Promenade de santé dans la montagne

Spoiler:

Sans faire d'histoire, Xénon avait suivi le mécanicien dans une autre pièce où on l'avait promptement rebranché. Il en avait été soulagé au début, mais il ne fallut que quelques minutes pour qu'il s'agace de cette laisse qui l'attachait au mur et dont il ne pouvait même pas se débarrasser par ses propres moyens. Il avait envie de se déplacer pour vérifier si les soins de Wergeld étaient finis. Le chasseur était-il déjà parti ?

Évidemment, en vouloir à son câble de chargement n'avait aucun sens. Même s'il en avait eu la possibilité, il n'aurait pas bougé, pas alors que le robot travaillait sur sa fourche. Il s'efforça de chasser sa mauvaise humeur, mais elle persista. Peut-être ferait-il aussi bien de se mettre en veille, sa batterie monterait d'autant plus vite... Mais si le mécanicien avait des questions ?

Son dilemme fut interrompu par le retour de Wergeld. Aussitôt il se ragaillardit. Il ne dit rien, puisque Wergeld ne semblait pas d'humeur loquace, mais son phare avant clignota à son attention, témoignant sa joie de le revoir. Il aurait sans doute dû suggérer que son ami prenne au moins l'une des chambres de la clinique, celles qui avaient des lits, mais un plaisir coupable retint ses mots.

L'après-midi s'étira tandis que les réparations suivaient leur cours. De longs moments de silence régnaient, entrecoupées de soudaines cacophonies de crissements métalliques. Au bout de quelques cycles de ce manège, Xénon vit la réceptionniste passer dans le couloir, une grimace sur le visage, puis repasser dans l'autre sens, un casque anti-bruit sur les oreilles.

Enfin les outils de diagnostic internes de Xénon lui apprirent que les derniers composants critiques venaient d'être rebranchés.

"C'est bon ?" s'enthousiasma-t-il.
"Ah ben... Hum... Alors..." Au bout de ce qui sembla à Xénon être une petite éternité, le robot referma le dernier panneau et dit : "Oui, là, je crois que c'est bon."
"Super !"

Xénon ouvrit la trappe de son compartiment de rangement arrière. C'était un réflexe : il vidait toujours le compartiment avant de changer de forme, plutôt que de se retrouver avec son contenu imprimé dans la fesse droite. Mais, en entendant son pistolet tomber au sol et en voyant le mécano faire un bond impressionnant, il se dit un peu tard qu'il aurait pu prévenir.

Il était trop soulagé pour s'en soucier longtemps. Enfin la transformation se lança, et il sentit avec plaisir ses servomoteurs changer de configuration. Ses caméras se débranchèrent un court moment, puis revinrent en ligne à une altitude plus respectable. Il contempla, ravi, son corps à nouveau bipède, revêtu de son habituelle combinaison moulante ; ses mains à cinq doigts (qu'est-ce qu'elles lui avaient manqué !) ; le câble de chargement qui émergeait à présent de son nombril.

"Houlà," dit le mécano, avant de s'éclipser vers la porte, contournant le pistolet par terre comme s'il s'agissait d'une couleuvre.
"Merci beaucoup !" cria Xénon après lui.

Le pistolet tombe au sol, ça fait un bruit sourd. Suite à ce choc assez peu étrange si on le compare au reste des réparations, le mécano s'enfuit par la porte, Wergeld hissa une paupière, puis l'autre, extirpé du sommeil par leur dernier échange de politesse. Il n'avait pas l'instinct de celui qui s'étonne devant une arme, le regard rivé sur Xénon il ouvrit la bouche pour dire quelque chose. C'était sûrement quelque chose de très intelligent. Tellement que sa bouche peu habituée préféra ne pas en prononcer une syllabe. Perplexe, le chasseur fixait bêtement.

Wergeld n'avait pas vraiment fait attention à ce que Xénon lui avait dit le matin même. Trop préoccupé par leur rencontre avec le Jinouga, le jeune homme n'avait pas compris que les jambes et les bras de Xénon signifiaient qu'il avait forme humaine. Sa surprise n'en était que plus grande.

Ces derniers temps, il voyait sans cesse des choses étranges. Des lions quittant la montagne, des moto dans des ravins, des Jinouga flairant l'eau et des moto qui se changent en androïde blond, aux yeux bleu... Tellement humain.
Son coeur s'était emballé, l'adrénaline de cette rencontre infusée dans sa chair. Il se redressa avec brusquerie. les mains glissées dans son blouson, il se détourna dans une tentative désespérée de dissimuler son visage rouge.
Il ne s'y attendait pas.

Wergeld cessa tout mouvement avant de passer la porte et risqua à un coup d'oeil vers le jeune homme tout juste réparé.

-Heu... On va aller à l'auberge. Une légère hésitation fit trembler sa voix. Il te faudra des vêtements aussi. Tu... Tu préfères commencer par quoi ?

Wergeld n'était pas doué pour beaucoup de choses : mentir pour commencer, dissimuler ses émotions aussi, et bien d'autres encore. Si Xénon et lui devaient faire équipe encore quelques jours, il finirait bien par s'en rendre compte.

Xénon remarqua bien du coin de l'oeil l'empressement soudain de Wergeld à quitter la pièce - c'est qu'il avait dû trouver le temps long à force, et cette chaise ne devait pas être très confortable ; il regrettait sans doute d'avoir choisi de rester jusqu'au bout - mais il ne s'en soucia pas tout de suite. Avant toute chose, il débrancha son câble, l'enroula et le rangea dans sa poche.

"Un instant, je te prie. Je lance un diagnostic."

Il s'étira avec volupté. Bras, jambes, dos, cou... Il fit jouer à tour de rôle chacun de ses servomoteurs pour vérifier leur bon fonctionnement. Il aurait suffi d'un défaut d'alignement minime à la fin des réparations pour que son changement de mode provoque des dégâts. Idéalement, il aurait mieux valu qu'il attende de passer sous un scanner à la capitale avant de retrouver son apparence humanoïde, mais il n'en avait pas eu la patience. Heureusement, il n'eut pas à le regretter.

"Impeccable !"

Il lâcha sa dernière position et ramassa son arme. Il se tourna vers Wergeld avec un large sourire.

"Il est grand temps que tu manges un morceau, je crois. Tu aurais dû y aller pendant qu'on attendait, tu dois mourir de faim."

Il pressa une main dans le dos de Wergeld pour le pousser vers la sortie, lançant des remerciements enjoués à la jeune femme et au mécanicien qui discutaient à l'accueil. A présent qu'il avait les moyens physiques de pousser et tirer son ami à sa guise, il était bien décidé à les utiliser. Il ne comprenait pas cette tendance étrange qu'il avait à remettre ses propres besoins à plus tard. Cette histoire de vêtements en était un autre parfait exemple.

"Moi je n'ai besoin de rien, ne t'inquiète pas. Je ne ressens pas le froid des montagnes. Et de toute façon, cette combinaison est le seul vêtement que je peux porter sans m'obliger à me déshabiller pour reprendre ma forme de moto."

Il s'interrompit pour un instant de réflexion.

"Bon, en fait il me faudra une nouvelle épée. Mais plus tard."

Un robot, se répétait-il, c'est un androïde et s'il est physiquement parfait cela vient de son créateur. Il voulait créer de la confusion dans les esprits impressionnables. Wergeld se connaissait assez bien, il était impressionnable. Ses rougeurs ne passeraient pas à observer Xénon vérifier chacune de ses articulations.
C'est un robot. Il ne se rend pas compte de l'effet qu'il produit sur un jeune homme venant de passer plusieurs semaines seul en montagne. Le chasseur se promit de ne plus jamais passer autant de temps seul en montagne.
Il espéra secrètement que Xénon retrouve sa forme de moto. Malheureusement pour lui, repenser à la moto provoqua d'abord de l'embarras ; de courte durée, il pensa aux lions et aux ravages que le groupe pouvait causer. Ou pire, le clan entier pouvait croiser le chemin du Jinouga...

Il sortit de ses pensées, constatant que son air surpris se mua en sourire amusé.

-Content que tu sois remis sur pieds ! J'espère que t'es toujours motivé pour aller à la chasse aux lions.

En son for intérieur, Wergeld se précisa à lui-même "et au jinouga". Il ne s'avouerait jamais vaincu par une créature, encore moins un prédateur connaissant aussi bien son odeur.

C'était à son tour d'étirer son dos, il avait dormi juste assez de temps pour garder dans ses muscles l'effet du sommeil. La porte de la clinique claquait dans leur dos et le vent lui rappela qu'il était encore humide de son passage dans le rivière. Il frissonna.

-Très bien, commençons par l'auberge. J'ai faim et j'ai besoin de repos.

Il ne mentionnait pas l'envie de se laver mais ne se priverait pas de le faire.

-Elle n'avait pas dit "à gauche puis à droite" ?

Wergeld pris à gauche et il aurait loupé la rue de l'auberge s'il n'avait pas remarqué un chasseur de sa connaissance avançant d'un pas décidé vers la fameuse auberge qu'il cherchait désespérément. Son ventre jouant le désespoir comme un vieux saxophone troué.
Il pressa Xénon et se hâta de gagner l'établissement. Il passa la porte quelques minutes après le visage connu. Les odeurs de pain chaud et de bière lui sautèrent au visage. L'endroit était exigüe, une dizaine de places assises les unes contre les autres. Un chauffage électrique accroché au mur dispensait une chaleur étouffante. Un groupe de trois leva sur eux un regard curieux avant de reprendre leur conversation. L'instant d'après, Wergeld ignora la tenancière venue l'accueillir et il se dirigea vers la table de Vildred.

Il devait avoir dix ans de plus que lui et portait un lorgnon à la lentille épaisse contre l'oeil gauche. L'autre oeil avait disparu et se trouvait remplacé par un appareil électronique censé lui ressembler. Mais la lentille à la focale rapide ne trompait pas Wergeld.
Tous les deux échangèrent un sourire.

-Wergeld !

Le chasseur se leva et lui offrit une accolade amicale.

-T'es là pour les lions, pas vrai ! C'est bon de voir qu'on a autre chose que des bleus sur ce coup.

Le jeune homme perdit aussitôt son sourire et se décala d'un pas, pour présenter Xénon et Vildred l'un à l'autre.

-Un chasseur comme tu les aimes, dit-il, bien câblé et solide. L'info est déjà remontée en ville ?

-Non, tu penses bien. Ils sont trop lents à K'ouen pour ce genre d'urgence. Xénon, c'est ça ? Asseyez-vous tous les deux.

Il frappa d'un main ferme sur la table et la serveuse apporta un pain chaud et un ragoût carné conçu avec des restes et surtout dans le but ultime de rassasier des chasseurs sans le sous.

-T'as déjà croisé les monstres ?

Il pointa l'index sur sa propre joue, rappelant à Wergeld la désagréable démangeaison de la sienne. Une main glissée sur la plaie fraichement suturée et le jeune chasseur haussa les épaules. Il ne dirait pas à Vildred que Xénon était l'un des bleus ayant causés la migration des lions plus bas sur le plateau. Ensuite, il ne voulait pas qu Vildred en sache trop sur la nuit et la matinée passée. S'il annonçait d'emblée qu'un Jinouga était sur le chemin et pouvait le repérer à cent kilomètres, on lui refuserait immédiatement d'appareiller avec les chasseurs du coin pour rabattre les lions vers la montagne.
Wergeld feinta d'ignorer la question, trop concentré sur sa miche de pain et le morceau recouvert de viande et de sauce qu'il portait à sa bouche.

-Il y a un forgeron ou un armurier en ville ?

Vildred haussa ses sourcils si haut qu'ils auraient pu s'envoler. Wergeld avait déposé son épée démesurée à côté de la table, provoquant un regard de dégoût d'une voisine. Il faut dire, l'arme était rayée comme un zèbre. Loin de rouler sur l'or, il était le dernier à aller traiter avec un vendeur ou un artisan qu'il serait bien incapable de payer.

-Faut voir, t'as besoin de quoi ?

En fin de compte il n'avait pas fallu grand-chose pour convaincre Wergeld. Sitôt assuré que Xénon n'avait besoin de rien, on l'aurait dit propulsé par son estomac vide. Xénon s'abstint de répondre à sa question qui lui sembla parfaitement rhétorique. (Bien sûr qu'il était toujours partant pour cette chasse, et plutôt deux fois qu'une maintenant qu'il pouvait à nouveau se servir d'une arme.) A la place, il suivit Wergeld, qui était à présent celui d'eux deux qui faisait presser le pas à l'autre.

En un rien de temps, il se trouva dans une salle encombrée, face à un parfait inconnu qui l'intimida instantanément. Sa familiarité avec Wergeld était une chose, son expérience manifeste en était une autre. Xénon n'osa placer qu'un "Salut" bref, retenant de justesse une formulation plus ampoulée qui aurait sans doute fait tiquer la présente compagnie. Il était flatté et embarrassé que Wergeld l'ait présenté sous son meilleur jour, taisant son inexpérience. Il ne voulait pas le faire mentir avec ses manières de citadin.

Il s'assit sans un mot de plus. Plongeant le regard dans le bol que la serveuse lui avait innocemment servi, il voulut laisser les professionnels parler. Pourtant, trop concentré sur son repas, Wergeld laissa la question de Vildred en suspens. Xénon hésita un instant. Puis il se traita de poule mouillée. Il allait bien falloir qu'il échange avec les autres chasseurs, ça n'avait aucun sens de se montrer aussi timoré. Il ouvrit la bouche pour répondre à la place de Wergeld, mais déjà celui-ci déviait la conversation.

Avec un soupir, il poussa sa part de dîner vers Wergeld. Au rythme où il allait, du rab ne serait clairement pas de refus. La prochaine question de Vildred était pour lui, ou en tout cas il la traita comme telle.

"C'est moi qui ai besoin de quelque chose, en fait. Une épée. De préférence aussi solide que celle de Wergeld," indiqua-t-il avec un mouvement de pouce pour l'arme en question. "La mienne est restée dans la montagne. J'ai deux formes, et mon matériel n'aime pas trop quand je passe de l'une à l'autre."

Vildred plissa les yeux dans sa direction. Ce n'est qu'à ce moment, alors qu'il était braqué sur lui, que Xénon remarqua son œil artificiel.

"Ça va, mon gars ?" demanda-t-il avec méfiance.

Xénon ne pouvait pas rougir. A la place, il cacha sa bouche sous son poing fermé et adopta un regard fuyant. Il avait conscience qu'il respirait comme une forge depuis qu'ils avaient pénétré dans l'auberge. Pour un être organique, il devait donner l'impression d'être en plein marathon, alors qu'il était manifestement immobile.

"Pardon, il fait plutôt chaud ici... C'est mon système de refroidissement."

-Remonte la rue, le quartier des marchands croise la rue parallèle. Le forgeron est plutôt du genre à forger de l'outillage pour les champs, mais il doit avoir quelques armes en revente.

Vildred le dévisagea un moment. Le vétéran sentait qu'on lui cachait quelque chose. Mais dire d'un chasseur comme Wergeld qu'il fasse preuve de mauvais jugement lorsqu'une chasse de cette ampleur était sur le tapis, ce serait une forme d'hérésie. Son regard allait du Wergeld dévorant son plat à Xénon et sa ventilation en sur-régime.

-On dirait que vous avez eu une journée bien remplie tous les deux.

Le jeune chasseur haussa les épaules, accueillant avec plaisir l'assiette supplémentaire qu'on lui présentait. Il remercia Xénon d'un regard amusé avant d'y plonger sa cuillère.
Par chance, Wergeld vida sa bouche avant de répondre à Vildred. L'autre chasseur, patient, n'était pas pressé d'obtenir une réponse.

-Mon campement était à l'est, près de la rivière. Les lions sont descendus jusque là. Si ce n'est plus loin. Si on veut les obliger à remonter, faut aller les chercher plus au sud. Je ne pense pas qu'ils aient passé la rivière, donc elle fera un obstacle pour les guider vers l'est...

Vildred scrutait ses émotions et de sa voix rocailleuse fit une remarque très pertinente :

-C'est le territoire d'un Jinouga. Des chasseurs du coin m'en ont parlé ce matin. On va bien s'amuser !

Il martela de son poing la table et une cruche se balança avant de se remettre de ses émotions. Wergeld regarda l'autre chasseur l'oeil noir. Un rien énervait Vildred et en levant les yeux sur lui, il constata que cet oeil synthétique lui faisait toujours aussi froid dans le dos, puis il se tourna pour regarder dans la même direction que l'autre chasseur.
Deux jeunes aventuriers, veste de cuir sentant le neuf et bottes de randonnée venaient d'entrer dans l'auberge. Des bleus...

-Tu n'avais pas dit que le problème des lions n'était pas encore remonté à la bibliothèque ?

Vildred et son visage fermé lui répondirent :

-Faut voir. Ils viennent peut-être pour le jinouga. Ils vont se faire tuer.

-Sauf si on s'occupe du Jinouga avant eux.

Vildred préférait voir les bleus dans l'estomac d'un jinouga que de chasser et de laisser le fruit de sa chasse à ces mêmes débutants. Wergeld, au contraire, préférait tuer le jinouga d'abord et demander des comptes ensuite. Ils se toisèrent un moment et Vildred se fendit d'un large sourire aux dents blanches.