur le sable, je nous emporte au bord des vagues qui nous lèchent les pieds à peine allongés.
Les bras passés sous mon cou, j'attends un bon moment avant de répondre, quelque chose d'intelligent, ou un moyen de sauver ma peau avant que ne soit décidé de transformer K'ouen en réception de journalistes. Aussi avides que lui concernant les détails les plus intimes de ma vie privée.
Un monstre ne vous demande pas avec qui vous couchez quand vous vous apprêtez à lui coller votre pieds dans la tête. Un journaliste se comporte de la même manière qu'un monstre, il traque, renifle, et fonce vers la première charogne disponible, en revanche, le chasseur peut prévenir dix jours à l'avance que son coup va partir que le journaliste reste là, prêt à se sacrifier pour la moindre minuscule parcelle d'une information croustillante.

-Trop risqué. Rurik, Fafnir, il n'y a pas beaucoup de chemin à faire pour rapprocher les deux hommes.

Mais Caliope a disparu avec Rin. Aliénor ne parlera pas, je l'espère, elle ne me fera aucun mal, ni Eönwë. Je doutais sincèrement qu'Immacolata revienne de son marais juste pour révéler la vérité au monde... Et même si l'un de ceux qui ont eu accès à cette information la révélait. Avec quelle preuve pourraient-ils le condamner. aujourd'hui il n'y a que Rurik de K'ouen et non l'assassin de Souen.
Je dois demander à Gwendal s'il sait quelque chose à ce sujet. Lui pourrait faire parler un sanctuari. Une ride inquiète sur mon front. J'ai affronté beaucoup de problèmes mais jamais un de ce genre.

-Ils finiront par s'en apercevoir seuls... Tu as pris tes quartiers au palais, même Ayame n'a pas de chambre là bas, ça ne te suffit pas ?

-Le dire quand je dors ce n'est pas faire des excuses... Tu t'es donné bonne conscience.

La bonne blague ! Il avait la conscience lourde depuis très longtemps et j'en rajoutais des couches. Sa conscience est enterrée bien profond avec quelques vieux cadavres. Les miens et les siens dans un enchevêtrement macabre.

-Pour ta gouverne. Je ne dormais pas.

Le soleil sur le dos, je n'ai pas protesté quand il s'est allongé, m'emportant avec lui sans cérémonie d'usage. Le sable me chatouillait le bras et le flanc. J'étais balancé par sa respiration régulière. Si fort que l'étouffer relèverait de l'exploit. J'ai déjà essayé... Son diaphragme est aussi fort que tous ses autres muscles.

-Encore heureux que ton elfe de compagnie n'a pas de chambre sur K'ouen. Ce serait criminel de me tenter autant... Tu ne voudrais pas le perdre si facilement !

Je commençais à m'endormir. Quand nous sommes ensemble, dormir revêt aussi les caractères d'un miracle. En soupirant, je choisi sans le concerter de changer de sujet. Tuer L'elfe : corde sensible. Ses bêtises : corde déjà rompue. Je tiens à la vie.

-Tu as prévu quoi pour les semaines qui viennent ?

Je grince des dents, resserre l'emprise de mon bras. Un peu et je l'étouffe si je veux. Aya, terrain miné.

-Aliénor veut aller à l'observatoire, j'ai Mirinar dont je dois suivre l'étude, il y a cette baleine et une potentielle exploration de la zone inconnue à préparer qui doit se situer quelque part sur ma liste de choses à faire. Il y a cette histoire de volcan et de galeries dangereuses dans le sud. Une fée casse-pied a causé des dégâts à Vink j'ai tout un tas de papiers à signer pour accorder des fonds pour la réparation. Aohane vient de retrouver ses pontons et pilotis, je dois justifier un dépassement des crédits.

Je me tais.
Je soupire.

-T'aurais pas dû poser cette question.

Je déteste être maitre de plus en plus. Je déteste surtout les papiers à signer, les colonnes de chiffres et les phrases sans queue ni tête censées vouloir dire "Attention, procès !"...
Ce n'est pas un pouvoir, c'est une mission impossible. Et si cette place donne le moindre privilège je le paye au prix fort.

- Tu as trouvé de quoi t'occuper ? Comment s'est passé la mission dans les montagnes, j'ai eu des échos...