Mission surprise

Il me tardait de retrouver ma belle Eva, depuis ma dernière mission en mer je n'avais passé que trop peu de temps en sa compagnie. J'avais dû reprendre mon travail à la forge, j'y avais passé un long moment d'ailleurs durant la nuit. Après à peine quelques heures de sommeil je m'étais rendu à la bibliothèque bien avant l'heure de son ouverture au public, connaissant Eva, elle s'y rendrait tôt pour y remettre de l'ordre avant l'arrivée de ses quelques lecteurs et des aventuriers.

J'aimais l'aider lorsque le temps me le permettait. Elle me donnait des tâches simples, parfois je vadrouillais avec Kip dans les allées de livres ramassant des ouvrages oubliés par leur lecteur.

Je baillais longuement assis sur l'une des marche du petit escalier menant à l'entrée, les yeux me piquaient de sommeil. Lorsque j'aperçus une fine silhouette, je n'eus aucun doute sur la personne qui se rapprochait. Je laissais le petit baluchon que je tenais au sol avant de me levais, tout feu tout flamme vers ma dulcinée.
Je me glissais à ses côtés, glissant mon bras sous le sien :
- Bien le bonjour ma Dame, me permettez-vous de vous accompagner jusqu'à votre petit bijou ? Demandai-je en désignant la bibliothèque avant de laisser un grand sourire naître sur mon visage.

Je récupérais le petit sac en papier au passage et la laissais ouvrir les portes. A peine eut-elle un pied dans la bibliothèque que j'attrapais sa main pour la retournais vers moi, je lui caressais la joue avant de déposer un doux baiser sur ses lèvres.
- Tu m'as manqué ... lui chuchotai-je. Je remis une de ses mèches de cheveux derrière l'oreille avant de reprendre sur le second degré.
- T'ai-je déjà dit que la forge avait de nouveaux horaires ? Elle ferme trois jours dans la semaine maintenant ... Eva le savait très bien, j'avais déjà passé de mon temps libre ici, de par cette phrase je lui insinuais qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait de moi aujourd'hui, j'étais à sa disposition.

Mais avant ... Je tendis la poche. Cela signifiait "petit-déjeuner" ! Dedans s'y trouvait un autre petit paquet en plus des gâteaux. Un petit présent fabriqué de mes mains. J'y avais passé une partie de la nuit pour le peaufiner, insatisfait que je l'étais.
Je la laissais découvrir son cadeau accompagné d'une lettre :

Chère Eva,

Oui j'aime toujours t'écrire des petits mots. Voici un petit cadeau pour toi, rien de bien transcendant.
Juste pour que tu ne cornes plus les pauvres pages de tes bébés, ils m'en seront grès, j'en suis sûr.
Et ne me lance pas ton petit regard désapprobateur, tu sais que je n'y résiste pas.

Bien à toi,

Ayr'

Accoudé au comptoir je la regardais un grand sourire en coin jusqu'à ce qu'elle sorte le marque page en fer forgé. Un sentiment d'excitation et à la fois de crainte me parcouru. J'espérais qu'il lui plu, je me sentais comme un adolescent offrant sa première rose ridiculement à sa bien-aimée.
Je m'étais appliqué pour en faire une petite oeuvre très fine de sa tranche avec des gravures citant quelques mots connus de la jeune femme. Sur une tranche on pouvait y lire : "L'amour est le seul rêve ..." et sur l'autre face : "...qui ne se rêve pas". C'était de Paul Fort.
Oui oui, c'était kitsch, je vous l'ai dit, je retombais en adolescence. Ça avait le mérite de la faire sourire.
Deux pendentifs pendouillaient au bout de fils de perles en fin de marque page. Une tête de loup, et un livre ...

Le cadeau:

Il n’y a pas à épiloguer sur les derniers rebondissements de ma vie privée. Ce matin-là, comme tous les autres, Carine était grognon et se faisait un plaisir de se plaindre du réveil matin et de cette habitude de faire l’ouverture et la fermeture de la bibliothèque tous les jours.

*Depuis le temps, n’y es-tu toujours pas habitué ? Je n’en reviens pas d’essayer de discuter avec toi. Même de bonne humeur tu n’es qu’un clebs…*

Le loup grondait, pour la forme, il se savait pris au piège. Ses grognements prirent une toute autre dimension lorsque mes yeux lui renvoyaient la vision de son concurrent direct.
Carine avait perdu la bataille sur tous les plans, il n’était plus le maitre à bord et pouvait s’asseoir sur sa drôle de croyance que nous formions le couple alpha d’une meute imaginaire. Il en nourrissait une haine féroce envers le forgeron et ne cessait de lister les rancoeurs à mon égard. C’était de bonne guerre, je faisais exactement pareil au sien.

Ayren approchant, son sourire me communiqua l’énergie qu’il me manquait pour arriver à la bibliothèque de bonne humeur. C’était assez rare pour le marquer d’une pierre blanche. Un baiser, un bonjour et ce fut l’ouverture la plus étrange jamais faite dans cette tour depuis sa construction.

- Je pourrais apprécier les matinées qui commencent comme celle-là. Tu es sûr de ne pas vouloir devenir bibliothécaire ?

Ayren, forgeron et invité à devenir gratte-papier… Je préférais le savoir derrière sa forge à battre ses créations que de l’avoir dans les rayonnages à ne pas savoir quoi faire d’autre que de suivre Kip aux indices qu’il fait tomber à longueur de temps.

Rapidement, il concentra mon regard sur le paquet qu’il apportait. Je me moquais de son but caché qui devait être de me faire prendre du poids.
Carine grassouillet serait moins embêtant que Carine svelte, ce n’était pas un si mauvais calcul…
Puis le petit mot, le marque-page. Je n’avais jamais vécu ça. Une relation humaine, les cadeaux que se font les amants, l’attention qu’ils s’offrent. C’était nouveau, étrange et source d’émotions incontrôlables. Du genre qui vous recouvre de guimauve l’espace spirituel d’un loup bougon.
Je l’embrassais aussi naturellement que l’envie me vint. Une autre Eva était apparue, je ne la connaissais pas plus que lui, ce serait une aventure de voir jusqu’où elle me mènera.

- Merci, il est magnifique.

Je l’entrainais vers le comptoir pour y dénicher le livre. Ce simple journal élimé mériterait une majuscule à son titre. Le Livre. Le journal du forgeron trônait sur l’espace soigneusement organisé de mon bureau. J’éjectais sans peine le crayon faisant office de marque-page et j’y glissais le nouveau. La tête de loup brillait à la lumière du plafonnier, elle figurait le monstre et l’autre partie de ce que j’étais devenue.
Je n’avais aucune babiole, ni chez moi, ni dans mes affaires mais cette petite figure de loup attirait mon regard plus qu’elle ne le devrait.

L’odeur de la tour était un subtile mélange de cellulose séchée et de poussière. J’allumais la ventilation et bientôt le ronronnement d’une machinerie dans les murs se superposa au silence. La tour s’éveilla. Aussitôt, le bruit d’un objet lourd rencontrant une surface dur me parvint.
Puis, étouffé, une voix lança un « Kiiiiip ! ».

Le petit robot arriva en tanguant légèrement sur son module de flottaison mal calibré. L’un de nous avait eu du mal à se réveiller ce matin… Dès qu’il aperçut Ayren, il ne retint pas ses propulseur et se buta contre le forgeron pour lui faire un câlin amical.

Je les laissais là tous les deux le temps d’aller nous préparer des boissons chaudes. Kip se proposa naturellement pour les faire, je le retins d’un index autoritaire levé devant lui.

-Moi vivante, tu ne toucheras pas à cette bouilloire.

Repérant l’arrivée d’une déprime Kipienne, je continuais.

-Tu as mieux à faire aujourd’hui. Des parchemins venant de K’ien sont arrivés hier. Ce sont des œuvres originales, il faut les numériser rapidement, ils ont été mal conservé. Je veux aussi que tu contactes la société des scribes, certains des parchemins doivent être restaurés et les autres auront besoin d’un entretien convenable si nous voulons les conserver plus de dix ans.

-Kip ! Je fais ça ! Kip !

Le robot s’éclipsa. Il grimpa à l’étage des écrits anciens et un nouveau « kip ! » nous parvint étouffé, quelque chose d’encore plus lourd s’effondra quelque part au quatrième étage… Je soupirais, exaspérée.

Eva semblait ravie par le présent, elle l'utilisa aussitôt dans un livre que je reconnu sans mal. Cela me fit penser à la deuxième surprise que je lui réservais, et nous aurons sûrement besoin de ce journal.

Un Kip dandinant vint s'écraser sur mon flan dans une accolade attendrissante. Je lui tapotais ce qui lui servait de tête. Je ris ensuite devant la menace de ma belle bibliothécaire, pauvre Kip, il avait beau avoir le cœur sur la main, sa maladresse le brimait à réaliser des tâches moins risquées. Si si je vous assure, un Kip avec une bouilloire en main était un danger public.

Il fut rapidement occupé par les tâches que venaient de lui donner la maîtresse des lieux, la déception de ne pouvoir aider déjà oubliée.
Je ris à nouveau devant l'exaspération d’Eva lorsque nous entendîmes un choc sourd, elle n'en avait pas finit avec ce robot.
Je bus mon thé bouillant en racontant ma vie à la forge et les quelques rencontres que j'avais fait ses derniers temps, je me levais pour nettoyer les quelques vaisselles que nous venions d'utiliser avant de me coller dans le dos de ma bien-aimée, mes bras entourant sa taille :
- Il reste combien de temps avant l'ouverture de la bibliothèque ? demandai-je pas si innocent que cela.

Elle se retourna sur moi, mes sourcils se levèrent au dessus d'un regard espiègle, le sourire en coin. Je partis en fou rire avant de lui embrasser le front, près à me trouver une tâche plus décente. Je m'écartais, ma main resta emprisonnait dans la sienne ...

Le temps s'écoula trop vite avant que les premiers habitants d'Entre-Monde ne pénètre ce lieu. Je me demandais bien pourquoi les lecteurs se rendaient si tôt dans cet antre du savoir, puis j'écoutais. J'entendis le silence relaxant qui ne durerait que trop peu ici, ponctuait de quelques "Kip" léger. La question ne se posais plus.

Je me rapprochais des tableaux de missions pour les remettre à jour, charge qu'Eva avait l'habitude de me laisser faire. Enlever les punaises, y replanter de jolies feuilles toutes belles toutes propres à la place des bulletins froissés ou salis par les paluches des aventuriers en manque d'action. Dire qu'elle faisait cela tous les jours ...
Je l'interpellais lorsque j'eus finit mon travail :
- Regarde cette mission ma douce.
Je pointais le papier du bout du doigt, on pouvait y lire :
"Nom de la mission : Hémis-Fer

Nombre de personnes autorisées : 2, avec la charmante compagnie d'Ayren

Description et contraintes : Muni du journal de Léandre, il vous faudra découvrir un nouveau gisement de métal supposé exister. En premier lieu il vous faudra vérifier la possibilité que ce gisement se situe à Hale (supposition du forgeron, rien est moins sûr) avant de vous y rendre pour vérifier votre hypothèse. Si elle s'avère véridique, vous devrez ramener le précieux métal à la forge pour permettre au forgeron de donner une nouvelle air à son art. Ou pas ...

Objets fournis : Tous ce qui est dénichable à la forge.

Gain total : Récompense en nature "

Je regardais la jeune femme :
- Alors, ça te tente ?

Je l'observais boire son thé, j'avais abandonné avant que ma langue ne soit irrémédiablement brûlée. Il était intenable et pour un peu je l'aurais bien mis dehors à l'ouverture afin de faire mon travail en paix. Malheureusement, mon cœur de guimauve du moment me refusait une telle perspective, je le regardais tendrement avant de l'envoyer s'occuper des missions. Tâche particulièrement ingrate mais au combien gratifiante lorsqu'on regarde les autres faire.
Entre lui et Kip, je me retrouvais sans rien à faire sinon boire mon thé en silence. Ou plus exactement, attendre qu'il refroidisse et le boire. La chance me sourit puisque l'ordinateur me renvoyait des données nouvelles à vérifier.

Je levais le nez de mon écran lorsqu'il s'approcha de moi avec une mission... Qui n'en était pas vraiment une ? Je me suis réellement demandée où il avait dénicher celle-là, puis j'ai compris la subtilité de son invitation. Faisant honneur à mon caractère irascible habituel, je scrutais son visage pour y trouver les signes d'une plaisanterie cachée.

- Une mission de chasse au dahu à travers le pays...

Jetant un regard sur mon hall se remplissant, je tentais un sourire un peu coincé.

- Qui va s'occuper de ma bibliothèque ?

Qu'ont-ils tous à vouloir m'emmener en mission ?! Ai-je l'air d'une aventurière ?
Avec du recul j'en vins à me dire que "oui", j'en avais l'air. Je l'avais été pendant quelques heures. J'avais à mon actif assez de missions pour le mériter.

La bibliothèque ... Bien sûr cela ne m'avait pas échappé, j'avais prospecté quelques profils de candidats pour remplacer Eva pendant son absence, j'avais finit par abandonné. Qui pouvait s'occuper mieux qu'elle de ce lieu ? Personne. Il fallait donc choisir quelqu'un de confiance, et ce n'était pas en lui proposant un sombre inconnu qu'Eva aurait pu partir l'esprit tranquille.

J'avançais un solution hésitant :
- Et bien ... Kip ...
J'attendais sa réaction avant d'argumenter.
- Il a beau représenter la maladresse ambulante, il connait les lieux, les règles, et les habitués de la bibliothèque. Les gens le respecteront tu verras, je suis sûr que ça se passera bien. Et puis ... Si des dégâts sont à déplorer, ce qui ne sera évidemment pas le cas,
je serais ton larbin jusqu'à ce que tout soit remis en ordre. Marché conclu ? Tu peux évidemment réfléchir avant de me donner ta réponse, on a tout le temps devant nous.

Jouant la déception je rajoutais :
- Je comptais sur ton brillant cerveau pour résoudre quelques mystères du journal, mais je peux aussi me débrouiller sans toi. Ça prendra plus de temps, comme je l'ai dit je ne suis pas pressé. Je lui souris avant d'accueillir un éventuel regard noir.

Une jeune femme attendait derrière moi, sûrement voulait-elle des renseignements. Je m'éclipsais pour laisser ma belle Eva travailler.
- Ce n'est pas tout mais je sens que Kip va avoir besoin d'aide. Je redescend tout à l'heure. Je lui fis un clin d’œil en guise de baiser. Je n'osais dévoiler devant le monde la nature de notre relation, bien que les rumeurs couraient déjà. J'avais surtout peur de mettre mal à l'aise ma bien-aimée, je la laisser donc gérer notre relation en public.

Je retrouvais le petit robot, essoufflé d'avoir monté tous les étages à pieds.
- Alors mon petit Kip, où en es-tu des parchemins ?
L'intéressé se retourna en lâchant son butin dans un long "Kiiiiiiip" content. Oui, je commençais à reconnaître les intonations employées par le robot, au fils des heures passaient à travailler ensemble une certaine complicité c'était nouée entre nous.
Au delà de sa maladresse et de son dévouement, Kip était doué d'une grande adaptation pour un droïde de sa génération. Je ne doutais pas qu'il pourrait tenir la bibliothèque quelques jours seul.
Tandis qu'il numérisait les parchemins, je me dirigeais vers le téléphones pour appeler la société des scribes. A deux, nous irions bien plus vite, je pourrais alors me perdre dans quelques lectures avant de retrouver Eva pour une petite pause.

Kip n'eut pas le loisir d'attendre la société des scribes pour réduire en poussière, ou plus exactement en fibre-éponge quelques éléments de la collection dont on nous avait fait don. Il avait espéré se rendre utile, comme toujours, et tandis que les scribes s'éternisaient dans des questions techniques, des exaspérations innombrables -d'avoir à faire au téléphone à un néophyte en matière de parchemin et de textiles antiques- Kip n'avait rien trouvé de mieux que d'aller chercher du thé brûlant à Ayren. Après tout, Kip avait déjà fait des copies par simple observation des parchemins. Il ne restait qu'à espérer que les experts se déplacent assez rapidement pour qu'il puisse enclencher la suite : le classement. Impossible de le faire tant que les oeuvres n'étaient pas restaurées ou du moins expertisées pour être correctement rangées.
Il devrait être annoté à cette description sommaire de la situation, que Kip a un système logique interne très particulier et qu'il classe par exemple les traités d'exploration spatiale par la méditation dans la section magie des rêves, plutôt que dans les sciences appliquées de la psychée consciente. Donc, cette histoire de rigueur de classement serait donc surtout un moyen d'occuper le robot cubique le temps que je puisse me pencher sur son système de classement... Heureusement qu'il garde une sauvegarde de tout ce qu'il fait, le bougre !

C'est donc à l'instant précis où il apporta cette tasse de thé fumante à Ayren, qui devait écoper la quarante-huitième minute d'écoute attentive des plaintes et questions techniques du scribe en ligne, que le pire arriva. Le moteur anti-gravité de Kip eut un sursaut, le robot rebondit sur le coin de la table où reposaient les parchemins. La tasse poussée par cette force soudaine glissa du plateau et bascula...

-Kip ! Kip n'a pas fait exprès ! Kip!

Je n'eus pas besoin d'en entendre plus. Carine avait capté le "Kip" et le "Kip" et le "Exprès" et le dernier "Kip". Code de l'ultime bavure. Le summum de la gaffe-kipienne. C'était comme la sirène des pompiers mais à usage exclusif de la bibliothèque. Bref, mon attentat terroriste personnel.
J'ai grimpé les marches quatre par quatre, laissant en plan tout une file d'aventuriers impatients. Une fois là-haut, je me figeais. Réalisant que les parchemins étaient trempés, de thé, d'eau brulante et de sucre déjà en pleine cristallisation dans les fibres. Perplexe, j'observais la scène irréelle.
Des oeuvres inestimables dont l'encre millénaire venait d'être littéralement lavée par une lessive à très haute température.

Carine explosa dans mon esprit. Aussi exaspéré que moi, aussi à bout de nerf que j'aurais pu l'être. Nous partagions ces sentiments de frustration et d'impuissance, assez puissants pour menacer de lui laisser la voie libre. Ayren n'aurait pas été là, Carine aurait peut-être réussi à abattre la barrière d'humanité que j'avais dressé entre lui et ma vie réelle.

-Kip ?

-Kip ! Je suis désolé madame Eva ! Kip...

Sa petite voix enfantine partie d'un trémolo mécanique avant de s'éteindre brusquement.

-Combien de fois t'ai-je dit de ne jamais emporter de boisson ou de nourriture dans les étages ?

J'aurais pu lui tordre les bras articulés au dessus de la tête et les nouer en belles boucles... Mais écouter sa colère n'était pas une option. Pas devant cet émoticone larmoyant affiché sur le moniteur-visage du robot. Il n'avait, littéralement, que cinq ans. Sauf que la plupart des robots conscient sont déjà sensés dès leur premier allumage. Alors, pourquoi, devais-je supporter le pire des robots de tout Cerclon ?
Parce que j'avais été trop gentille. Kip était un projet, un robot à usage administratif à qui on avait donné une conscience pour améliorer l'accueil de la bibliothèque. L'échec retentissant de sa version aurait pu conduire à la fin de son existence. Il était littéralement un danger public. Mais Kip était devenu mon Kip. Mon assistant. Mon assistant qui résiste à Carine et à Eva en même temps. Mon assistant qui n'est pas si dangereux parce qu'il est dédié à des missions simples : manipuler des ouvrages dont presque personne se soucie.

Je baissais les épaules dans un soupir las.

-Tu vas devoir te rattraper. Tu accueilleras les scribes et leur montrera tes numérisations, ne leur sert rien tant qu'ils n'ont pas terminé de restaurer ces parchemins. Quant aux aventuriers, tu iras les inscrire pendant que les scribes travailleront. Je vais prévenir en bas que tu es au commande quelques jours.

Un regard pour Ayren, je claquais un bisou sur sa joue avant de lui subtiliser le combiné.

-Eva. Vous venez dans une heure. Il y a vingt-et-un manuscrits à restaurer entièrement suite à un dégât des eaux. Vous avez une semaine pour réussir. Vous serez payez au tarif habituel pour les manuscrits de haute valeur. Si mon assistant me rapporte le moindre problème suite à votre visite, je me charge de vous retirer vos accès aux archives sauvages. Nous sommes d'accord ?

La réponse fut brève et aussi brièvement je claquais le téléphone sur le mur.

-Vers où veux-tu aller ? Léandre était assez vague dans les lieux qu'il décrivait. Peut-être devrions-nous lire les détails de ses écrits, nous pourrions y repérer des reliefs remarquables pour nous repérer sur ses fameuses cartes ?

Je glissais un bras sous le sien, enjouée à l'idée de m'épargner une semaine de plainte et de comérages scribiens.

Les premières questions des scribes furent aisées à répondre, puis vint les questions techniques ... Ne suffisait-il pas de leur demander de venir expertiser des parchemins pour qu'ils se déplacent et fassent leur job ? Oui ils venaient de K'ien, tous, il y en avait une quinzaine, dis-sept pour être précis, oui certains étaient plus abîmés que d'autres, non je ne connaissais pas la matière exact du papier employé, et je ne savais pas non plus s'ils étaient tous de la même époque, et oh c'était leur boulot ça ! Ils n'avaient pas beaucoup de temps car beaucoup de travail, certes mais ce n'était pas mon problème je n'allais pas faire l'expertise à leur place tout de même. Je perdais patience mais tentais de garder mon calme répondant tant bien que mal à leur innombrables questions, me demandant pourquoi je n'avais pas laissé Kip faire son boulot ...

Question que je me reposais quelques instants après ... Je soufflais une énième fois suite à une interrogation du scribe qui resterait encore sans réponse lorsqu'un drame arriva. Un bruit sourd suivi d'une plainte de Kip ... Je me retournais avec de grands yeux, j'étouffais un bruit de stupeur. Je regardais la scène, Kip avec un plateau sur ses mains robotiques, une tasse couchée, de l'eau fumante étalée sur les parchemins ... Je me liquéfiais ...

Je n'entendais plus mon interlocuteur parti dans un long monologue plaintif, je n'avais rien pour éponger, et je n'osais attraper les parchemins de peur qu'ils ne se désintègrent sous mes doigts.

Eva ne mit pas longtemps à arriver, furibonde j'avais bien cru que le robot y passerait. Pour ma part j'osais à peine respirer, je m'en voulais de cette situation, si j'avais laissé Kip tranquille il serait aux prises avec la société par téléphone et n'aurait pas eu cette gentillesse de m'apporter du thé ... La prochaine fois je me baladerais dans les rayons ...

Eva reprit le contrôle de son agacement en énumérant une listes de tâches que Kip devra réalisé pour se faire pardonner. Il serait au commande quelques jours ici ... Je commençais à réaliser ce que cela impliquait. Ouvrant de nouveau des yeux étonnés, j'observais la jeune femme qui vint déposer un baiser sur ma joue avant d'en finir avec mon interlocuteur en quelques phrases sèches mais direct.

Je soufflais, impressionné.

Elle m'attrapa le bras pour m'embarquais à ses côtés, me parlant du journal de Léandre ... Je me raclais la gorge devenue très sèche l'espace d'un instant, ma voix était hésitante :
- Et bien ... Oui reprenons le journal ... Il y a bien un passage ... Je secouais la tête. Bon faut que je te dise tu m'as impressionné là, je te savais autoritaire mais je n'en avais vécu l'expérience.
Et encore, ce n'avait pas été contre moi.
- C'est en partie ma faute ce qui est arrivé, j'aurais dû laisser Kip faire le travail que tu lui avais confié. Il a un problème avec les boissons chaudes quand même ... Tentai-je de plaisanter.

- Revenons-en à Léandre. Il y a un passage qui m'a interpellé, attends il faut que je le retrouve.
Nous récupérâmes le journal avant de nous installer tranquillement dans un coin. Je voyais Kip rouler un peu partout pour exécuter les ordres de sa chef. Je souris avant de plonger mon nez dans le livre, tournant délicatement les pages.

- Tiens voilà ici regarde : "De la roche protectrice se dévoile un métal inexorable. Précieux trésor d'un temps perdu, oublié des hommes et des créatures d'Entre-Monde, seule la mémoire d'antan protège ce trésor de la convoitise. Aussi inconnu que sa zone voisine, le feu et la glace s'entendent pour une cohabitation infranchissable."

Lorsque je l'avais lu pour la première fois, je n'avais absolument rien compris. Mais en décortiquant chaque phrase j'en était venu à la conclusio suivante.
- Commençons par la fin, "aussi inconnu que sa zone voisine", la zone inconnue est à l'Est, je pense qu'il faut aller à l'Est. Maintenant première phrase "Roche protectrice" une montagne. Les métaux se trouvent généralement dans cet élément naturel de toute façon. J'avais pensé à Kumana mais les mines y sont connues, le précieux métal comme il l'appelle serait découvert depuis longtemps. Mais là regarde "feu et glace", j'ai cru que c'était un endroit où il y faisait très chaud l'été et froid l'hiver mais je pense qu'il fait référence à autre chose. La mémoire d'antan, des créatures vieilles comme le monde ... Les dragons. Les dragons qui représentent le feu. Et qui vivent dans un endroit glacé ... Hale ! Je pense qu'il s'agit d'Hale !
Ce coin aménagé seulement pour la vie des dragons. Quel meilleur endroit pour un métal d'une rare qualité ?

J'avais parlé d'une traite, laissant la passion de l'énigme prendre le dessus. Mon excitation était palpable, je regardais Eva avec entrain, attendant sa réaction.
- Qu'en penses-tu ?

Les arguments d'Eva ébranlèrent toute ma théorie. Il y avait tellement de possibilité. Je commençais déjà à regretter ma "mission surprise". Comment pouvais-je entraîner la jeune femme tout droit vers l'inconnu, loin de sa routine, pour découvrir une région où nous ne trouvions sûrement rien. Pourtant quelque chose en moi voulait y croire, peut-être que ce quelque chose en moi ne tourne pas rond.

- Tu as raison, Grâce pourrait très bien être le lieu approprié, mais cette chaîne montagneuse a déjà était parcouru par les êtres d'Entre-Monde. Le précieux métal n'aurait-il pas été découvert à ce jour ? A moins que le Dieu K'ränessa n'en soit lui même le protecteur. En ce cas, c'est une cause perdue.

Je laissais Eva prendre un des livres, j'en attrapais un autre. Je me perdis dans les pages, je tentais de repérer des mots clés, en vain. Je le refermais, parcourus les tranches de la pile de livres et attrapais celui qui concernait la région de Hale. Celui-ci déjà était plus intéressant, je montrais à Eva quelques passages qui étaient en faveur de ma réflexion puis j'attrapais un second bouquin sur le désert de Munghor. Là encore j'y découvris des arguments en faveur de cette région plutôt que la précédente. J'étais très ennuyé. Par réflexe je me pinçais la lèvre inférieur entre mon majeur et mon index, signe que mon cerveau cogitait intensément.
Je me concentrais cette fois sur Termer, les volcans étaient une très bonne idée aussi mais très vite j'éliminais cette hypothèse. Pas assez proche de la zone inconnue mais pas que.

J'en fis part à ma compagne, avant de lui demander si elle avait trouvé de quoi départager Hale et les chaînes montagneuses à l'est du désert de Munghor, les deux finalistes de ma liste.

- Je ne sais pas toi, mais ces lectures m'ont ouvert l'appétit, j'irais bien grignoter quelque chose après.

Après que j'eus accepté l'idée d'aller manger un morceau, nous nous levions. Au milieu du mouvement, j'interrompis Ayren d'une main posé sur son bras. Les yeux rivés sur un ouvrage de géographie, je me rassis subitement.
Je mis à observer frénétiquement mon livre sous toutes les coutures. Date de publication, nom de l'auteur, la préface fut décortiquée d'un coup d’œil expert et même le nom de l'imprimeur eut droit de subir mon inspection.
Consciente d'avoir l'air d'une folle en pleine crise d'hystérie, je lançais enfin un regard d'excuse pour Ayren. Ma manipulation avait bien duré un bon quart d'heure.
Je lui donnais le livre de géographie.

-Regarde la date de publication et la première date inscrite sur le journal de Léandre. Et l'auteur aussi, Darleen. Ça ne te semble pas bizarre ?

Une moue et un regard entendu j'ajoutais pour second indice :

-Tu te souviens lorsque tu me parlais des gisements et de leurs positions sur la carte, comme une étoile. Et si nous reportions ces coordonnées dans le livre. Par exemple, si l'un des gisements est à Hale, nous devrions chercher dans la partie réservées à Hale, page...

Je feuilletais l'ouvrage.

- cent quarante-trois. Regarde le bas de page, dis-je. Quelqu'un avait griffoné un " - " au stylos devant le numéro de page des années auparavant.

Puis je continuais et désignais quatre autres pages de la même section qui avait été griffonnées, entourées et parfois modifiées de manière arbitraires.

-Je pense que nous devons partir, par exemple, de Hale et si on reprendre ces coordonnées avec pour point de départ la ville, on atterrit en plein dans les montagnes, quasiment au bord de la faille soufflante. Il y a une coordonnée que je n'arrive pas à repositionner, dis-je.

Puis, une lueur de génie.

-C'est peut-être la profondeur en sol...

Les dates de publication identiques, le nom de l'auteur anagramme facile à repérer et pourtant ingénieux puisqu'il laissait suggérer que l'auteur était une femme. Ensuite, les pages griffonnées dont plusieurs l'étaient dans des sections qui n'avaient pourtant jamais été considérées comme riches en minerais rares... Tout ça s'accordaient pour dire que Léandre avait écrit deux livres : un journal et un ouvrage de géographie. Que ces livres fonctionnaient ensemble pour découvrir les mythiques gisements de métaux rarissimes encore jamais découverts par qui que ce soit. Il y avait bien eut quelques gisements intéressants dans les découvertes passées mais rien qui ne sorte assez de l'ordinaire pour laisser croire que Léandre aurait écrit tout un journal bourré d'énigmes pour les dissimuler. Ceux qui s'étaient vantés de les découvrir n'avaient jamais vraiment eu beaucoup de crédit, trop de doutes subsistaient dans leurs solutions et dans le caractère assez "commun" des métaux trouvés.

-J'ai faim maintenant...