Une journée de Maître

Journée de merde... temps pourri, mais c'est pas grave, à Tern j'ai l'habitude.

Je me trouvais sur un chantier de construction pour suivre une sorte d'annexe à ma Res Publica qui se tiendra directement dans le quartier, seulement voilà, ben faut l'adapter à toutes les bestioles de mon miroir: petites et grandes portes, couloirs pour pas que les rats se fassent écraser, plafonds hauts et perchoirs pour les piafs... gros bordel.

«Plus haut la porte! Je vous ai dit qu'il fallait les faire d'au moins 4m de haut!»

Ces ouvriers...

A côté de moi, un type d'apparence lupine me tient un parapluie au-dessus de la tête, pourquoi Khrones me fait-il chier à me filer des cabots pour rester près de moi? Soit disant parce qu'il faut justement que je m'habitue à toutes les bestioles de mon miroir et pas seulement les félins... ouais bien sur.

Enfin bon, personnellement, la pluie, je m'en fous, d'ailleurs ça commence à se calmer. Je me tourne vers la droite pour voir au loin le bâtiment de la Banque, mine de rien, le coin sera assez sympa puisque le parc n'est pas trop loin. Mais surtout il faut que l'immeuble soit assez haut pour que les créatures volantes puissent se poser. Je me déplace pour me diriger sous une tente improvisée où la table avec les plans est dressée. Je me prends encore la tête avec le chef de chantier pendant qu'il essaie de m'expliquer une histoire de normes à la con

«Je me fous de vos normes humaines! Ce bâtiment sera prévu pour des animaux!!»

Pourquoi j'ai pas réussi à trouver un architecte de mon miroir? Peut-être aurait-il été moins con.

Je sors à nouveau pour prendre l'air, le loup me suit toujours... comme un chien, mine de rien c'est pratique si on retire l'odeur

«J'ai soif...»

Comme il a arrêté de pleuvoir, le chien replie le parapluie et file vers le bar le plus proche pour me chercher un truc à boire... jamais il me cause pour me demander ce que je veux? S'il revient avec un verre de lait, je le tue.

Je m'approche des bords du fleuve, les odeurs sont assez nauséabondes dans le coin puisqu'avec la pollution et autres déchets jetés, ça ne ressemble pas du tout à Northrives, mais je m'en fous, mon monde était pareil de toute manière.

Le mauvais temps était caractéristique de Tern. A Ciel, ils avaient le plaisir de voir les nuages passer sous eux et déverser leurs eaux sur la ville en dessous. Par contre, quand il pleuvait à Ciel, Ciel pleuvait sur les quartiers en dessous. Pour ce jour, le ciel au-dessus des nuages avait quelque chose de brûlant, et son quartier l’étouffait. Mourant de chaud, il avait abandonné sa chemise, puis le pantalon. Mais même en sous-vêtement il avait eu la sensation d’être enfermé dans une peau trop serrée, moite. Impossible de travailler dans une atmosphère pareille. Il n’avait pu comprendre comment Qeroy y parvenait…
Mais la créature avait compris : la chaleur l’écrasait.
Après l’avoir retrouvé à moitié désapé, allongé sur le carrelage de son bureau à la recherche d’un peu de fraîcheur, Qeroy lui avait conseillé de prendre sa journée. Se reposer, se rafraîchir les idées. Descendre en ville. L’altitude savait aussi être écrasante, et comme elle l’était aujourd’hui… Il n’avait pu refuser tant il était écœuré de chaud. Le cœur et l’estomac retournés, il s’était évadé dans un semi-brouillard, jusque sa garde robe. Il y avait pris de quoi se vêtir en citadin, loin des chemises blanches impeccablement repassées et des pantalons droits. Bien que tout ce qu’il portait soit sur mesure, et lui offrit ainsi une élégance simple ou sophistiquée selon ses habits, il s’appliquait à se vêtir aussi bien que l’imposait son rôle de maître.

Alors il avait sauté dans le premier jeans qu’il avait trouvé. Clair, partiellement décoloré, juste assez trop long pour se froisser dans les rangers noires qu’il portait. Volontairement non repassée, une chemise de toile d’un gris orageux dotée de poches de poitrine. Les trois boutons du haut n’étaient pas fermés, le dernier du bas non plus. Et devinant le temps d’en dessous, il avait raflé une veste anthracite à deux poches, avec une fermeture à boutons, un intérieur semi-doublé, aux épaulettes de cuir. Courte, de gabardine, comme la casquette qu’il portait. Une casquette de baseball, elle dépourvue de doublure, à la visière rigide et d’allure usée.
C’est ainsi qu’il se présenta dans le quartier de Tern, sous une pluie battante.
Qu’avec plaisir il ferma les yeux, se laissa tremper jusqu’aux os.
Jusqu’à ce que sa veste, même imperméable, laisse passer l’eau.
Jusqu’à ce que ses cheveux bruns dégoulinent sous son couvre-chef.

Et seulement comme il arrêtait de pleuvoir, le maître chercha à se repérer. Tern, pollué et gris, sale, artificiel. Si loin des antiques bâtiments de Ciel, parsemé et clair quartier disséminé au dessus des autres. Brûlant si proche du soleil, navires de rocs et de terre dans une mer de nuages. Incomparable au quartier de Tern, enchaîné au bitume…
Les mains dans les poches, trempé, il compara ce qu’il voyait à ces anciennes vues.
Ces paysages dévastés de chez…

Il avait fait quelques pas, il n’aurait pas du. Un instant déboussolé par la réalité, il s’arrêta à un pas de celle qu’il allait percuter. Etourdi d’un arrêt si brusque, Rei dévisagea le fleuve au bord duquel ils étaient.
Après maître Elambar la veille…

Maître Sheron… Veuillez m’excuser j’ai manqué de…

D’un geste souple de la main, il écarta la suite de sa phrase. Respectueusement, il retira sa casquette – car l’on se découvre devant une dame – la gardant entre ses mains.

Je ne pensais pas rencontrer un autre maître en dehors de sa Res Publica par un tel temps…

Ow mais elle ne le connaissait peut-être pas…
Il se fustigea de sa maladresse, tendit une main vers elle en guise de salut.

Genichi Rei, maître de Touen.

Un sourire.

Mon instinct de prédateur m'a permis de sentir un obstacle me foncer dessus, sourcils froncés, j'avais rapidement retiré mes mains des poches de mon kimono rouge pour reculer d'un pas jusqu'à ce que le type se rende compte de la maladresse qu'il avait failli commettre, quoi que le grondement sourd sorti de ma gorge a du être un avertissement.

Maître Sheron... certes, je commence à être connue malgré tout j'ai encore du mal à comprendre que des humanoïdes sachent qui je suis... je le regarde de haut en bas, déjà, il m'appelle Maître Sheron et pas Maître Uriko, un gars qui doit avoir une certaine place dans la hiérarchie, c'est pas tout le monde qui m'appelle par mon nom... pas moyen de savoir qui c'est avec sa casquette, comment un mec de la haute peut être fringué comme ça? On dirait un gars qui bosserait dans un kiosque à journaux! Cependant poli puisqu'il retire son couvre chef et je hausse un sourcil intrigué... qu'est-ce qu'il fout là celui là? C'est pas son quartier! Rei Genichi, j'ai quelques fouines qui ont eu vent qu'un nouveau Maître avait débarqué sur Ciel, assez bizarre d'ailleurs, d'un autre côté il vient de Touen....

Je baisse les yeux vers la main qu'il tend vers moi... depuis quand les humains - ou toute créature y ressemblant - tendent la main à une panthère? Il est bien le premier en fait en général ils ont peur de se prendre un coup de griffe... mais je sais être patte de velour après tout, aussi je viens serrer délicatement la sienne en le regardant tout de même d'un air suspicieux

«Maître Genichi, oui... j'ai entendu parler de vous...»

En revanche, je suis surprise, c'est bien Rei son prénom? Première fois que j'entends quelque se présenter par son nom en premier... heureusement que j'ai de bons informateurs, dans la mesure où il m'a appelée par mon nom de famille, je me devais de faire de même, mais si je n'avais pas su qui il était, j'aurais fait une boulette... j'ai bien assez avec K'ouen que je peux pas encadrer pour pas me mettre un autre maître à dos. Quoi que j'ai pas encore rencontré les autres en fait, à part N... mais j'ai eu aucune nouvelle de lui depuis notre entretien.

«Sans vouloir vous offenser, je peux savoir ce que vous faites ici? Pas vraiment votre quartier il me semble et vous ne semblez pas être habillé pour une visite officielle..»

Et Tern n'est pas vraiment le quartier pour une petite balade digestive... l'autre loup revient avec... un verre de lait. Non mais vraiment y'a des cons des fois

«Rassure moi, tu plaisantes hein? Laisse tomber, ramène ça...»

Je ne prends même pas le verre et je me tourne vers l'autre Maître

«Venez, on va boire un verre...»

Non, je ne lui demande pas son avis, je sens qu'il va y avoir un incident diplomatique avec ce gars s'il est le genre coincé... mais faut dire les choses telles qu'elles sont, si ce gars veut survivre sur Entre-Monde, il a plutôt intérêt à rentrer dans le lard!

En tout cas, je remets mes mains dans mes poches et commence à prendre la direction du bar le plus proche, puis je me tourne vers lui

«Libre à vous de passer votre chemin... moi j'ai soif, et j'aurais bien aimé en apprendre plus sur un confrère, mais je vous oblige à rien!»

Tiens? Depuis quand je sais être aimable, moi? Je crois que Khrones commence à avoir une mauvaise influence sur moi...

Sans gene ni hésitation, Rei serra la patte du maitre de Li, indifférent au velouté de cette poigne. Et à la suspiscion au fond du regard de la panthère. N'importe quelle créature se serait méfiée d'un inconnu - meme maitre - venant lui serrer la main avec autant de naturel. Parce qu'etre naturel c'était ce qu'il faisait le mieux: il n'avait, après tout, rien à cacher. Quand elle parla pour la première fois, il haussa un sourcil, surpris, interrogateur. Entendu parlé de lui...? En bien ou en mal? Il n'était maitre que depuis quelques jours, comment pouvait-on déjà entendre parler de lui?
Mais elle avait eu la politesse de s'adresser à lui de la meme façon que lui.
Maitre.
Maitre Genichi.

Un point pour elle, elle savait donc que son nom était Rei, et non Genichi. Elle était...
Sans doute très bien renseignée.
Mais elle avait la politesse de s'adresser à lui avec autant de respect que lui à elle.

Par contre, "sans vouloir l'offenser", les quartiers n'appartenaient qu'à l'Entre-monde, et Tern n'interdisait pas la présence dans ses rues d'autres maitres. Sans vouloir l'offusquer, il était vexant de constater qu'il ne semblait pas etre libre de ses mouvement dans cette ville. Pourtant elle appartenait à ses citoyens, et avant d'etre maitre, ils étaient de ces citoyens-là. Etait-il supposé demeurer cloitré à Ciel à longueur de temps? L'altitude y semait en général un climat clément, mais certains jours - comme celui-ci - il devenait infernal d'y vivre. Fallait-il une raison particulière pour se promener en ville et fuir cette chaleur? Nouveau sourire, à peine gené. Il était vetu pour absorber la pluie, pour mourir de froid. Pour tomber malade et avoir une excuse valable pour prendre son week-end. Meme si etre malade... Non. C'était risqué.
Il voulut répondre, s'exoliquer. L'arrivée dun loup, porteur d'un verre de lait, l'interrompit.
Alors il garda le silence, plia sa casquette en deux en attendant de pouvoir caser un mot. Et vu la façon dont Li répondit à ce loup, il devina qu'il avait tout intéret à peser ses mots.Serait-elle par hasard un peu caractérielle? Pas la peine de partir ainsi, inutile de se faire des idées alors qu'il ne la connaissait meme pas. Il verrait, il apprendrait.à la connaitre. Du moins si elle en avait le gout...

Et il se retrouva si brusquement invité à boire un verre derrière qu'il ne trouva rien à dire.
Surpris une nouvelle fois, il s'inquiéta du loup d'un regard, le salua d'un silencieux signe de tete.
Emboita le pas à maitre Sheron. Supposant qu''elle savait où elle allait. Après tout, et comme elle l'avait signalé, ce quartier était le sien à elle. Elle devait connaitre le coin. Elle balaya par ailleurs ses doutes sur son idée de se lier plus ou moins avec quelqu'un étant son égal.

Se tirant de sa surprise, il rejoignit Li.
Avec le sourire, ses yeux gris complices.

J'accepte avec plaisir!

Il passa vaguement une main dans ses cheveux humides pour les recoiffer. Un peu. Et, doutant du résultat, il recoia sa casquette, pret à suivre le chemin que suivrait maitre Sheron. Boire un coup après une bonne rincée, il ne demandait pas mieux. C'était renouer avec l'existence qu'il avait maudit en se levant sous une chaleur crevante.

La météo de Ciel est propice à chercher un peu de fraicheur plus bas.
Et boire un verre.

Après maitre Elambar, il s'enchantait de pouvoir écouter parler Li.

Indifférente à tout ce à quoi il pouvait bien penser me concernant, je prenais la direction d'un bar qui a le chic pour avoir son propre jardin et où les Li ont largement la place de se caser... il est tout simplement immense et je sais que j'y ai ma table. En entrant, on pouvait voir du bois et de la pierre se mêler à l'acier, on pourrait presque dire qu'il s'agit d'une boîte de nuit si l'espace n'était pas justement occupé par des tables particulièrement basses, sans sièges et où l'on pouvait trouver des créatures se tenant aussi bien sur deux pattes que sur quatre.

Je me tournais vers le barman en le saluant de deux doigts sur ma tempe

«Yop Pritch! Tu me trouves une table à l'abri?»

«Ta table est libre Uriko, installe toi, j'arrive!»

Je me dirige donc vers l'extérieur où une terrasse a été aménagée, elle est couverte, donc à l'abri mais l'air circule bien et les tables sont directement sur de l'herbe bien verte et entretenue... je connais le barman depuis que j'ai débarqué à Tern, pour ça que même si je suis désormais Maître, je le laisse continuer à me tutoyer comme avant... il a eu du mal au début, mais il s'est vite habitué et je crois même que ça fait du bien à son commerce d'être considéré comme le "copain" d'un maître. Je m'installe donc sur une chaise en bois avec un petit coussin posé dessus, la table est également en bois, carrée, brute, sans même une nappe... d'un autre côté, il faut reconnaître que la déco est très rustique ici, car avec des créatures aussi peu soigneuses que certains de mon miroir, il ne peut pas trop se permettre des réparations trop onéreuses.

Je fais signe à Touen de s'assoir face à moi, je croise mes jambes sur le côté pour regarder le jardin, suffisamment vaste pour qu'un dragon y fasse une sieste, mais il n'y a pas une super vue pour autant car un mur est dressé au fond pour séparer le terrain du bâtiment voisin... on ne peut pas tout avoir, mais le mur a été peint en un paysage rappelant une forêt tropicale. Je tapote doucement sur la table du bout des griffes alors que Pritch revient en nous tendant les cartes... ici au moins, on peut dire qu'il y a le choix...

«Voilà, je ne suis pas loin lorsque vous aurez fait votre choix... et qui est ton ami?»

Je ricane un peu en désignant Touen du menton

«Maître Genichi, de Touen!»

Décomposition... le pauvre Pritch a viré au blanc en voyant qu'il avait affaire à un autre Maître
«Oh mon Dieu... je suis vraiment désolé, Maitre... mille pardons... j'espère ne pas vous avoir offensé...»

Il s'inclina un nombre incalculable de fois avant de partir à reculons, rouge comme une tomate mais restant à proximité pour le moment où Touen choisirait ce qu'il voulait boire... pour ma part je prends comme d'habitude, un Gin Tonic, bien frais avec cette humidité qui rend la chaleur étouffante...

«Faut pas en vouloir à Pritch, il n'a pas l'habitude de me voir avec du beau monde... je suis plutôt du genre solitaire»

Je le vois me jeter une petite œillade en biais alors que je lui fais juste le signe que pour moi ce sera "comme d'habitude", et après plusieurs minutes, il vient prendre la commande de Touen, toujours aussi rouge et jouant de milles politesses à l'égard du Maître en espérant ne pas l'offenser d'avantage. Il revint d'ailleurs à toute vitesse pour être sur de ne pas nous faire attendre, ce qui me fait rire à nouveau.

Je me saisis de mon verre avant de le lever à l'attention de Touen et bois une première gorgée, mine de rien je le comprends, là haut, il doit faire une chaleur d'enfer là haut.

«Je suis tout de même perplexe... pourquoi Tern? C'est pas vraiment le quartier le plus agréable pour fuir la chaleur, Northrives est généralement mieux adapté, non? Non pas que ça me dérange que vous soyez là, je suis juste un peu curieuse...»

D'un autre côté, il a l'air assez spécial comme gars, un peu comme moi il pourrait être le genre à aimer ce genre de quartier moderne? Il serait bien le premier dans ce monde de fous, tiens...

L’avouerait-il ? Il fut épaté par l’aisance avec laquelle le maître de Li évoluait dans cet endroit. Et le naturel avec lequel elle s’adressa au barman… Pritch ? Pour être propriétaire d’un si vaste bâtiment, il devait bien gagner sa vie. A moins qu’il ne soit qu’employer…
Il ne chercha pas à comprendre, ne dressa pas une horde d’hypothèses sur le passé et les activités de ce type. Qu’il ne reverrait peut-être jamais. Paranoïaquement, il chercherait peut-être une ou deux informations sur ce bar et le propriétaire, mais… Ca attendrait. Et encore faudrait-il qu’il y pense…

Calme et passif, il suivit la panthère jusqu’au dehors, sur une pelouse bien entretenue où il devait être plaisant de dormir. Enfin il se piquerait une sieste ultérieurement… S’asseyant face à Li, Rei retira sa casquette, dissimula habillement son étonnement, surpris de trouver un cadre si campagnard dans un quartier comme celui de Tern. Des meubles de bois sur un gazon superbe… Pourquoi pas. Sans le décor alentour, haut en architecture de verre et de fer, il aurait presque pu se croire à Northrives. Même le mur peint ne pouvait faire oublier où ils se trouvaient réellement. Cependant l’effort pour donner un sentiment d’ailleurs était touchant. Les détails de l’œuvre étaient impressionnants, et Rei aurait donné cher pour connaitre l’auteur de cette fresque. Qui sait, en payant la note – à moins qu’Uriko ne l’invite ? – il se renseignerait peut-être au près du dénommé Pritch.
Le maître de Touen remercia d’un mot le barman, alors que celui-ci lui tendait la carte.
Nota sans s’y arrêter le son des griffes contre le bois. Stress ?
Et qui est ton ami ?

Oulà, il allait peut-être un peu vite le barman.
Quoique c’était une façon de parler et, en ayant bien conscience, Rei ne releva pas.
De même qu’il laissa sans écho le ricanement de Li, avant de le présenter.
Et le barman de se confondre en excuse…
Rei ouvrit la bouche, encore une fois pour rester silencieux. Il observa le manège de Pritch, interloqué, offrit un regard bref à Sheron. Solitaire, c’était noté. Par contre… Par contre en faisant signe au barman, il s’inquiéta de le rassurer quant à son comportement.

Pritch c’est cela ? Un whiskey sec s’il vous plait.
Sans inquiétude, vous n’avez en rien été offensant.

Un sourire acheva de rassurer le barman.
Le retour de Pitch fut si rapide qu’il devina ne pas l’avoir rassuré totalement. Pour se faire pardonner il laisserait un pourboire, même s’il faudrait sûrement en laisser milles pour venir à bout des craintes du barman.
Imitant Li, Rei leva son verre en la fixant droit dans les yeux – bien qu’ils ne trinquent pas, avala une demi-gorgée.
La chaleur de la boisson l’effleura à peine.
Pourquoi Tern ?

Il se permit de rire avec bonne humeur. Déposa son verre sur la table en repoussant légèrement son couvre-chef sur le côté. Les rues de Tern étaient moins agréables que celles de Northrives, c’était certain. Pourquoi Tern ?
Gravement, il répondit. Presque du tact au tact. Sérieux.

Pourquoi pas.

Avant de rire à nouveau. Comme si de rien était.
Il croisa les doigts, ses mains posées paumes contre table.

Tern est à l’image de ce que j’aurais dû connaitre. Ce quartier m’est familié….
Sans vraiment l’être.

Nouveau rire, il se calla confortablement dans son siège. Son regard clair erra au fond de son verre, avant de se poser sur sa consœur.

Et vous, sans indiscrétion… Pourquoi Tern ? D’autres quartiers, plus agréables, sont en quête d’un maître.

Parce que dans la catégorie des quartiers laids, Tern était quand même à moins d’un demi-pas derrière Magna.

Pauvre Pritch, je pourrais presque le plaindre s'il ne m'avait pas fait le coup lorsque j'ai débarqué chez lui en lui annonçant que j'étais maître. Enfin bon il me connaissait déjà d'avant, mais c'est vrai que le fait qu'il soit l'un des seuls bars de Tern à avoir vraiment tout le confort nécessaire pour les créatures de Li lui a fait un sacré pactole... d'autres ont essayé de s'y mettre après lui, mais les animaux sont bien plus fidèles que les hommes et Pritch a toujours eu le chic pour renouveler régulièrement sa carte, toujours à l'écoute de ses clients pour l'améliorer si besoin aussi à part peut être quelques petits incidents entre les espèces, il a toujours été le chouchous des Li.

En tout cas, il était rapidement revenu avec le whiskey de Touen, sans glaçon comme demandé alors que moi j'avais toujours droit à de la glace pillée... oui il est aux petits soins avec moi. Il revint ensuite avec une petite assiette de tapas, comme il sait que j'adore ça: mini saucisses cocktails et œufs de caille. Il jette encore un œil embarrassé à l'attention de Touen, même s'il a compris qu'il ne l'a pas offensé, je pense qu'il a la trouille de le faire...

Après un petit 'tchin qui n'en n'est pas vraiment un, et une bonne gorgée glacée pour ma part, Touen vient à me demander pourquoi j'ai choisi de tenir les rênes de Tern, un sourire me fait alors frétiller les moustaches alors que je pose mon verre pour prendre appui sur mon coude, le menton posé sur le dos de ma main

«De la même manière, je pourrais répondre «Pourquoi pas?» Mais la raison est un peu semblable à la votre... Tern ressemble énormément à mon monde, là où j'ai vécu autrefois... des immeubles qui grimpent dans le ciel, cet air pollué que l'on ne trouve nulle part ailleurs...»

Je jouais alors avec mon verre avant d'en prendre une autre gorgée, manifestant un «ah!» caractéristique par la fraîcheur de la boisson. En jetant un coup d'œil dans la salle à l'intérieur, je peux voir le loup s'installer au bar, quelque chose me dit que Khrones lui a donné des directives pour qu'il ne me lâche pas d'une semelle... quelle poisse!

«Certains dirons que c'est moche et que ça pue, mais moi l'air frais et pur, ça m'ennuie... pour ça que je suis presque jamais sur ma Res Publica... le seul avantage là haut, c'est la vue! Rien n'est plus beau qu'une vue haute sur le monde...»

C'est un peu con de se dire que j'ai postulé pour être Maître juste histoire d'avoir un appart au dernier étage d'un immeuble, rêve de chaton que voulez vous... je fais tourner mon verre pour faire jouer la glace contre les bords avant de prendre une nouvelle gorgée pour me tourner à nouveau vers Touen... il est sympa comme type, et l'idée qu'il ait pu vivre plus ou moins dans un monde semblable au mien a quelque chose d'amusant!

«Donc, quand j'ai eu le poste et qu'on m'a assigné un quartier, j'ai sauté sur l'occasion...»

Mon regard se fronce un peu, la dernière fois que j'ai parlé de mon ancienne vie, c'était à Ken il y a quelques jours... je me demande ce que ça a donné ses recherches à propos de l'agresseur de la Directrice du Sanctuaire... je lève les yeux vers l'homme aux yeux clairs, on pourrait s'y noyer dedans tiens! Que je suis poétesse à mes heures!

«En tout cas, on peut dire que vous ne manquez pas de cran d'avoir postulé pour être Maître par les temps qui courent... personnellement, j'avais fait ma demande bien avant et il est probable que j'y aurais réfléchi à deux fois...»

D'un autre côté, c'est peut être son cas aussi... cependant je n'avais jamais entendu parler de lui avant qu'il ne soit nommé Maître, mes fouines n'ont pas vraiment trouvé de renseignements à son sujet et d'un autre côté, je ne leur ai pas demandé... elles me tiennent au courant de tous les évènements majeurs d'Entre-Monde et la nomination d'un nouveau Maître en fait forcément partie, mais pas une raison pour aller pister les moindres moments de sa vie. En tout cas, je me demande s'il est au courant justement de tout ce qui est arrivé aux Maîtres depuis peu.. Kien qui disparaît après une tentative d'assassinat ratée, tentative levée sur Ken également, les Fumerolles qui se prennent Magna sur la tronche au point que Kan et Tchen se battent comme des chiffonniers en pleine rue.

Pour le moment il ne m'est rien arrivé, mais je suis là depuis peu après tout, croisons les doigts...

Spoiler:

Des immeubles qui grimpent dans le ciel, cet air pollué que l’on ne trouve nulle part ailleurs…
L’épaisseur cotonneuse séparant le ciel de la terre, bande de nuages artificiels. Une avalanche de nuances oui, des nuances de gris, des nuances sombres. Des rideaux de poussières et d’insectes agonisants, des langues de fumée noire. Des lueurs rougeoyantes, et de rares rayons de soleil, tenus en échec par une pluie incapable de laver quoique ce soit…
Et dans le ciel grimpait alors des immeubles crénelés, aux vitres défoncés, les toits déchirés comme si des animaux géants en avaient éclos. Le macadam éventré, des débris de tout, de rien.
Et nulle part ailleurs…

Son sourire sembla être en accord avec Li, ses yeux gris à des lieux de cette conversation.
Elle était amusante, avec sa façon de parler, la langue déliée et sans trace de gêne.
Il aurait voulu qu’elle parle d’avantage de son monde. Par curiosité, pour savoir.
Savoir pourquoi des mondes comme le sien avaient pu exister, tenir avancer.
Comme le sien n’avait pu le faire.

Elle changea de sujet, si rapidement qu’il manqua de ne pas comprendre de quoi elle parlait.
Il la fixa, intéressé, semblant concentrer sur chaque mot de la panthère.
Vrai, la vue d’en haut était superbe. De sa Res Publica ou de Ciel, il ne s’en lassait jamais. Mais s’ennuyer de l’air frais et pur… L’air d’ici, même vu d’en haut, restait l’air d’une ville, de milliers de personnes, humanoïdes ou non. L’air, ici, était brassé par des êtres vivants, à longueur de journée et de nuit. Il n’était pas pur. Il n’était pas frais.
Il regretta les montagnes Sud de Grâce…

… Donc elle avait choisi Tern.
Pourquoi Tern ? Parce qu’elle s’y sentait chez elle.
Du genre à ne pas s’encombrer de détails, à vivre simplement.
A foncer sans s’embarrasser de problèmes.
Et…
Et ?

Sans pour autant se moquer, il se permit de rire, de secouer la tête.
Les temps pouvaient toujours courir, on ne devenait pas maître en fonction de la météo. Pour sa part il en était à crever de chaud à Ciel ou dans sa Res Publica, à moins de ne venir se doucher sous les nuages de Tern. Il y avait réfléchi à deux fois. Trois, quatre…
Pourquoi être devenu maître, c’était la question qu’elle sous-entendait ?

Les gens ne devraient pas toujours tant réfléchir à ce qu’ils doivent faire, ils devraient plutôt penser à ce qu’ils doivent être.
C’est en passant les limites de la raison, sans devenir fou, que l’on trouve ce que l’on doit être.

Ses yeux gris qu’il avait baissés se reposèrent sur Sheron, il souleva son verre pour y boire une gorgée. Sans cesser de la fixer. Sans devenir fou hein…
Chacun de ses mots, il les avait pesés. Il avait parlé lentement, doucement.
Et reprit sur un ton différent, légèrement plus naturel.

Et puis l’ermitage ne peut pas durer éternellement dans un monde aussi agité.

Il se permit de rire, cette fois-ci comme pour se moquer de lui.
Il avait l’étrange impression de ne pas mentir…

Houla! un peu trop philosophe pour moi ce type... c'est quoi ces phrases toutes faites? Soit il est du genre poète à lire beaucoup et à recracher les phrases qu'il a pu lire, soit c'est carrément une tronche, que ce soit l'une ou l'autre je sais pas si je dois apprécier ou non. Je prends une nouvelle gorgée avant de le regarder droit dans les yeux, incapable de savoir s'il se fout de moi ou quoi...

«Se connaître soit-même hein?.»

Je ricane un peu en levant les yeux vers le toit au-dessus de notre tête, Il s'agit d'une verrière histoire de pouvoir voir le ciel tout en restant à l'abri, les hauts murs sur les côtés nous protègent un peu de la pollution, mais il ne faut pas s'attendre à des miracles et la douce odeur de caoutchouc brûlé est toujours présente autour de nous...

«Plus facile à dire qu'à faire, la plupart des gens passent une vie entière à chercher ce qu'ils sont... moi-même, j'en sais fichtre rien...»

Nouvelle gorgée où j'ai manqué de m'étouffer... depuis quand je me confie comme ça moi? Ça commence à bien faire, après Neythen, un autre Maître... d'un autre côté, peut être est-ce normal que nous apprenions un peu à nous connaître, je ne sais pas. Je pose mon poing sur ma poitrine pour camoufler ma toux avant de poser mon verre et de le regarder à nouveau

«Je préfère vivre au jour le jour... malheureusement quand on est Maître, on ne fait pas toujours ce qu'on veut...» - petit regard à l'attention du loup qui zieute encore dans ma direction - [b][color=gray]« Je ne sais pas comment vous faites pour avoir réussi à vous déplacer seul... mon bras droit ne me laisse jamais en paix!

Et de ce que je sais, K'ouen n'est pas mieux... il a toujours son borgne blond près de lui - et encore, je sais pas qu'il en a plusieurs qui lui collent aux basques, mais pas pour les mêmes raisons - Neythen aussi avait une sorte de robot qui gardait toujours contact avec lui par le biais des machines. Je ne sais pas pour Kan et Tchen par contre, je ne les ai jamais rencontrés... malgré tout, ils sont toujours dans leur bureau ou au Sanctuaire aussi ils doivent forcément avoir des gens qui les suivent aussi...

«Vous avez déjà eu l'occasion de rencontrer les autres Maîtres à part moi?»

Qui sait, ça fait un moment que la renarde n'a pas publié un article croustillant, est-ce que K'ouen se tiendrait enfin tranquille? Il faut dire qu'il était sa cible préférée...

Se connaître soi-même ?
Il n’aurait pas été jusque dire ça, parce qu’on ne se connaissait jamais vraiment. Les choses auxquelles ils se confrontaient leur permettaient de toujours en apprendre plus sur eux-mêmes. Alors ça ne voulait dire que peu de chose…
Mais pour trouver non pas ce que l’on voulait être, mais ce qu’on devait être…
Qu’être au lieu de que faire…

Il ne s’offusqua pas du ricanement de la panthère, ne s’attendant pas à beaucoup plus. Il ne s’était pas attendu à ce qu’ils aient une conversation hautement philosophique. Peu importait d’ailleurs : il avait répondu sans mentir – presque – à la question de maître Sheron. Le reste, peu importait…
Il déplaça légèrement son verre sur le côté, balaya devant lui la surface de bois de la table, sans regarder sa consœur. En faite, il estimait qu’il y avait une différence entre : « ce que l’on est » et « ce que l’on doit être ». L’un était personnel, l’autre beaucoup plus fonctionnel. Parce que ça, « ce que l’on est », effectivement on pouvait passer sa vie à le méditer, car toutes les espèces intelligentes étant capables d’évoluer, la question ne trouvait jamais vraiment de réponse. Alors que « ce que l’on doit être », en méditant sur soi, se basant sur l’expérience que l’on avait déjà accumulé, en cherchant à définir jusqu’où l’on pouvait aller, quels efforts on pouvait encaisser… En définissant ses limites, puis en analysant son environnement et la place qu’il y avait, on pouvait comprendre ce que l’on devait être.

Mais ça, il ne le lui expliquerait pas. C’était compliqué.
Même lui ne le comprenait pas vraiment, alors…

Elle lâcha une espèce de toux bizarre, il leva les yeux de la table, la dévisagea à moitié interrogateur. Ca ressemblait à un toussotement intérieur très étrange, comme lorsqu’on avale de travers et fait tout pour ne pas se faire remarquer.
Malheureusement ? A l’entendre c’était presque une corvée d’être maître.
Curieux de savoir ce qui détourna très vaguement l’attention de Li, Rei suivit son regard jusqu’à un loup…
Sa nounou ?
Elle reprit, il lui refit face, un certain étonnement peint sur ses traits. Le temps qu’il en reste bouche bée, elle changeait déjà de sujet. D’autres maîtres… ? Oulà, pause, elle allait vite décidément…

Quittant sa stupeur, il secoua la tête avec un rire un peu gêné.

A vrai dire, je n’ai pas de bras droit.

Qeroy était intendant de la Res Publica, ce qui revenait à gérer le personnel, les besoins matériels. En ce moment il gérait également l’agenda, en attendant que la secrétaire revienne de vacances. A part ça… Un bras droit non, il s’en passait. Il était un grand garçon capable de se débrouiller tout seul. Et puis il n’aurait pas supporté la présence de quelqu’un avec lui.
En bref, pas de souci pour se déplacer seul : il aurait envoyé promener le premier qui aurait essayé de le materner.

Quant aux autres, maître Elambar m’a emmené hier visiter la ville.
A part lui…

En même temps il n’était pas sûr qu’il soit nécessaire de connaître tous ses confrères. De vue, il aurait reconnu n’importe lequel d’entre eux. Il connaissait leurs noms et prénoms, leurs miroirs et leurs quartiers. En dehors de ça… Il haussa les épaules, croisa les bras sur la table.
Son regard gris se chercha au fond de son verre.
Se posa sur la panthère.

Comment sont-ils ?

Il avait posé exactement la même question au maître de K’an.
Il lui semblait nécessaire de la poser. Pas pour lui, mais pour eux.

Une journée de Maître

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