Autour d'un verre

Nous ne déclenchions ni regards, ni émeute. Le bar était le même après notre entrée, il y avait toujours ce bruit d'explosion de ceux qui boivent pour le jeu, on entendait un homme chanter au fond de la salle, il avait un timbre puissant, surpassant par moment la chanteuse en robe à paillettes sur la scène. Un saxophone emis une complainte d'euphorie tandis qu'un serveur nous conduisait à une table libre.
Il n'était idiot, nous voyant accroché l'un à l'autre, il avait trouvé délicat de nous laisser à une table en partie dissimulée par un ficus d'une taille peu commune et un paravent en bois noir.

-Vous désirez ?

Un torrent ? Peut-être pas ce soir, même avec une cuvée de Printemps, je ne serais pas dans un état acceptable pour cette soirée. Le sang de fer ne faisant plus effet depuis le shoot d'adrénaline moins d'une demi-heure plus tôt, je me contentais d'un alcool humain, simple, sans fioriture.

Le serveur s'éclipsait. Je crevais d'envie de presser Xénon de questions. J'avais besoin d'une réponse claire, sans équivoque. Mon courage m'avait déserté, je n'osais aborder le sujet de peur que ça ne déclenche une suite d'événements... Jusqu'à le voir avec le camitou sagement installé sur son épaule. Xénon avait gardé la bague. Elle était dans sa main et n'avait pas bougé depuis qu'il l'avait pris sur la légacy. S'il avait voulu refuser ma demande, il me l'aurait rendu, non ?

-Veux-tu l'essayer ?

Mes yeux se posaient sur sa main, sur la bague qu'elle cachait.

J'avais évalué la taille de la bague selon mes souvenirs. Si elle ne lui allait pas, j'aurais l'air très bête. J'espérais presque que ce soit le cas, pour détendre l'atmosphère, rien de mieux qu'une bonne bourde.

Xénon ouvrit le poing. Le diamant capta un rayon de lumière et scintilla comme un clin d’œil. Il saisit l'anneau entre le pouce et l'index pour mieux l'examiner.

En soi, il n'avait pas d'opinion sur l'objet en lui-même. La combinaison de l'or blanc et du diamant était discrète, la pierre était petite, le métal assez fin pour ne pas gêner sa prise sur une arme. Les bijoux ne l'avaient jamais intéressé, mais il pourrait faire une exception pour celui-ci. Pour la gravure cachée comme un secret sur sa face intérieure, pour ce qu'elle représentait... oui, il se voyait bien porter cet anneau chaque jour.

Il étendit le bras et saisit la main de Wergeld. Ses doigts glissèrent du poignet jusqu'à la paume et la tournèrent vers le ciel. Il y déposa la bague. Ses yeux se fichèrent dans ceux de Wergeld. Il y lut tant d'appréhension que ses jambes s'entremêlèrent à celles de son amant sous la table, cherchant à rassurer.

"La tradition veut plutôt que tu t'en occupes, non ?"

Il présenta sa main libre, ses doigts encore nus.

Il m'est apparu une seconde que mes espoirs s'envolaient, pris de panique, fuyant à l'horizon. Sa main dans la mienne me parait froide. Je brûlais d'impatience de connaitre la réponse, la vraie. La version dite avec des mots. Mon coeur ne pouvait lever le doute qu'il persistait à nourrir. La bague posée au creux de ma main est douce, froide, dure. Mon coeur s'emballe. Se pourrait-il que cette bague me soit retournée ?

Une étreinte discrète se produit, son sourire est indéchiffrable et puis sa main se présente à mon regard. Une réaction chimique, c'est l'embrasement de mes craintes. Elles s'étiolent dans les flammes, je n'entends plus les sons du bar. Je le vois. Mon champ de vision absorbe sa lumière. La joie se répand dans mon corps en charges frissonnantes. Mon sourire déborde de cette joie qui me submerge. D'une main fébrile glissée sous la sienne, L'anneau escalade lentement les phalanges, le diamant trouvant sa position au sommet. Puis, contre sa peau, cachée comme une relique, la rose des vents et nos initiales. La boussole du chemin que nous emprunterons à deux.

Sans mot, sans voix, je l'attire à moi. Avec autant de force que cette joie amoureuse qui s'est emparée de moi. Levé au dessus de la table, je cherche un baiser, l'agrémente d'un sourire.
Les sons de notre environnement me reviennent avec le ressac.

Xénon se laissa attirer comme un corps céleste piégé par la gravité de Wergeld. Il répondit à son baiser avec tout autant de passion, incapable de déterminer lequel de Wergeld, de lui ou d'eux deux tremblait ainsi. La bague était un contact étranger mais bien-aimé contre sa peau.

Lorsqu'ils se séparèrent, Xénon garda les deux mains de Wergeld prisonnières des siennes.

"Tu m'as vraiment surpris," avoua-t-il avec un rire encore mal assuré. "Je n'aurais jamais pensé... Ça ne m'avait pas effleuré l'esprit."

Il tut avec pudeur son incapacité totale à envisager un tel évènement encore une heure plus tôt. Ordinairement, Xénon était un planificateur de nature. Son processeur calculait automatiquement les résultats les plus probables d'une situation et les réponses les plus appropriées. Sa faute de programmation signifiait que, n'ayant pu anticiper la demande de Wergeld, il nageait en plein flou artistique.

"Que... qu'est-ce qui se passe maintenant ?" demanda-t-il avec une expression d'hésitation inhabituelle. "Je n'y connais vraiment rien en matière de mariage. Je n'ai même jamais été invité à une cérémonie."

Il repéra du coin de l’œil le serveur qui approchait avec la boisson de Wergeld et dénoua sagement leurs mains.

Le serveur approche, les verres sont là. Mon esprit construisit les blancs de ma distraction comme il le pouvait, ça donnait à peu près ça : les verres ont dû se téléporter du plateau à notre table. Bizarrement, mon cerveau n'a rien trouvé de plus simple et logique que ça. De toute manière, mon corps tout entier est tendu vers Xénon. Il a libéré mes mains, je m'assure que nos jambes, elles, ne soient pas privées de notre étreinte pudique.
Je baisse les yeux sur le verre et l'alcool couleur de miel. Qu'ai-je commandé déjà ? Je souris de joie, amusé de ne plus être tout à fait maitre de moi pour une raison aussi simple et naturelle.

-Je ne sais pas comment on célèbre un mariage, je ne sais pas non plus quels sont les codes précis à suivre pour ce genre d'exercice. Alors, on n'a qu'à faire comme bon nous semble.

Un effort surhumain pour retrouver ma concentration et je réussis à aligner deux pensées qui ne soient pas de le serrer contre moi durant plusieurs jours ou de le kidnapper pour un voyage loin de cette ville. Vers un coin tranquille ou cette déclaration d'amour sincère pourrait s'exprimer sans le bruit de cet endroit. Je reconnaissais là mes tendances possessives et asociales. Une célébration est bien tout le contraire.

-Il y a pas mal de choses à organiser et je crois savoir que Ayame et Lys voudraient bien nous décharger de cet office. En revanche, il ne pourra pas choisir pour nous. Je me disais que nous pourrions aller au temple d'Ho'una, mais... Tu voudrais peut-être choisir un lieu moins emprunt de souvenirs. Que penses-tu du temple de Ha'kynai ? Il est même assez grand pour organiser une réception. Et ça fera rouiller les articulations de ton assistant. Je fais d'une pierre trois coups.

Bravo Wergeld, ton cerveau à redécouvert l'une de ses fonctions survivantes : ton humour déplorable.
Un trait d'humour pour éviter d'évoquer la véritable raison derrière cette proposition. Je choisis un temple hors d'Ing spécialement pour garantir un service de sécurité optimale à la fête. Deux Maitres qui se marient, c'est inédit et ça pourrait donner des idées à certains. Ing est un danger que je m'épargne. Pour la première de ma vie je vais choisir la sécurité... A marquer d'une pierre blanche sur le calendrier de l'elfe.

Xénon rit de cette disposition d'esprit parfaitement Wergeldienne.

"Tu sais que mon truc, c'est plutôt de suivre les codes... ou au moins de les connaître, sinon c'est moins drôle de les transgresser. Mais si Ayame et Lys sont de la partie, ma foi..."

Il eut un geste de la main fataliste qui disait qu'il leur souhaitait bien du plaisir. Ce qu'il ne précisait pas, c'était que sa première priorité quand il rentrerait à Cerclon serait de se connecter au réseau Entre-Mondien pour se renseigner sur toutes les coutumes d'union matrimoniale recensées sur le territoire. On ne se refait pas.

Choisir un temple... Il baissa la tête avec dans l'oeil un éclat doux-amer. Le temple de Ho'una était celui où leur histoire avait commencé, quand un Wergeld dévasté avait croisé le chemin de celui qui était à l'époque le prêtre des lieux. Il aurait donc dû être tout désigné pour la cérémonie. Pourtant, Wergeld s'était rendu au temple pour tenter d'y obtenir des réponses sur le sort de son précédent amant. Quant à Xénon, il était devenu prêtre en partie pour retrouver une certaine sérénité quant à son passé perdu, et notamment l'homme qu'il avait laissé derrière lui dans son ancien monde. Il n'était sans doute pas judicieux de démarrer leur vie à deux entourés de fantômes.

La pique de Wergeld lui arracha un sourire.

"Va pour Ha'kynai. Si on met de côté Ho'una, je n'ai pas vraiment de préférence entre les temples. Je n'ai gardé aucun contact avec les autres prêtres depuis que j'ai quitté mes fonctions, je crois même que je ne connais aucun des prêtres actuels. C'est un peu bizarre pour un androïde de se marier sur l'eau," dit-il avec un regard plus amusé que réprobateur, "mais pourquoi pas."

Il eut un nouveau rire, d'auto-dérision cette fois.

"C'est bizarre pour un androïde de se marier tout court. Avant de faire rouiller HK, je vais déjà le faire buguer en lui apprenant la nouvelle. Nous serons deux des mariés les plus improbables qui soit. Regarde-nous : on est déjà en train de refourguer tout le boulot à ta famille. Et la mienne nous offrira sans doute une bombe en cadeau de mariage."

-Vois le bon côté de ce mariage improbable, nous aurons le meilleur service de sécurité de tout le pays. Entre ta famille et la mienne, ce ne sont pas les convives qu'il faudra dénombrer mais les armes à feu présentes !

J'étais emballé par l'évenement. Maintenant qu'on parlait risque et aventure, l'idée même d'organiser la fête devenait intéressante. Jusqu'à cette pensée fatidique : quoi porter et qui inviter. D'instinct, je dirais au moins un arcturien, pour le plat de résistance et peut-être quelques raies du désert pour introduire la cérémonie. La santé de tous nos invités étant en jeu, personne n'écoutera mes propositions de liste d'invités.

-Ce serait bien que la partie la plus sensée de notre mariage puisse calmer les ardeurs d'Ayame et de Lys. Je leur dirais de t'informer ?

Ma propension à refiler le bébé et l'eau du bain à l'elfe était bien ancrée dans mes habitudes. Je ne m'étais pas posé la bonne question dès le départ : Xénon voudrait-il organiser quelque chose qui lui conviendrait ?
Pour ma part, je n'avais aucun critère contraignant concernant le mariage en lui-même. Mon but était simple et facile. Je voulais passer tout le temps de cette cérémonie à ses côtés. Tout le reste était superficiel. Si après quelques heures à pavaner, j'avais le privilège de passer le reste de ma vie à ses côtés, c'était un petit sacrifice pour bien démarrer une belle aventure, non ?

Il y aurait d'autres choses à prévoir, bien sûr. Un couple marié n'est-il pas censé vivre ensemble ? Cette réflexion n'avait pas effleuré mon esprit avant cet instant précis. Elle me crispa de la tête aux pieds. Xénon allait me subir en quasi-permanence (à condition que je ne sois pas en vadrouille). Il se pourrait que la cohabitation devienne compliquée. Je devrais le prévenir, j'ai toute une ménagerie à gérer et des habitudes d'alcoolique misanthrope durant mes courts séjours à K'ouen...
Bien qu'après mûre réflexion, je passe plus temps à me dormir et manger lorsque je suis au palais. Paresseux et affamé ?

-Maintenant que j'y pense...

Un sourire amusé gravita sur mes lèvres, espiègle.

-Il va falloir trouver où nous vivrons. Avec une alimentation électrique de premier choix pour toi et des sorties de secours pour moi. Des sorties qui ne ressemblent pas à des fenêtres au second étage... Ça me changerait !

La terreur de K'ouen. Tu parles !

Xénon connaissait mal Lys, mais il avait un peu de mal à visualiser Ayame s'enthousiasmer à l'excès pour un mariage. Le bras droit et le petit ami de Wergeld... non, son fiancé... Ayame et Xénon avaient un accord tacite. Quand l'un n'était pas là, c'était à l'autre de veiller sur Wergeld. Au-delà de cet échange de bons procédés, Xénon n'avait pas la plus petite idée de ce qu'Ayame pensait de lui. S'il désapprouvait, il était beaucoup moins expressif que HK sur la question. Ça n'avait jamais inquiété Xénon outre mesure, mais qu'on ajoute un mariage dans la balance... Il était peut-être temps qu'ils aient une discussion à cœur ouvert.

"Oui, il faudra qu'on se parle..." approuva-t-il, les yeux dans le vague. "Ayame a mon numéro."

Il revint au présent et sourit à Wergeld.

"Je pense qu'on te connaît tous assez bien pour prévoir l'essentiel."

De quoi bien manger, bien boire, ne pas s'ennuyer, et veiller à ce que les mondains et les journalistes ne s'approchent pas trop du maître de K'ouen.

Xénon décrocha délicatement le camitou lové dans le creux de son épaule. Wergeld l'avait appelé Béryl. La créature était d'une patience à toute épreuve. Lorsque Xénon le déposa sur la table, il s'allongea et prit la couleur du bois. Xénon posa une main sur son dos et observa avec curiosité les zébrures dorées qui parcoururent son corps brun.

Il releva des yeux étonnés vers Wergeld.

"Oh... c'est vrai."

Lui non plus n'avait pas songé qu'une vie commune impliquait qu'il délaisse l'île de Ken. Il n'avait pas connu d'autre logement depuis qu'il avait pris ses fonctions. Il savait que Wergeld avait une maison privée au sud du pays, mais lui-même n'avait jamais été intéressé par le concept d'une résidence secondaire.

"Tu crois qu'on pourrait réquisitionner une des plus petites îles de Ciel pour la placer pile entre Ken et K'ouen ?" plaisanta-t-il. "On aurait juste besoin de vendre quelques-uns de tes organes au marché noir pour marchander avec Nij'aku."

Il haussa les épaules.

"Je n'ai pas de grandes exigences qui ne puissent pas être satisfaites par un petit coup de Perçant... et un générateur de secours. Je supervise le mariage et tu nous trouves un château ?"

-Trouver un château, c'est dans mes cordes. J'espère que tu aimes les tours et les dragons.

Sourire espiègle, je suis presque sincère en disant ça. Ce serait bien d'avoir un vrai château. Tout cet espace bienvenu, du personnel pour prendre soin des animaux en notre absence, un labyrinthe où se perdre et des douves où plonger en cas de fuite...
Soyons honnêtes, pour nous y retrouver à deux en même temps, il faudrait un miracle. Les responsabilités des Maitres de Miroir et mon amour du grand large (à prendre) ne faisaient pas de nous deux le couple parfait et disposé à nidifier durablement quelque part.
L'important est donc de pouvoir entasser nos possessions respectives, des murs épais pour la sécurité et un coin tranquille pour nous retrouver.
Lorsque les aléas de la vie nous donne ce droit.

*Un dragon, ce serait bien. Pour la sécurité... Et des couloirs secrets, des tunnels d'évacuations discrets. De quoi fuir à la moindre piqûre en vue.*

Je remerciais l'anneau de nos fiançailles de ne pas transmettre toutes mes pensées puériles à Xénon. Très bientôt j'allais devoir faire figure d'adulte et ne pas penser à tout et n'importe quoi pourvu que ce soit dangereux ou amusant.

-Si je m'occupe du château et toi du mariage... Il reste une dernière chose à paufiner. Après avoir danser, manger, bu et profiter de son bien aimé pendant la fête, la coutume voudrait qu'on s'isole quelque part, loin, très loin de tout, pour consommer le mariage. Consommer, c'est un grand mot, mais... A l'idée de t'avoir pour moi tout seul pendant quelques jours. Je suis déjà impatient.

Xénon avait lâché le mot "château" par facétie, mais ne fut aucunement surpris que Wergeld parte dessus au quart de tour. Bien que son compagnon joua lui aussi la carte de la plaisanterie, Xénon vit bien l'étincelle qui s'alluma dans son regard et les rouages qui tournèrent en silence dans sa tête. Ils allaient peut-être vraiment finir avec un dragon en guise de chien de garde... Bah, ça ne ferait que compléter la ménagerie de Wergeld.

"Ajoute un boucher à domicile pour toutes tes bestioles," suggéra-t-il en secouant la tête, indulgent.

Le nouveau sujet de conversation le prit de court. Ils étaient fiancés (fiancés !) depuis un quart d'heure et il y avait déjà tant de choses à penser. Il frotta la bague à son doigt. Il suffisait d'un bien petit objet pour changer toute une vie.

"Oh... Une lune de miel ? On peut faire ça ?"

Wergeld avait l'habitude de disparaître aux confins de sa zone en laissant Ayame s'occuper de tout, mais l'idée de couper toute communication avec sa Res Publica était franchement anxiogène pour Xénon. Ce n'était pas qu'il n'avait pas confiance en HK, mais... voilà. Mais l'idée de passer plusieurs jours avec Wergeld sans la moindre interruption, rien qu'eux deux... il fallait bien avouer que c'était séduisant.

Il baissa les yeux avec un sourire timide.

"Qu'est-ce que tu as en tête ? Moïrïn ?" plaisanta-t-il dans une vague tentative pour cacher son embarras.