Livraison à Lazareth [Clos]

Lazareth était toujours aussi impressionnante, dans le genre "étouffant" du terme. Enfin, c'était surtout le ressenti d'Uriel. Les forêts le rendaient nerveux ; avec son envergure, il lui était quasiment impossible de voler entre les arbres, et il avait horreur d'être confiné au sol. Cependant, même lui devait bien avouer que la cité avait sa propre beauté.

Machin aussi semblait apprécier. Uriel était à peine apparu sur la plate-forme d'atterrissage pour Perçant, son Hellors tenu par la peau du cou, que la bestiole se débattit jusqu'à échapper à sa prise. Avant même de toucher terre, il abandonna son apparence de petite souris grise pour se transformer en panthère. Le félin atterrit gracieusement sur ses pattes.

"Hé !" s'exclama Uriel, pas spécialement heureux de devoir se balader avec un fauve sur les talons. "C'était pas ce que je voulais dire quand je t'ai demandé de te transformer en chat, et tu le sais très bien !"

Machin l'ignora et alla fureter de droite à gauche, reniflant tout ce qui lui passait sous la truffe. Uriel abandonna. Plus vite il aurait fini sa livraison, plus vite cette stupide bestiole serait obligé de changer de forme. Du moment qu'il ne causait pas de panique d'ici là... Mais non, les habitants de l'Entre-Monde étaient trop habitués au bizarre et à l'inhabituel pour paniquer à la vue d'une panthère fourrant sa tête dans une panière à linge.

Uriel dégaina ses instructions et se mit à la recherche de sa cliente. Au bout du compte, il lui fallut presque deux heures pour localiser et rejoindre les serres de Marjoria, qui s'était lassée de passer tous les jours à Lazareth pour attendre un colis qui ne venait pas.

"Dites donc, la bibliothèque en aura mis, un temps !" s'exclama-t-elle dès qu'il lui annonça pourquoi il était là.

Marjoria était une elfe d'un âge assez avancé - enfin, c'était difficile à juger avec les elfes, mais elle avait quelques rides au coin des yeux. Elle portait des vêtements d'homme, un tablier qui avait vu de meilleurs jours, de gros gants de jardinage et un fichu sur ses cheveux couleur mousse. On était loin du glamour habituel de sa race, surtout quand elle plantait ses poings sur ses hanches de cette manière.

"Les aventuriers ne sont pas les gens les plus fiables du monde, vous savez," grommela-t-il. "Si une mission les ennuie, ils trouvent autre chose à faire. Vous pourriez peut-être suggérer à vos clients de faire appel à une entreprise de livraison professionnelle, la prochaine fois. Ça ne coûterait pas plus cher et ce serait bien plus rapide."

Elle lui jeta un coup d’œil curieux.

"Une entreprise de livraison professionnelle ? Ça existe, ça ?"

Il se rengorgea, sortit un prospectus pour le Messager du Ciel et entreprit de lui faire un tour rapide des services qu'il offrait. Il dut s'interrompre à deux reprises pour donner des coups de pied à Machin qui faisait mine de mâchonner des plantes. Il ne manquerait plus qu'il ait besoin de rembourser un spécimen rare ! Il mangerait des pâtes pendant trois mois !

"Et si vous me prenez la panthère en plus du colis, je vous fais une ristourne" ajouta-t-il, excédé, après la deuxième fois.

Marjoria eut la courtoisie de rire, bien qu'elle gardât un œil méfiant sur le fauve. Elle l'écouta poliment et sembla même intéressée par le Messager du Ciel. Uriel lui laissa un prospectus et lui tendit le Sarkina. Ses yeux se mirent à briller. Si Uriel se souvenait bien, elle était censée recréer une plante disparue depuis une éternité grâce à une description du livre contenu dans le Sarkina. Apparemment, elle avait hâte de s'y mettre, car elle les mit pratiquement à la porte.

"Hé ben," marmonna Uriel, "qui aurait cru que quelqu'un pouvait être aussi passionné par des plantes ?"

Machin s'était assis à ses pieds et le regardait fixement. Uriel jeta un coup d'oeil au ciel. C'était déjà la mi-journée. Il avait une sacrée distance à parcourir pour rejoindre le temple de Kränessa, et puisqu'il avait déjà utilisé son titre de Perçant pour la journée, il serait plus rapide d'attendre le lendemain pour qu'il se renouvelle. Mais il avait beaucoup utilisé son Perçant ces derniers temps, et l'envie de parcourir de grandes distances à la seule force de ses ailes le démangeait.

"Cette fois, t'as pas le choix" annonça-t-il hautainement à Machin. "Soit tu te changes en oiseau, soit je te laisse là."

Uriel fit apparaître ses ailes et s'élança dans les airs. Le ciel au-dessus des serres de Marjoria était dégagé, et il savoura la sensation de pouvoir laisser la forêt et ses cages de branches derrière lui. Un cri rauque le fit se retourner, et il vit avec horreur la forme qu'avait choisie Machin : un perroquet aux couleurs criardes, qui peinait déjà à suivre son rythme.

"Non, mais je rêve. Tu le fais exprès, c'est ça ? Mais qu'est-ce que j'ai fait pour que tu sois aussi borné ! Faute de goût ambulante ! Plumeau décharné !"

Ils filèrent vers l'est, laissant Lazareth derrière eux.