Rencontre de haut vol [PV Feryl]

Voilà un certain temps que je voulais changer de gourde. L’ancienne était usée par les nombreux voyages aux côtés de maître Kehrlan et commençait à fuir en plusieurs endroits. C’était pour moi un objet indispensable, le seul dont je ne me séparais jamais, contrairement à mon arbalète. Il devait contenir l'eau que je transformerais en glace afin de me défendre en cas de danger. En conséquence, je décidais de me rendre le matin même dans les rues de Northrives, afin d’en acheter une neuve.

Je sortais d’une quincaillerie non loin de la tour Elantra, ma nouvelle acquisition déjà fixée à ma ceinture de cuir, lorsqu’Erwel quitta mon bras d’un puissant battement d’ailes et se mit à effectuer quelques petits cercles au dessus de moi. Je levais les yeux et admirait son plumage d’un blanc immaculé tout en me demandant quelle proie il allait attraper aujourd’hui. Une souris certainement, elles abondent en ville. Car je savais que telle était son intention, faire les boutiques n’était pas son activité préférée et il avait pour habitude de se dégourdir ensuite les ailes avec une petite partie de chasse.

Je continuais à marcher en direction de la tour, sachant qu’il s’y trouvait non loin une fontaine dans laquelle je pourrais puiser de l’eau pour remplir ma gourde. Je l’apercevais maintenant au bout de la rue, à quelques pas de là. En avançant encore, je remarquais un chat gris s’approcher furtivement de la fontaine.
Il doit certainement être en chasse lui aussi pensais-je, amusé. Tiens, il y a aussi quelqu’un se tenant non loin du bassin... Dissimulé sous une capuche et me tournant le dos, je ne pus que remarquer sa petite taille. Un enfant ?

Mais je n’eus pas le temps de pousser plus loin mon observation. Tout se passa en une fraction de seconde : Erwel fit tout à coup un plongeon vertigineux et s’élança comme une flèche dans la direction du chat qui, au même moment, bondit sur l’enfant. Mais le faucon, rapide comme l’éclair, sembla atteindre sa cible en premier.

C’est à ce moment-là que je vis l’enfant faire un bond sur le côté pour éviter les deux prédateurs. Il me parut alors distinguer le profil d’une gamine avec des mèches de cheveux roses. J’eus à peine le temps de l’apercevoir qu’elle avait déjà remis en place sa capuche d’un geste vif. Ce détail piqua alors ma curiosité...

Le calme revint aussi vite qu’il avait été brisé. Le chat dépité s’éloigna lentement de la fontaine alors qu’Erwel s’attelait à dépecer sa proie – une souris, comme je m’y attendais – perché sur le rebord non loin de la fille à la capuche, qui ne m’avait vraisemblablement pas remarqué.

Je la vis jeter un regard peu amène au chat et à mon faucon, puis leur lancer d’une petite voix aigüe mais néanmoins contrariée :

- Dites donc, vous pouvez pas faire attention et chasser proprement ?

Bien évidemment, Erwel continua sa besogne, totalement indifférent à la remontrance de la petite fille dans les pieds de laquelle feu la petite souris s’était malencontreusement réfugiée.
Je décidais de m’approcher d’elle, bien qu’elle n’ait pas l’air commode... Mais je lui devais au moins des excuses pour le comportement d’Erwel. Et puis quelque chose en elle m’intriguait, mon instinct me poussait à vouloir en savoir plus. Tout de même, quand est-ce que ce satané faucon arrêtera de m’attirer des ennuis ? protestais-je intérieurement.

Arrivé à sa hauteur, je l’interpellais :

- Veuillez excuser mon faucon, il lui arrive souvent de n’en faire qu’à sa tête.

Je la contournais et me plaçais face à elle.

- Je suis désolé qu’il vous ait effrayée, jeune fille.

Je lui indiquais du regard le fautif, un sourire d’excuse sur les lèvres.

- Voilà de nombreuses années que j’essaie de lui apprendre les bonnes manières... soupirais-je. Son nom est Erwel. Et je suis Feryl, Feryl Luoenbaert, pour vous servir, dis-je en m’inclinant légèrement. Puis-je connaître votre nom ?

Je plantais mon regard dans le sien et rencontrais des yeux d’un rouge écarlate. Décidément, cette gamine n’était pas comme les autres... Je fis un effort pour ne pas la dévisager outre mesure et attendis sa réaction.

Elle regarda rapidement Erwel et son repas d’un air de dégoût - il faut dire que le spectacle était effectivement peu ragoûtant – avant de se retourner complètement vers moi.

Je vis un instant d’hésitation dans ses yeux. Oh non, encore... À coup sûr elle avait dû tenter d’enregistrer mon nom, en vain. C’était toujours comme ça, personne n’était fichu de répéter correctement ce foutu nom de famille. Lu-o-en-ba-ert, ce n’était pourtant pas difficile !
Je grimaçais légèrement à la pensée de toutes les humiliations que j’avais dû subir par sa faute. Les enfants de mon village natal ne cessaient de se moquer de moi à ce propos. J’eus droit à toutes les versions possibles et imaginables, agrémentées de jeux de mots plus ou moins fins. « Luenbert », « Luobart », « Loenbaret » et autres « En barette » ou « Loubard »... La liste était aussi longue que l’imagination d’un gosse peut être débordante. Les rires et taquineries de mes camarades résonnaient encore dans ma tête, suscitant chez moi une réaction quasi-allergique dès que quelqu’un se trompait dans la prononciation.
Pourtant que je sache, la gamine qui se tenait devant moi ne l’avait pas encore prononcé à voix haute, je n’avais donc aucune raison d’afficher cet air renfrogné.

Quand je la vis me gratifier d’un large sourire, je décidais donc de reprendre une expression plus avenante et de me concentrer sur mon intention première : en apprendre plus sur cette mystérieuse inconnue.

- Caliope ! Enchantée !

Elle me répondit de cette même petite voix aigüe que je lui avais déjà entendue, mais sur un ton beaucoup plus engageant. J’étais rassuré, la conversation commençait plutôt bien et elle s’avérait plus sympathique que je ne le pensais.
Caliope ? Seulement son prénom ? Est-elle trop petite pour se souvenir de son nom de famille ? plaisantais-je pour moi-même. Ou bien essaie t’elle de le cacher ? Ça, j’avais le sentiment que c’était certainement plus probable, sans trop savoir pourquoi... Caliope... J’avais déjà entendu ce prénom quelque part.

- Vous vivez avec ... Erwel ? depuis longtemps ?

J’allais lui répondre quand elle se tourna sans crier gare vers la fontaine, se camouflant d’autant plus sous sa capuche. Elle se comporta alors bizarrement, faisant clapoter sa main dans l’eau, littéralement comme une gosse. Je me demandais ce qui avait bien pu la faire réagir ainsi et restait interdit devant ce curieux spectacle. Je remarquais Erwel tourner la tête et regarder quelque chose au loin derrière moi. Intrigué, je pivotais et aperçu des gardes. Voilà qui était hautement suspicieux. Je me retournais vers elle et plissait les yeux dubitativement. Dès que les gardes furent hors de vue, la gamine revint vers moi. Toujours perplexe, je la regardais m’adresser à son tour un sourire d’excuse.

- Oui... donc... Vous vivez ensemble depuis longtemps ?

Son repas terminé, Erwel revint se poser sur mon bras, fixant Caliope intensément. Elle était visiblement pressée de changer de sujet et ne souhaitait pas que je la questionne sur ce qu’il venait de se passer. Mais c’était mal me connaître. Pour quelqu’un qui gagnait sa vie en tant que conteur, un tel comportement était comme appâter une souris avec du fromage, ou un faucon avec une souris, comme nous en avions eu l’illustration quelques instants auparavant. Recueillir des informations était un réflexe et une mauvaise habitude que je ne pouvais réprimer. Je ne pus m’empêcher de lui sourire en retour, en espérant ne pas avoir l’air trop avide d’en savoir plus. Je crois que je suis tombé sur un gros poisson, mais peut-être aussi sur de gros ennuis. Peu importe, ma curiosité l’emportait et je réfléchis rapidement à une stratégie.

- Depuis quelques années effectivement. Je l’ai recueilli au cours d’un de mes voyages alors qu’il était tombé du nid. Nous vivons depuis presque quatre ans à Northrives avec mon maître.

Je fis une petite pause, caressant Erwel du bout des doigts, avant de me lancer.

- Et vous ? Vous vivez ici depuis longtemps ? Les habitants sont vraiment sympathiques et je prends toujours beaucoup de plaisir à parcourir ce quartier, avec ses canaux et ses échoppes. Vos parents tiennent peut-être un commerce dans le coin d’ailleurs ?
En tout cas, il y fait bon vivre et on s’y sent en sécurité continuais-je en lui jetant un regard malicieux.

Tout en parlant, je m’étais approché du bassin et avait décroché ma gourde. Je la plongeais dans l’eau pour la remplir, mais elle m’échappa. Je tentais de la rattraper sans succès, elle me glissait des mains comme une savonnette et finit par se poser sur le fond une fois l’air expulsé en de petites bulles remontant bruyamment à la surface. Nom d’un oiseau enragé ! Me voilà obligé de plonger mon bras quasiment jusqu’à l’épaule pour la récupérer. Erwel n’appréciât pas la manœuvre et tenta de trouver l’équilibre sur mon autre bras que j’essayais tant bien que mal de maintenir à l’horizontale. Nous voilà dans une position assez comique. Je n’aime pas ça, non vraiment, pourquoi fallait-il que ma maladresse se manifeste juste à ce moment-là ?

Je remontai mon bras trempé, fermement agrippé à la gourde. Erwel reprit une position confortable pendant que je fixais à nouveau l’objet dégoulinant à ma ceinture. Je sentis le rouge me monter aux oreilles et fronçais les sourcils. Je restais les yeux fixés sur la fontaine d’un air de reproche. L’effet de ma dernière phrase risquait bien d’en être atténué...

Cette fois-ci je lui fus reconnaissant de changer de sujet et de s’être retenue de commenter mon bras et mes vêtements quelque peu trempés... Je me détendis et croisais à nouveau son regard.

Je prenais le temps de considérer sa proposition. L’heure de rendez-vous avec maître Kehrlan étant encore loin et à vrai dire je n’avais rien prévu de spécial avant de le rejoindre. Cela me tentait donc bien, d’autant plus que ce que j’avais dit auparavant au sujet de Northrives était ma foi vrai : j’aimais m’y promener et écouter l’eau s’écouler lentement dans les canaux, seulement dérangée par le bruit des rames des gondoliers, les rires des enfants ou les conversations animées aux abords des commerces. Et puis ce serait l’occasion d’en apprendre plus sur cette petite Caliope, dont la compagnie ne m’était finalement pas désagréable.

- Avec plaisir, j’ai aussi du temps devant moi. Allons-y !

Je m’éloignais de la fontaine pour suivre le cours du canal le plus proche. Je fis attention à ralentir mon allure pour qu’elle puisse me suivre avec ses petites jambes, je ne voulais pas l’obliger à courir pour rester à ma hauteur.

Le petit incident avec la gourde était maintenant totalement oublié, d’autres pensées se pressaient dans ma tête. La Res Publica de Souen, les gardes qu’elle semble chercher à éviter... Tout en marchant, je levais les yeux et contemplais l’île flottant au dessus de nous qu’elle m’avait désignée du doigt. C’était là que se trouvait l’un des huit miroirs, aujourd’hui inactifs. Vu son jeune âge, je supposais qu’elle devait être l’enfant d’une intendante ou d’un garde. Mais une petite fille normale ne se serait pas comportée aussi étrangement... Quelque chose ne collait pas, il devait y avoir une explication mais je n’arrivais pas encore à mettre le doigt dessus.

- Vous êtes donc ici depuis un an de plus que moi. Je ne sais pas pour vous, mais je dois avouer qu’il m’arrive encore de me perdre...

Je riais doucement en m’entendant énoncer cette constatation on ne peut plus véridique, qui m’aurait certainement valut de devenir rouge comme une tomate si elle était sorti de la bouche de quelqu’un d’autre.
Pendant que je parlais, Erwel bâtit des ailes, passant de mon bras droit à ma main gauche. Quelques plumes tombèrent alors sur l’épaule de Caliope, et sur moi cela va sans dire. Mon maître me taquinait d’ailleurs souvent depuis qu’Erwel et moi étions devenus si proches. Il me comparaît à un perchoir à oiseau ou à un épouvantail visiblement incapable de les effrayer, car j’avais soit disant toujours une plume fichée quelque part dans mes vêtements ou mes cheveux.

Néanmoins, toujours absorbé dans mes pensées, je repris la parole sans vraiment porter attention à sa réaction :

- En revanche, je n’ai jamais eu l’honneur de me rendre à la Res Publica. Ce doit être un très bel endroit. Vous êtes autorisée à m’en parler un peu ? J’avais pour habitude de voyager avant de m’installer ici, et je suis toujours curieux de découvrir de nouveaux paysages et d’entendre de nouvelles histoires.
D’ailleurs, est-ce que vous avez déjà rencontré le maître du miroir de Souen là-haut ?

Je me demandais après coup si j’avais bien fait de poser une question aussi directe, mais ma curiosité et ma franchise naturelles avaient dicté mes mots avant que je puisse en juger. Bah, elle me répondra si elle en a envie ! J’ai déjà pu admirer sa capacité à contourner mes questions...