Fada qui comme Kallistrat...

... a fait un beau voyage, bien que notre Chertan n'ait conquit ni toison, ni raison, et ne soit en aucun cas d'accord pour retourner vivre entre ses parents pour le reste de son âge...! Bref, heureux et souriant, Kallistrat avançait à grands pas – grandes jambes obligent – dans les rues étonnantes de Cerclon. Le silence de ces lieux lui plaisait et le ronflement incessant des machines lui rappelait vaguement ses siestes paresseuses, lové au creux des pattes de sa mère. L'oreille ainsi collée sur sa poitrine, il se rendait sourd de ses ronronnements, et sans-doute était-ce encore la seule chose qui lui manquait encore, bien qu'il ne soit pas prêt de l'avouer. Ah ça non, il avait sa fierté le mâle Chertan ! Les ailes du nez frémissantes, il capturait les odeurs nouvelles avec curiosité, retenant ce à quoi elle correspondait sans autre conscience. Certaines étaient agréables, d'autres puaient carrément, car ici se côtoyaient les arômes épicés des restaurants et les relents d'huile de moteur grillé... Sur le macadam, les griffes de ses pattes claquaient au rythme de ses pas. Ce n'était pas très agréable d'ailleurs, lui préférait le chatouillis léger de l'humus à cet asphalte irritant pour ses coussinets. Enfin bon, il n'allait pas commencer à se montrer exigeant.

Le nez levé, il avisa l'immense tour qui s'élevait comme un phare gigantesque à l'intention des voyageurs. C'était tel qu'on le lui avait décrit, en plus grand, en plus impressionnant aussi. Alors, satisfait, Kallistrat accéléra l'allure et sourit. Devant lui voletait la Calopsitte qui ne semblait pas décidée à le lâcher ! D'où sortait-elle, celle-là, hum ? Il avait fait sa « connaissance » la toute première fois dans la forêt Ing et depuis, elle s'était mise en tête de le suivre comme un toutou. Minuscule petite bête avec l'homme-lion effrayant... Autant le dire : un grand n'importe quoi ! Mais à Kallistrat, ça ne le dérangeait pas et il trouvait au contraire cette compagnie distrayante. Autour de lui, les gens le regardait souvent avec méfiance, ou crainte – ou les deux – et il en avait déjà assez d'être perçu comme une bête de foire.

« Piapipapiapiapiapiapipapiapiiiiiii ! » L'enguirlanda Têk.

Oui, parce qu'il avait appelé l'oiseau Têk, et ne lui demandez pas pourquoi, il n'en avait aucune idée ! Ça sonnait bien, voilà tout ! Et c'était aussi le bruit qu'elle produisait avec son bec, lorsqu'elle partait à la recherche de nourriture dans le pelage du Chertan. Une véritable réserve à insectes à lui tout seul ! Vous parlez d'une aubaine, pas étonnant qu'elle ne veuille plus le quitter ! Mais comme nous le disions : BREF...

Kallistrat poussa la porte de la bibliothèque, Têk sur son épaule, sage et silencieuse pour la première fois depuis trois bonnes heures. Les lieux, modernes comme le reste des remparts, étaient aussi silencieux qu'une tombe... ou que sa forêt au passage de l'essaim d'oiseaux prédateurs. Qu'y avait-il ici qui puisse imposer un tel respect ? L'homme-lion l'ignorait, mais n'osa pas perturber ce silence presque religieux. Et ainsi marcha-t-il lentement, s'efforçant de retenir les griffes de ses pieds d'érafler chaque fois le marbre impeccable. Brisant le calme de l'endroit, Têk prit son envol et seul le bruissement de ses ailes s'agitant à tout allure se fit entendre durant quelques secondes. Elle était allée se percher sur le cadre très hi-tech d'un panneau lumineux et penchait la tête avec curiosité, épiant les informations qui défilaient, matérialisées à l'aide de LED. Kallistrat s'approcha, étonné. Lui qui ne savait pas lire, il était un peu embêté. Cependant, la liste des missions disponibles était longue comme son bras – et le bras d'un Chertan, s'il vous plaît ! Il haussa les épaules, mais ne se découragea pas pour autant. Il devait bien y avoir quelqu'un dans le coin pour lui traduire tout ça ?

Bon... bien... Et maintenant ? Parce que si notre lion argenté avait appris à se battre, il ignorait tout à fait les notions de recrutement et de rétribution, par exemple. Alors de là à s'attendre à être embauché... ou à demander à l'être, il ne fallait pas exagérer...

Kallistrat pivota afin de planter ses yeux verts sur son interlocuteur. Il le détailla un moment, immobile comme un prédateur prêt à dévorer sa proie, juste curieux en vérité, mais les apparences sont souvent trompeuses... Son interlocuteur, donc, n'était pas bien grand – en tous les cas pas aux yeux de notre homme-lion – fin comme une femelle amaigrie, sans pelage, sauf la crinière sombre encadrant son visage pâle. Pas de queue. Pas de gueule massive. Mais un magnifique regard aux flammes chaleureuses. Bizarre... Sa voix n'avait pas les tons caverneux et profonds des Chertans, elle était moins puissante et tout entier, cet être semblait aussi fragile qu'une statue d'argile. Le nez de Kallistrat frémit, capturant l'odeur de musc. Un mâle. Et comme il n'était pas très poli de rester là à fixer un homme sans prendre la peine de répondre, il baissa doucement la tête et cligna des yeux gentiment, rendant à Elzian son bonjour, à sa façon... Oui enfin... quand on ne connaît pas la gestuelle Chertanne, un clignement de paupière ne veut pas dire grand chose... Il tendit la main et ouvrit les doigts. Dans sa paume immense, trônait le minuscule petit rouleau que Têk, la calopsitte, lui avait apporté quelques semaines plus tôt :

Il toisa l'autre avec curiosité. Un directeur ? Sans doute devait-ce être l'équivalent d'un chef de clan. Et s'il fallait le trouver lui pour s'acquitter d'une mission quelle qu'elle soit, alors soit, il partirait à sa recherche. Ses moustaches remuèrent, comme chaque fois qu'il réfléchissait. Et ces temps-ci, Kallistrat réfléchissait beaucoup. C'était perturbant, cette nouvelle vie. Perturbant et excitant à la fois. Il y avait tant à apprendre et à découvrir.

Puis il tendit l'autre main et sourit – un sourire sur la gueule d'un lion n'étant pas très engageant – découvrant ses crocs immenses.

Et c'était vrai. Ses repères étaient tout chamboulés et les lieux lui étaient inconnus. Et il avait beau intercepter les odeurs et les mémoriser, ça ne l'aidait pas follement. La présence de celui qui disait s'appeler Elzian lui était donc quasi providentielle. Lui au moins, semblait un poil plus familier de ces étranges modes de vie. C'était l'occasion d'apprendre. Et puis Elzian ne semblait pas le craindre, ce qui n'était pas négligeable. Il n'avait croisé que peu de monde, notre Chertan, mais tous l'avait regardé avec de grands yeux effarés, lui indiquant le chemin en priant secrètement de ne pas se faire dévorer tout crus. Pas Elzian ! Ça le changeait ! Car Kallistrat n'aimait pas l'odeur de la crainte, âcre dans ses narines délicates... Non évidemment, vous ne voyez absolument pas de quoi je veux parler... c'est un peu normal, vous n'êtes pas Chertan... Enfin bon, passons.

Kallistrat hocha ostensiblement la tête et emboîta docilement le pas à l'humanoïde qui le précédait. Il était ravi de cette assurance qui lui était offerte. Lui qui hésitait beaucoup dans cet univers nouveau pour lui, cette présence déterminée était rassurante. Têk voleta comme une furieuse jusqu'à son épaule, et notre Chertan s'étonna presque de ce comportement paradoxal chez sa nouvelle amie. Ça le fit sourire.

Ce qui ne fut pas au goût de la Calopsitte qui l'insulta copieusement dans un long pépiement strident. Kallistrat l'ignora et rejoignit Elzian en une grande enjambée.

Bon, d'accord, ce n'était pas super palpitant comme sujet de conversation, mais en attendant de trouver mieux, bébé Chertan dans ce monde inconnu faisait ce qu'il pouvait en matière de sociabilité...

Hein ? Quoi ? Un coup de vent décoiffa quelques poils de notre Chertan, et une effluve délicieuse s'ensuivit. Femelle ! Il la regarda s'éloigner, un peu étonné de croiser quelqu'un d'aussi pressé. Qu'y avait-il de si urgent, qu'elle ne prenne pas la peine de vivre plus sereinement ? À Kallistrat, on avait toujours dit que vivre pressé dévorait notre santé de l'intérieur. Alors bon, l'empressement était bien la dernière des sensations à laquelle il avait envie de goûter ! Alors il se contenta de jeter un dernier coup d'œil à la jeune femme qui venait de disparaître dans un bureau, un peu plus loin, observant cet étrange phénomène de loin. De sa place, il entendit quelques mots, rapides, aux intonations en dents de scie et jouant entre les tons graves et suppliants. Il haussa un sourcil. Déjà, son attention était attirée par Elzian. Ah oui, c'était vrai qu'il avait posé une question... Il prit le temps de réfléchir sur la réponse, battant l'air de sa queue comme un métronome. Il ne comprenait pas très bien le concept, malgré sa bonne volonté.

Mais il n'eut guère l'occasion d'attendre une quelconque réponse à cette question philosophique, que déjà le courant d'air revenait vers eux, toujours aussi pressée ! Et toujours avec le même empressement, elle se jeta dans les bras du Chertan et se mit à se frotter à lui, en lui tirant les poils au passage. Kallistrat s'arrêta tout net de marcher et baissa la tête, stupéfait. Un chat géant tout doux ? Non mais ! Il était Chertan ! Il était grand ! Il était puissant ! Il était... en train de ronronner vaguement... cédant sous les cajoleries de la petite femme pressée. Mais il rouvrit les yeux tout grand lorsqu'il sentit son corps se détacher du sien. Déjà ? Ah... dommage. Il sourit cependant, amusé par sa curiosité et cet enthousiasme très enfantin. Pour un peu, il la trouvait presque adorable. En réalité, ce fut son revirement qui empêcha Kallistrat de succomber à ses charmes intéressés. Elle voulait de l'argent... et d'autres choses encore, des glaces et il ne savait quoi d'autre... et tout à coup, il compris pourquoi Elzian s'était montré un brin agacé quelques secondes plus tôt. Première déception, pan ! Premier fracas avec l'intéressement. Seul la réplique du vampire parvint à le faire sourire.

Dans son esprit, il imagina la jeune fille – quel était son nom d'ailleurs – fondre comme l'une de ces glaces dont elle raffolait tant. Ce devait être intéressant à observer, quoi qu'un peu triste...