Le début de la chasse

Assise à son tout nouveau bureau, 49821 a les yeux braqués sur la liste des employés que l’on venait de lui adresser afin de les enregistrer tous dans sa mémoire, associer les noms aux visages, les petites annotations à ceux dont il faut se méfier ou, au contraire, sur qui elle pourra compter. Sitôt fait, elle jette le tas de papiers dans la poubelle et se redresse pour parcourir les lieux du regard.
Effervescence.
Joli mot qui définit parfaitement l’ambiance de la Caserne. Du bruit, beaucoup, des voix dans tous les sens, des corps qui se meuvent, beaucoup d’énergie. Cela lui rappelle les Centres de Commandement dans son monde, ou les organiques stressés par leurs devoirs pressaient les synthétiques d’effectuer les tâches qu’ils leur avaient confié au plus vite. Un air de ce que ces derniers appelaient «  foyer ». Comme une impression de rentrer à la « maison ». Même si les vivants, ici, ont des apparences bien plus hétérogènes que de l’autre côté de son Miroir.
L’attention qui s’était portée vers elle à son arrivée avait tôt fait de se calmer. Oh, certains lui ont déjà adressé la parole, lui proposant leur aide si jamais elle en avait besoin. Ce qu’elle a accepté, bien entendu. Son Utilisateur est bien loin, à des années lumières d’elle, mais ce n’est pas pour autant qu’elle ne peut pas se voir attribuer une tâche par un organisme différent.

Mais, c’est en balayant la pièce gigantesque de ses capteurs oculaires et en mettant en parallèle les visages de ses collègues avec leur photo placée sur le trombinoscope qu’elle remarque une donnée inconnue. Ses viseurs se braquent sur celle-ci et l’étudient, l’entourant d’un cadre rouge et l’intitulant [ Cible Inconnue ]. Humanoïde organique adulte doté d’attributs à traits animaliers, au pelage clair. Les traits fins et le minois félin. 49821 tourne brièvement sur son siège et essaye de déterminer si quelqu’un viendra s’occuper de cet être. Mais à priori, non, personne ne réagit, tout le monde bien trop occupé à ses propres affaires.
Alors, elle se lève, passe une main dans sa frange pour l’arranger brièvement et se dirige vers lui, dans un concert d’articulations mécaniques qui chuintent.
Ses capteurs oculaires continuent de le détailler, maintenant qu’elle est plus proche, mais elle s’interrompt, se rappelant les mots d’Ambre qui lui conseillait de ne pas agir trop froidement envers ceux qu’elle appelle Organiques.
Elle redresse la tête et se place derrière le pupitre de l’hôtesse d’accueil, bien évidemment absente.

« - Bonjour être organique, pouvons-nous vous venir en aide ? » de sa voix grésillante, bien trop synthétique pour avoir un doute sur l’origine d’A.u.r.o.R.a.

L’organique, tout de chair et de poils, se fend d’un large sourire face à A.u.r.o.R.a. Pas franchement la réaction à laquelle elle s’attendait. Alors, elle se repasse brièvement les mots qu’elle avait prononcé, mais n’y trouve pas la moindre confusion possible. Ambre, parfois, se pare de telles expressions quand A.u.r.o.R.a parle, lui disant que les mots qu’elle utilise peuvent être assez déconcertants. Apparemment, il est possible qu’ils aient aussi cet effet sur d’autres organiques.
Elle cligne rapidement des yeux tandis que le mi-homme, mi-félin se présente. Gabu Van Derel. Les capteurs oculaires de la gynoïde analysent encore une fois l’apparence de l’organique et l’enregistre dans sa mémoire. Le cadran rouge l’entourant passe au vert avant de disparaître. Dorénavant, il aura un fichier à son nom dans la mémoire de 49821, fichier dans lequel s’inscrivent les mots [Mission] et [Recherche], à la suite de sa requête. Retrouver une personne. Les circuits d’A.u.r.o.R.a. s’échauffent un peu, ronronnant à l’idée de commencer sa nouvelle vie de Sanctuari en faisant ce qu’elle savait faire de mieux, là-bas, dans son monde natal. Bien qu’elle patauge grandement dans ce nouvel environnement dont elle ne détient que très peu d’informations.

- Est-ce-que le nom de Leiline Devalle vous dit quelque chose ? Et si possible, rassurez moi en me disant qu'elle a un casier judiciaire vierge.

Elle hoche la tête, le temps d’une brève recherche dans les archives et dans les dossiers qu’elle s’était transféré un peu plus tôt.
…
….
[ Aucune correspondance.
Vouliez-vous dire Lettres du Val ? ]

Alors la gynoïde secoue la tête.

« - Ce nom nous est inconnu. La personne que vous recherchez a donc un casier vierge. Pour l’instant. »
Elle regarde autour d’elle et sourit du bout de ses lèvres synthétiques, avant de reporter son attention vers l’organique.
« - Nous ne possédons pas encore de données sur cette personne, mais si vous désirez toujours nos services pour la retrouver, nous pouvons vous inviter à nous suivre. » dit-elle en s’écartant du pupitre et en ouvrant le bras en direction de l’intérieur de la Caserne, vers son bureau, où ils seront plus tranquilles pour parler de cette Leiline.

Monsieur Van Derel accepte donc et suit alors la synthétique en direction de son bureau. Malgré certains de ses collègues attroupés autour de la sacro-sainte machine à café, la plupart d’entre eux sont plongés dans leur ordinateur, absorbés par les affaires sur lesquelles ils sont en train de travailler. Tableau somme toute assez ordinaire, puisque sur la planète sur laquelle 49821 était déployée, dans son monde natal, les organiques entamaient déjà ce drôle de manège. Les plus tire-au-flanc littéralement branchés sur le droïde à café à échanger sur leurs dernières conquêtes ou extrapoler sur leurs enquêtes inintéressantes. Là-bas aussi, un brouhaha incessant bourdonnait dans ses canaux auditifs, la seule différence étant que, A.u.r.o.R.a en tant que droïde, peut baisser le volume ou le couper et ainsi pouvoir concentrer sa mémoire vive sur autre chose que les bavardages. Ainsi, par réflexe ou habitude, de nouveau, elle le baisse partiellement, pour pouvoir se focaliser sur l’organique à oreilles poilues.
Enfin, tous deux arrivent devant le bureau de la synthétique et, encore une fois, elle se place sur le côté pour inviter Gabu à s’installer, d’un geste du bras, puis, elle aussi vient se poser sur son siège qui fleure bon le Sanctuari.
C’est l’organique qui commence à poser des questions, mais 49821 hoche simplement la tête.

« - Pour commencer, nous avons besoin d’informations sur vous. Votre nom, Gabu Van Derel, donc. Ainsi que votre âge, votre adresse, votre monde d’origine et votre occupation. Également, il sera nécessaire de nous divulguer votre numéro de téléphone, si vous en avez un, bien sûr, afin que nous puissions vous joindre quand l’enquête aura avancé. »

Elle jette un bref coup d’œil en direction de l’écran de l’ordinateur, éteint, se disant qu’elle transférera ces informations plus tard, depuis son propre disque-dur. Pour l’heure, elle ne se préoccupe que de l’organique, histoire de ne pas faire n’importe quoi avec sa toute première mission.
Avant d’oublier, 49821 remonte légèrement la sensibilité de ses canaux auditifs, histoire que le mâle organique ne parle pas dans le vide. Et, pendant qu’il déclame ses coordonnées et qu’elle les enregistre dans son dossier, les caractères apparaissent en temps réel dans le cadre vert correspondant à l’hybride, calibré sur une transparence de 40 %, afin de ne pas gêner le champ de vision de la gynoïde.
Les questions qu’elle lui posera par la suite s’amoncellent dans sa file d’attente d’actions. Mais une, en particulier, sort du lot, mise en avant par la confusion entre les lois de son monde et celle de l’Entre-Monde : est-ce qu’il est nécessaire que le disparu et celui qui notifie de cette disparition doivent être liés par des liens, tels que celui du sang ou de propriété ? Passant rapidement sur cette interrogation, elle en conclut qu’elle la posera tout de même et qu’en fonction du protocole local, elle choisira de le rentrer dans le dossier… ou non.

« - Et donc, cette Leiline Devalle. Depuis combien de temps a-t-elle disparu ? »

49821 rentre toutes ses informations en temps réel dans son propre disque dur, regardant fixement l’organique pendant ses réponses. Mais lorsqu’il explique les circonstances autour de cette disparition, A.u.r.o.R.a remarque le changement dans son comportement et son léger sourire qu’elle qualifierait de nerveux. Les organiques sont de complètes énigmes parfois, mais avec l’aide d’Ambre – et celle de ses collègues – elle apprend au fur et à mesures à décoder toutes ces expressions. Dans son monde, là-bas, elle n’avait pas besoin de les comprendre, elle se contentait d’exécuter des ordres et tirer sur des cibles définies, ou d’en extraire d’autres… pas converser avec les Utilisateurs. Elle n’en avait pas le besoin à l’époque, maintenant… depuis la fermeture des Miroirs, il en est tout autre, d’autant plus que tous ses programmes ne fonctionnent pas forcément.
Et pour elle, c’est un brin compliqué. A priori, c’est juste compliqué pour tout le monde et vu le visage anéanti de l’hybride en face d’elle, chacun a pu faire face à des problèmes et des pertes que la gynoïde ne peut mesurer.

- Lorsqu’elle a débarqué dans l’Entre-Monde, c’était le jour ou les portails se sont fermés. Elle avait 8 ans à l’époque. Je suis entré ici bas en trombe pour tenter de la retrouver. Jusqu’à ce que les portails se ferment. Pendant 4 ans, je l’ai activement recherché dans la ville d’Entre-Monde ainsi que dans les villes et villages de la carte. Sans succès.

Un adulte à la recherche d’une enfant ? Parti dans la précipitation ? Une enfant qui est allée jusqu’à traverser un Miroir… pour quoi ? Pour le fuir ? La droïde fronce les sourcils. Louche. Mais d’un côté, serait-il venu jusque chez les Sanctuari pour la retrouver s’il avait de mauvaises intentions ? A moins d’être à ce point confiant en lui-même qu’il s’estime capable de déjouer le système et les unités de la police de l’Entre-Monde. Tactique qui pourrait s’avérer efficace s’il possède la faculté de disparaître à tout jamais par la suite. Probabilité ? 0,1 %. Quasiment impossible. Donc sa requête semble sincère. De toutes manières, en cas de pépin, il aura déjà un dossier dans les serveurs des Sanctuaris. Peut-être même qu’elle enquêtera sur lui avant de se pencher sur cette demoiselle ‘’disparue’’, par pure sécurité.
Aujourd’hui, l’enfant serait âgée de 26 ans et, encore d’après les dires de l’Utilisateur Van Derel, elle aurait été vue dans les alentours de Tern, sans qu’il l’ait jamais croisée ou qu’il ait simplement demandé aux autochtones, par crainte d’être pris pour un dément. 49821 ne voit pas vraiment en quoi cela semble… déviant comme comportement et elle se demande surtout pourquoi venir ici alors que celle qu’il cherche est à portée de main. A moins qu’elle soit difficile à approcher. Mais la gynoïde ne connaissant pas encore vraiment les noms des personnalités entre-mondiennes, elle ne sait dire si cette Leiline est accessible… ou non.

« - Très bien, » enchaîne la droïde « Auriez-vous une description physique de cette personne ? Ou possède-t-elle des caractéristiques afin de faciliter son identification ? »

Toujours droite dans son siège et une éternelle expression neutre imprimée sur son visage synthétique, elle fait glisser un de ces outils archaïques qu’est le crayon entre ses doigts. Avant de le laisser répondre, elle rebondit sur la dernière phrase prononcée par l’organique.

« - Vous n’aurez pas de problème avec les Sanctuaris. Si vous n’en posez pas. »
Comme une tentative de rassurer le vivant, mais qui, prononcée un peu froidement, peut sembler menaçante. Sur ces mots, elle pose son regard dans celui du loup, tandis qu’un faisceau de lumière bleue parcoure l’arrière de ses capteurs oculaires et descend sur son crâne et son cou pour disparaître, caché derrière les vêtements de la synthétique, signe qu’elle vient d’enregistrer toutes ces informations.

Évidemment, les organiques changent physiquement en presque vingt années. Logique, mais ça n’avait pas traversé les circuits de la droïde. Néanmoins, certains éléments physiques ne changent pas, tels que la couleur des cheveux, sauf téléchargement d’une nouvelle coloration, ou celle des yeux et les attributs félins que l’organique vient de lui décrire.
A.u.r.o.R.a regarde brièvement l’écran de son ordinateur, par réflexe sûrement, puisqu’elle ne s’en servira pas tout de suite, puis elle reporte son regarde vers l’Utilisateur Van Derel.

« - Nous avons encore quelques questions à vous poser, puis nous pourrons vous laisser repartir. Cette personne fait-elle partie de votre lignée ? Si non, quels sont vos liens avec elle ? Pouvez-vous nous assurez que vous ne nourrissez pas de mauvaises intentions à son égard ? »

Elle s’arrête un instant et pose ses mains carrossées sur le bord de son bureau pour le pousser et faire reculer son siège à roulettes. Puis, elle se lève. Elle regarde la porte, puis l’hybride, puis son ordinateur. Avec un sentiment d’oublier quelque chose. Mais comme dirait Ambre, si cette idée s’est enfuie, c’est qu’elle n’est pas importante. Même si A.u.r.o.R.a penche plutôt pour un défaut des ses modules parfois obsolètes.

« - Peut-être avez-vous des questions avant de conclure cet entretien, organique ? »

Quelque chose dans les circuits de la Ken se met à vibrer et une rapide analyse auto-centrée lui indique qu’il s’agit d’un semblant d’excitation. Elle laisse même échapper un léger sourire, ses circuits vibrant à l’idée de s’envoler vers une toute nouvelle aventure et quitter la morosité de l’appartement sombre et encombré d’Ambre pour quelques temps afin de travailler. Être Sanctuari s’annonce être une manière plutôt sympathique de passer ses jours et même, si ses pièces le lui permettent, les années à venir. D’autant plus que, d’après les discussions qu’elle a pu saisir dans les couloirs, il est parfois possible de partir à la chasse aux créatures… Et CA, ça l’intéresse fortement. Mais les missions de recherche de personnes disparues aussi, même si elles vendent sans doute moins du rêve, ce sont surtout elles qui touchent à ce dans quoi 49821 excelle et a été programmée pour.

Puis, à la réponse de l’organique, elle hoche la tête et se garnit d’un large sourire qui tranche avec ses mimiques affreusement … peu expressives jusque là.

« - Nous ferons de notre mieux pour retrouver l’organique Leiline Devalle. Nous vous en assurons. Si vous n’avez pas de nouvelles de nous d’ici une semaine, n’hésitez pas à repasser nous voir. Si l’enquête avance et que nous estimons que vous devrez être mis au courant et puisque vous n’avez pas de téléphone, nous veillerons à laisser un message à votre adresse. »

De là, elle se dirige vers la porte, qu’elle ouvre, avant de se placer juste à côté pour laisser le passage libre et elle se retourne vers l’hybride.

« - Nous vous remercions d’avoir fait appel à nous, Utilisateur Van Derel. »