Re: Maitriser le maître

Neythen haussa les épaules sans répondre. Ouai. Se battre pour sa survie dans la zone du dehors, ce n'était pas plus reposant qu'administrer un rempart et les gens qui y vivaient. Une administration ou des monstres sanguinaires, l'un comme l'autre pouvaient le tuer dans d'atroces souffrances, soyons honnêtes. Un employé lui apporta des vêtements propres et s'inclina respectueusement, ce qui fit penser à notre bonhomme que celui-là devait avoir eu vent de son identité pas encore tout à fait acquise. Et il lui jeta un regard noir. Le prochain qui lui léchait les boules, il se mangeait une droite...

« Wayatt il crèche dans ma juridiction. S'il coopère pas il ira ouvrir sa boutique dans un aut' quartier. »

Il enfila son slip propre – première fois qu'il voyait un blanc aussi blanc – en se demandant vaguement si c'était pas un peu de l'abus de pouvoir, ce qu'il venait de dire. Il jugea que oui et grommela, sautant dans un jean dépourvu de trous béants et encore en possession de tous ses boutons. S'il avait su que ce serait un tel pied de pouvoir enfin s'habiller sans que ça ne tombe, bâille, ou lui entre dans la raie... Une chemise et un pull plus tard, il s'acharnait à faire entrer ses pieds dans un état lamentable dans une nouvelle paire de godasses affreuses. Là par contre, on se foutait ouvertement de lui.

« Et faudra passer m'ach'ter des Rangers... »

Il y avait que ça de vrai pour se sentir à l'aise ! En attendant, il se contenta de ses escarpins vernis, marchant comme s'il avait du sable dans ses chaussettes, et suivit Layfon comme un gentil pitt-bull – bah oui, j'allais pas dire chien-chien. Apparemment, l'esprit connaissait bien les lieux, ce qui retirait une épine quand-même bien balèze du pied de Neythen. Il s'affala sur une chaise face à Layfon et jeta un rapide coup d'œil à la carte. Ça faisait combien d'année qu'il avait pas lu autant ? Trop, d'après la migraine qui commençait à pointer son nez. Il se tourna vers le robot-serveur. Lui, tant qu'on ne lui prenait pas la tête ou qu'on ne l'insultait pas directement, on pouvait bien oublier les formules de politesse d'usage, il ne remarquait même pas. Faut dire aussi... qu'il les connaissait pas !

« Steak frites ! Saignant. La grosse part de deux-cents grammes.
_ Enregistré. Et vous ? »

C'était cool les employés mécaniques, ça faisait son boulot sans rechigner. Efficace. Et à tous les coups, ça connaissait ni les grèves, ni les salaires. Neythen posa un coude sur la table et, le menton dans un main, se mis à pianoter sur le plateau en attendant sa commande. Ses yeux bleus glissèrent machinalement vers Layfon.

« C'quoi vot' boulot ? »

Attention, planquez-vous. Haine nous sort l'artillerie lourde de la sociabilité.

Neythen avant … Neythen après, un contraste choquant.
Vous savez c’est comme dans ce genre de série télévisée où un type raconte sa vie, se fait plaindre par le présentateur, avant d’être complètement fringué, et gratuitement en plus. Cette journée, elle ressemblait un peu à ça en fait. Une grande séance de relookage made in Entre-Monde pour un androïde qui ne devait sûrement plus reconnaître la couleur d’une chemise blanche.

Après leur arrivée, très rapidement, Neythen passa sa commande, l’esprit en fit de même, puis le robot s’en est allé comme il était arrivé, dans un cliquetis assez significatif, de quoi en devenir fou lorsque l’on n’en a pas l’habitude.
« C’est quoi vot’ boulot ? ». Layfon mit un temps avant de répondre, ou même de considérer la question. Le simple fait que les rôles s’inversent, et qu’à défaut de poser des questions à N. se soit lui qui en pose avait le don de perturbe Layfon. D’autant plus qu’il ne savait pas trop quoi répondre à cela … Qu’est-ce qu’il faisait, son travail … Drôle de question, et pourtant si banale. Il entreprit tout de même un semblant de réponse, en toute improvisation.

« Mon job … Bonne question, je ne m’en suis jamais vraiment cherché un à vrai dire. Je marche plutôt par mission, c’est moins fixe, plus diversifié, puis ça paye plutôt bien … »

Et c’était plutôt vrai, même si pour l’instant il ne roulait pas vraiment sur l’or. Au moins ce mode de vie lui permettait de faire ce qu’il voulait, en toute liberté. Sans aucune réelle responsabilité. Non pas qu’il soit incapable d’en prendre, mais pour l’instant il n’avait guère eut l’occasion de s’y lancer.

« Pour l’instant la zone du Dehors me tente plus qu’un travail fixe sur Entre-Monde. Puis en parlant de boulot, avant d’accepter la proposition de Briarée, vous faisiez quoi Dehors ? »

La question se voulait assez ambigüe pour prétendre à un ensemble de réponses.

Neythen hocha la tête. D'une part pour signifier qu'il avait compris et – au passage – qu'il n'était pas si con qu'il en avait l'air, et d'autre part pour approuver. Un sourire à peine esquissé se dessina au coin des lèvres du Mechanima.

« Ouai, crapahuter en long, en large et en travers d'la zone du dehors, y'a qu'ça d'vrai. »

Et particulièrement lorsque ses pas le menaient sur la route d'une bestiole bien hargneuse. Ouh que ça défoulait. Ouh que ça faisait du bien. Mais des fois quand-même, ça ne faisait pas du bien. Neythen ne prétendra jamais être un combattant hors pair. Des raclées, il s'en était mangées à la pelle et la pelle avec. Sans le secours des bleds locaux, il y serait peut-être encore. En attendant ces bleds là, il n'y remettrait plus les pieds. Manquerait plus qu'il doive leur être redevables, tiens. Pour ce qui était du pognon, là par contre, il ne suivait pas. C'était franchement pas le genre du pas encore Maître de verser dans la cupidité. Les biens matériels ne rempliraient jamais le vide abyssal de son amnésie. Autant y faire de la place pour des trucs plus concrets. Un jour aussi, faudrait qu'il pense à rééquilibrer la balance, parce que là le plateau « haine » touchait le sol.

L'entrecôte venait d'atterrir son son nez, les frites autour, et ça luisait de graisse comme il n'en avait pas avalé depuis des lustres. Il se tailla une bouchée dans la viande et l'embrocha au bout de sa fourchette, empalant quelques frites avec qu'il fit disparaître dans sa bouche. Mamamia ! Il y avait même du sel. Cuisson parfaite. Le bonheur juste dans une assiette. Le pied total ! Il mâchonna en silence, savourant comme personne ne pouvait imaginer qu'un abrutit pareil pouvait savourer.

« Bah... j'ca'ch'ais la gueule à ch'qui m'tombait ch'ou les poings... ch'a défoule... »

D'autres questions ? Il aurait pu dire que ça attendrait qu'il ait fini son repas mais en fait – et aussi bizarre que ça puisse paraître pour un homme – il arrivait à faire les deux à la fois. Sans beaucoup d'élégance, certes, mais pour une fois qu'il répondait aux questions sans monter sur ses grands Olipandas, on n'allait pas s'en plaindre. Il pointa la direction approximative des poches de Layfon avec son couteau, sa fourchette étant occupée à alimenter sa bouche comme la gueule du foyer d'une locomotive.

« Et Briarée, elle vous paie pour m'chaperonner là ? »

Oui ? Non ? Manifestement, oui.

Layfon réceptionna sa commande et les deux mâles échangèrent encore quelques banalités avant de se remettre en route. Le barbier fut l'étape suivante, juste avant le coiffeur qui se frotta les mains devant la note qu'il allait pouvoir réclamer pour espérer rendre un visage humain à son client. Puis, ressemblant vaguement à quelque chose, Haine en fut quitte pour un après-midi de shopping dans les rue de Tern où il fit le plein de jeans – sans trous s'il vous plaît – de Rangers, et de fringues finalement pas très « maître » mais dans lesquels il serait suffisamment à l'aise pour faire son boulot correctement. En fin de journée, Layfon lui rendit son badge et le tout frais Maître de Ken regagna sa Res Publica. De là-haut, il pourrait sévir...

RP CLOS