Pulsions

On entendait que le son du papier qu'on feuilletait, qu'on retournait, qu'on déposait dans des pochettes cartonnées tamponnées et adressées à différents services installés dans toute la zone du dehors. Saison des comptes... Une montagne de chiffre rendait les secrétaires presque fous, et Blu qui n'en pouvait plus de manipuler sa calculette se décida à venir me faire signer les officiels des budgets des institutions.
On s'est regardé tous les deux, lui, des cernes sous les yeux et l'envie de se pendre au fond de ses pupilles, moi, blasé, un stylos à la main prêt à signer à la chaîne.

Sur la porte du bureau il y avait un petit écriteau indiquant que nous ne recevions personne. Pas aujourd'hui, du moins les secrétaires ne recevraient personne, moi et Ayame c'était différent. Nous ne nous occupions de la comptabilité que de très loin, en amont pour autoriser les attributions de crédits, en aval pour tout signer. Et basta...

En ce moment un autre problème nous dérangeait tous les deux. Ayame avait reçu une semaine plutôt un rapport signifiant la disparition de plusieurs Tauracles.
Les Tauracles sont de grands taureaux armés de 4 cornes et d'une plaque osseuse entre les deux. Ils étaient bâtis pour vous foncer dessus et vous embrocher avant de vous aplatir. Seulement, nous n'avions qu'une seule petit colonie de ces créatures au nord de la région aride (la savane), ces animaux aidait au renouvellement de certaines espèces végétales et leur présence empêchait le développement exponentiel de vers à soie (ces grands vers géants qui ont mutés dans les profondeurs de la zone du dehors). La récente explosion de la population de vers à soie nous avait déjà alerté, mais la disparition d'une créature aussi rare nous faisait penser à du braconnage ou pire encore.
Et donc Ayame fronçait les sourcils en lisant le rapport.

De mon côté, j'avais eu vent du retour en laboratoire d'une machine plurimillénaire qui avait été retrouvée dans les marais. Sauf qu'à peine de retour, la chose avait disparu lors de l'incendie du laboratoire. On pense à un incendie criminel qui avait pour but de dérober l'objet d'une valeur inestimable.

Deux missions, c'était amplement suffisant pour nous donner envie de quitter ce bureau et filer avant qu'on ne nous achève. Mais pour le moment, Blu glissait les papiers sous mon nez, je lisais en haut, en diagonal et en bas et je signais. M. Ford serait ravi de constater à quel vitesse on produit des papiers officiels ici !

Des coups frappés sur la vitre. Il y avait un garçon aux cheveux clairs au bord du vide, qui frappait à une fenêtre et soufflait dessus pour y dessiner des têtes souriantes.

Quelques heures auparavant, un lutin assoiffé de whisky m'avait, dans sa beuverie, annoncé quelque chose de grave, de très grave même.
Il racontait, tant que je lui offrais à boire, qu'un gars du sud avait envoyé des hommes à Cerclon pour y dérober un artéfact. Il disait que cette babiole qui n'intéressait que des archéologues et quelques génies scientifiques était une machine à voyager dans le temps.
Je lui ai dis : - Vraiment ? T'es sûr de toi ?
Il ne répondit pas tout de suite, la bouteille était vide. Et quand vint le moment où il ne pouvait plus rien ingurgiter, il me dit : - De moi oui, mais de cette machine, j'en sais rien.

Une machine à remonter le temps, ce serait amusant à voir, je pourrais tuer les fondateurs de l'Entre-Monde.
En y pensant j'eus une révélation. C'était sûrement ce que souhaitait ce type, voyager dans le temps et se créer son empire de l'Entre-Monde. Vous m'imaginez bosser pour un gars imbu de lui-même et risquer de louper les petits plaisirs de la vie ?
Non. Jamais.

J'ai volé jusqu'à K'ouen. Et c'est comme ça que profitant de la rotation des gardes, je me suis hissé discrètement à la fenêtre de mon maitre préféré.

*Wu, devine qui est là ?*

Spoiler:

Blu bondit sur ses pieds, Ayame ouvrit un tiroir et fixa son arbalète chargée sur son bras, Toma regardait la fenêtre l'air de prendre Fafnir pour un grand malade et moi... Et bien moi aussi. Je l'ai regardé, à moitié retourné dans mon fauteuil, je ne voyais qu'un fou furieux accroché à ma fenêtre et prêt à se faire enfermer par Henrir pour avoir pourri les vitres.

Ayame ne lança aucune somations, il me regardait et tour à tout observait l'assassin toujours dehors. Mon manque de réaction, et le calme apparent de l'assassin lui rappela toutes ces fois où il s'est demandé ce qu'il pouvait bien m'arriver.
La mise à pied et mon retour plus mal que bien, le voyage dans les montagnes où par miracle je n'avais pas tué en public l'assassin.
Le semi-elfe baissa sa garde quand j'ouvris la fenêtre.

J'indiquais d'un geste un siège libre, qui ne montrait en réalité rien du tout.

-Assis-toi. On t'a vu en bas ?

Ce serait amusant de voir débarquer la garde au complet dans le bureau.
Et Ayame ne dit rien, il me regardait comme s'il ne me voyait plus, je détestais son expression perdue alors j'évitais de le regarder.

Spoiler:

Même pas un "bonjour chéri comment tu vas ?". Déçu et boudeur, j'arborais une expression fermée quand je passais la fenêtre. La tête de l'autre elfe était claire, il n'était pas informé.
Déçu qu'il ne soit pas en pétard contre moi ou contre Wu. Comme je détestais ce type. En plus, je ne pouvais même pas le narguer en entrant, mon entrée en fanfare n'était donc plus parfaite.

-Fais sortir le personnel. On doit discuter tous les deux, ou tous les trois si tu gardes ton molosse avec toi.

On m'a vu en bas. Je ne sais pas, peut-être, ce serait encore plus drôle de voir titré dans les journaux du soir que K'ouen reçoit un assassin chez lui. Mais, non, on ne m'avait pas vu, ou celui qui m'avait vu était très bien dissimulé.

Un bon fauteuil moelleux à souhait, je regrettais que tant de derrières y avaient déjà formé un creux dans le coussin de soutien, mais un comme ça, ce serait le pied dans avoir un chez moi.
Je croisais les mains sur mon ventre. Pas un mot tant qu'il y aurait autant de gens dans cette pièce.

Pas un moment, juste un mouvement du menton. Les deux secrétaires s'armèrent des dossiers en cours et sortirent dans la minute. Je ne leur demandais pas souvent de sortir sans m'expliquer.
Ayame est toujours debout, à moitié visible, ses jambes cachées derrière le grand bureau, il a gardé son arbalète en mains et dans son oeil bleu une peine inimaginable.

Pardon d'avoir signé un contrat à mort.

-Je ne t'ai pas revu depuis le temple, où étais-tu ?

Il m'avait promis de se tenir à carreau, fini les contrats frauduleux, les assassinats et les crédits de Souen. Il se cachait à sa façon, si bien que je n'avais pas eu de nouvelles de lui depuis un moment. C'est comme ces histoire de vampires à l'eau de rose : j'ai dompté le monstre.
Et j'en ai des nausées rien qu'à y penser. Il était fou, névrosé, psychotique ou un truc dans ce goût là, et je m'attendais encore à le voir changer du tout au tout comme poussé par une force invisible, comme un demi-dieu possédé par un démon. L'exorciser c'était dans mes moyens, le tuer. Oui, s'il m'y poussait, non si je devais le faire maintenant.

Ayame, tendu comme un arc et silencieux comme une tombe se rassit dans son fauteuil. Il m'examinait alors que je m'asseyais à moitié sur le bord de mon bureau, exactement face à l'assassin.
De quoi avions-nous l'air ? De vieux amis ?

C'est l'équivalent de "tu m'as manqué"... Ou pas. À contre-jour il est magnifique, et l'autre elfe à la tête d'un condamné à mort. Et oui, ton protégé est à moi maintenant, ça t'en bouche un coin, hein ?
Tout content de mon effet, j'ai détaillé la chemise qui épousait sa carrure de baroudeur. Il n'était pas bien épais le petit maitre et ses cheveux me semblaient plus longs qu'à notre dernière rencontre.

-J'étais en ville. J'ai glané quelques infos par ci par là. Ce matin même j'ai appris qu'un mégalomane aurait volé un objet archéologique retrouvé récemment. Il pense que c'est une machine à voyager dans le temps.

J'émis presque immédiatement une assurance.

-Je pense savoir où il se trouve ! Et le lutin qui me l'a dit tenait très bien l'alcool du haut de ses cinquante centimètres, t'aurais vu ça ! C'était impressionnant comme il ingurgitait le whisky comme s'il s'en nourrissait.

Je fis pivoter mon fauteuil et étendit mes jambes pour les poser sur le bord du bureau, juste à côté de Wergeld.

Spoiler:

Je vire ses pieds de mon bureau d'un geste sec. Il se croit chez lui, ça a le don de m'agacer. Déjà chez moi, sur l'île, il prenait la maison pour la sienne... On est pas mariés, je devrais le lui rappeler.

-En quoi cette affaire est censée m'intéresser ?

Sous-entendu, fous moi la paix quand je bosse et va voir ailleurs si j'y suis. Sauf que Ayamé veut en savoir plus, il ne me laissera pas me défiler en congédiant Fafnir si vite.
Il a posé l'arbalète sur son bureau.

-Où crois-tu que se trouve le voleur ?

Il croisa les bras sur sa poitrine et son oeil ne regardait pas Fafnir, il me regardait moi. Son visage me semblait envahit d'une froide colère. Je n'en loupe pas une ces derniers temps, arène, hosto, lui qui pensait me caser avec Aliénor afin de me trouver une raison de me calmer, il se rendait compte à quel point il avait rendu la situation délicate. Et si Fafnir apprenait pour la guérisseuse ?
Je pouvais lire tout ceci sur ses traits. De la culpabilité. Je le connaissais comme si je l'avais fais...

Spoiler:

Mes pieds tombèrent sur le sol dans un bruit mat. Ah Wergeld, je commence à te connaitre toi et ton envie de m'envoyer sur les roses dès que tu me vois. C'est vexant à la longue.

-Je sais qu'elle t'intéresse car j'ai moi-même envoyé le rapport sur ton bureau, là ! Rassures-toi il est véridique, je voulais m'assurer que tu tombes dessus.

J'ai assuré mes arrières. Organiser un voyage ça prend du temps et je voulais partir en vadrouille. Et Ayamé n'était pas invité cela va de soi. Aussi, je l'ai regardé -oeil pour oeil- sardonique.

-C'est un voyage en tête à tête, pas la peine de venir nous tenir la chandelle.

J'ajoutais aussitôt à l'attention de son maitre.

-Je t'y emmènes seul, nos dernières vacances auraient dû durer deux mois et finalement Il -doigt pointé en direction de l'elfe comme j'aurais montré un tableau de mauvais goût- t'a rappelé le lendemain, inacceptable !

Il ne pouvait refuser. Cette machine pourrait s'avérer dangereuse et il avait l'intention d'enquêter de toute façon, donc... Autant abandonner son elfe de compagnie et venir se dérider pour une balade avec Fafnir !
Me relevant, je m'approchais de lui et chuchotais.

-Si ça peut t'aider à accepter, je ne te sauterai pas dessus tant que le boulot ne sera pas terminé.

Ayame lui aurait fiché une flèche dans l'arrière train si je n'avais levé le bras pour l'inviter à rester assis. Avoir Fafnir aussi proche c'était électrisant. L'adrénaline affluait dans mon sang et je frissonnais. Réflexe instinctif, je me préparais à une confrontation toute proche.

J'ai baissé la tête. Pour ne pas le regarder, pour ne pas voir Ayame en coin sur le qui-vive en attente de ma réponse. Je voulais réfléchir seul sans que ni l'un ni l'autre ne fasse pression sur ma décision.

-Ok. Je te suis. Aya, dès qu'on est sur le terrain je t'indique la région, s'il y a un problème je te demanderai de me rejoindre. Je m'occuperai de ton histoire de taureau au passage.

Il aurait voulu protester mais ça ne marche pas comme ça entre nous. Il hocha du menton, refroidit par mon sens de l'irresponsabilité et ma capacité à accepter l'assassin sans chercher à lui faire avaler le fauteuil.
Je m'écartais de Fafnir, pris ma veste sur mon porte manteau et récupérais mon épée du placard.

-Prends Soare avec toi jusqu'à ce que je revienne, qu'elle ne dorme pas seule dans le palais. Ou dort ici, comme tu veux, fis-je à l'attention d'Aya qui me regarda partir furieux et abattu.

Je vérifiais dans ma poche la présence du titre de Perçant. Et guidais Fafnir jusqu'à la fontaine dehors. De là, j'empoignais son épaule, il m'indiqua le chemin, et dans un "poc!" nous disparaissions de K'ouen.

Spoiler: