Loisirs pour deux

Seul face à la cyborg, je n'aurais jamais été raisonnable et civilisé. Xénon pouvait se targuer d'avoir un effet positif sur mon côté sauvage.
Je baragouinais quelques mots inintelligibles pour marquer ma profonde aversion pour l'Ingénieur nous faisant face.
Car, "si ça ne tenait qu'à moi..."
Sans l'elfe et des gens sensés et sains d'esprit comme Xénon, je serais déjà en prison ou bien je vivoterais comme un nomade à moitié sauvage dans la zone extérieure.

La dernière remarque de l'ingénieur m'avait cloué sur place. J'avais rougis jusqu'aux oreilles et pour un peu je venais de faire grimper la température de la pièce d'un bon degré.
Embarrassé à des sommets encore inconnus pour moi, je l'aurais pourchassé pour lui apprendre à me parler de l'intimité de mon compagnon.
Je me suis retenu car je voulais, justement, que cette relation tienne dans le temps. Et puis, elle venait de déclencher une suite logique de réponses positives dans mes pensées les moins honorables. Ma nature humaine me trahissait et je pris le temps de souffler en sortant du laboratoire. Il me fallait au moins quelques secondes de répits pour évacuer ce stress soudain dans mes réactions physiques.
Je me sentais désolé et honteux pour Xénon d'être aussi facilement taquiné par quelque chose qui, avec une autre personne, me semblait naturel.
En d'autres circonstances, j'en aurais ris et même profité... Que m'arrive-t-il ?

Je le suis vers la sortie une fois tout récupéré : badge, acquisition et un Xénon moins conciliant que d'ordinaire. Elle en avait fait un peu beaucoup, à la limite du môme mal-élevé de Northrives. Ce qui expliquait sûrement le calme de Ken.

Une fois dehors, c'est étrange d'être "dehors" mais "dans le Rempart" en même temps, donc une fois sortis du laboratoire je saute sur l'occasion du lui rappeler sa promesse.

Pour rien au monde je ne louperai une leçon de pilotage avec lui. Je n'ai pas vraiment besoin d'expliquer que de grimper à deux sur une moto me semble une bonne idée... Et si en plus il peut m'apprendre à conduire convenablement. Qu'y suis-je pour refuser une leçon d'un aussi bon pilote ?

Mon humeur grimpe en flèche rien qu'à l'idée de prolonger notre sortie (ce qui ne fera que rendre HK-50 encore plus jaloux/mécontent et c'est aussi un bonus non négligeable). Cette bonne humeur se voit sur mon visage et je me sens plus détendu maintenant que nous en avons terminé des réparations et du shopping.

- La prochaine piste de décollage doit être à un ou deux kilomètres d'ici, évaluais-je grossièrement.

Pour rappel, mon sens de l'orientation en ville est toujours aussi mauvais.

- On peut y aller à pieds,

Si je ne me trompe pas admirablement sur la direction.

- Ou autrement.

Nous avions l'embarras du choix : Perçant, moto, taxi... Toujours aussi gêné d'être dans un quartier où les grille-pains sont plus intelligents que deux comme moi réunis, j'y serais aller à pieds. Je lui cédais pourtant le choix. Même si un tour en moto ne me dérangerai pas le moins du monde. Ma magnétic doit être quelque part, peut-être même dans le sarkina.

Xénon ne fut pas fâché d'enfin voir la commerçante s'éloigner après plusieurs minutes de bavardages inutiles et à la limite de l'insulte. Les commentaires déplaisants, c'était une chose. Mais pourquoi s'était-elle sentie obligée de lui décrire en détail la machine qu'il venait d'acheter ? Elle s'imaginait qu'il les choisissait au hasard ? Même la suggestion qu'elle puisse créer un modèle unique à son intention n'avait pas fait grand-chose pour le dérider, ce qui en disait long sur son état d'esprit.

Il posa une main possessive sur le guidon de la Jinn et prit un instant pour se ressaisir. A présent, il réfléchirait à deux fois avant de visiter le Laboratoire. Il était dépité, car c'était de loin son magasin préféré. Quand il se tourna vers Wergeld, il eut la surprise de lui trouver une drôle d'expression que son module social ne parvint pas à analyser.

Allons bon. Qu'avait-il manqué ?

Mais avant qu'il puisse s'inquiéter, son compagnon jeta ses pensées aux orties et son visage s'illumina de manière visible. Xénon sourit de savoir qu'il était la cause de cette bonne humeur. Il en ressentait un bonheur étonnant.

"Tu ne t'en tireras pas si facilement."

Il cueillit la main de Wergeld dans la sienne et y déposa les clés. Il l'entraîna vers la moto d'une poussée dans le creux de ses reins et s'installa à l'arrière.

"Tu as 2,1 km pour éblouir ton instructeur," dit-il avec un clin d’œil.

C'est avec un sourire satisfait que j'accueillis sa décision. Je ne craignais pas de nous faire passer par dessus bord mais plutôt que la proximité avec Xénon me rende moins prudent. Mon seuil étant relativement bas, la moindre distraction pouvait être dangereuse. Avec mon air espiègle et l'envie de le prendre au mot, je trouvais le coffre sous les sièges et y glissais le cadeau, le drapeau blanc, destiné à Ayame.

- Je ferais de mon mieux pour rester concentré, mais je ne garantis rien.

Une fois débarrassé des acquisitions du jour, j'enfourchais la moto. Avec une surprise visible je me rendais compte qu'elle était plus fine et plus légère que mon propre appareil. Le confort de l'engin n'était pas à blâmer, j'aurais même le plaisir de partager un moment seul avec Xénon. Je n'aurais rien pu demander de plus. Pourtant une petite dose de nervosité vint s'ajouter aux innombrables sursauts d'émotions du jour.

L'habitude de voyager sur l'énorme Magnétic avait laissé sa marque. D'ailleurs, le panneau n'était pas identique à la moto volante. Je glissais la clef dans le démarreur et, rassuré, je découvrais que le système de mise en route n'était pas trop différent de son aînée.

- Tu me laisses même baptiser ta dernière moto, tu as beaucoup trop confiance en moi.

La vitesse étant réglementée en ville, je n'eus jamais aussi peur d'abuser de l'accélérateur et la Jinn s'élança en douceur sur la route couverte.

- 2,1km... Et si on allait au prochain plutôt, j'aurais bien du mal à éblouir mon instructeur sur une distance aussi courte ?

Je trouve que deux kilomètres c'est trop court.

Xénon laissa Wergeld prendre ses marques sur la Jinn tandis qu'il s'occupait de ses propres achats. Les baladeurs atterrirent dans sa poche avec l'emballage de la Spheria. Ensuite seulement il ajusta son assise, s'appuyant avec plaisir contre le dos solide de Wergeld.

"Disons que je prends aussi mes précautions," dit-il, rieur.

Il passa ses bras devant son compagnon et lui désigna la montre connectée à présent accrochée à son poignet. Il déposa son menton sur l'épaule de Wergeld pour pouvoir voir le petit écran. Le système était remarquablement simple, et il suffit d'un bouton pressé et d'une seconde d'attente pour que la Spheria et la Jinn émettent toutes les deux un discret bip. Pédales instructeur activées. Il noua ses bras autour de la taille de Wergeld comme la moto se mettait en mouvement.

"Démarrage parfait, 10 sur 10," commenta-t-il. "C'est toi le pilote. Je ne dirais pas non à un tour complet de Cerclon, moi. Je peux toujours faire passer ça pour une inspection."

Il fit un signe de la main amical à un taxi intelligent qui les regardait passer avec insistance. Qu'ils fassent 2 kilomètres ou 200, les langues de Cerclon étaient déjà parties pour jaser. Qu'on ne croit pas que les Ken aimaient moins les potins que les créatures organiques, ce serait un mensonge. Puisqu'ils mangeaient et dormaient peu en moyenne, ils en avaient, du temps à occuper.

-Ah, c’est tentant de rouler indéfiniment ainsi, mais non.

Il ne pouvait pas voir mon sourire et je ne pouvais me retourner pour le rendre complice de mes intentions. Ce n’est pas très grave, il est déjà accroché à moi et la moto est en marche. Techniquement, il ne peut plus fuir.

-Je préfère t’avoir pour moi seul sur une piste que de devoir te partager avec tout Cerclon pour une fausse inspection.

Je passais devant le premier point de départ duquel nous aurions pu nous échapper. Je préférais nous ajouter quelques kilomètres de promenade supplémentaire.

-Ce n’est pas comme si nous pouvons nous permettre ce genre de moment tous les jours. Les prochains mois promettent d’être sportifs.

Si je voulais avoir du temps pour lui, j’avais l’option de revenir tellement en vrac de mes prochaines visites dans ma zone qu’il me faudra plusieurs mois de convalescence. Une méthode qui ne ravira personne sauf, peut-être, un futur thérapeute addictologue qui me verra débarquer pour une consultation. Ou bien, je devais justement revenir si bien dans mon pantalon que j’aurais le droit de m’offrir des vacances. Option évidemment plus confortable pour tout le monde sauf que je ne suis pas certain d’y arriver.

Nous étions quasiment arrivés à la prochaine plateforme, je ralentis et m’apprêtais à me ranger.

Un léger froncement de sourcils lui échappa.

"Allons bon."

Inutile de demander ce que Wergeld entendait par là. Il y avait toujours du travail dans la zone extérieure, certes, mais il était difficile d'oublier les énormes bêtes qui y rôdaient à présent, décuplant le niveau de dangerosité susceptible d'accueillir les voyageurs. Et même les villes. Enormes bêtes que Xénon avait lui-même contribué à libérer, bien malgré lui. Si l'exploration du pic d'Arcturus lui avait permis de rencontrer Wergeld, c'était la seule bonne chose qui en était ressortie, n'en déplaise aux historiens qui diraient sans doute le contraire.

"Wergeld, tu sais..."

Il fut interrompu par le sifflement d'un drone qui passa juste au-dessus de leurs têtes, caressant la pointe de ses cheveux d'un souffle d'air. Un groupe d'enfants suivit en riant, le meneur brandissant une manette.

"Les engins volants télécommandés, c'est à un mètre sous le plafond de Cerclon et pas en-dessous !" s'époumona-t-il après les garnements qui n'écoutaient rien du tout.

Hum... J'étais hilare à l'entendre rabrouer les enfants et leur drone, peut être déçu qu'il ne finisse pas sa phrase. Dans l'histoire, je venais de couper le moteur et j'attendis patiemment qu'il en revienne aux sujets qui nous intéressaient. Je l'avoue, surtout moi.

- Il existe même une réglementation sur la distance drône-plafond ? Tu m'impressionnes...

Ayame aurait levé les yeux au ciel en m'entendant. Il devait exister autant de règles dans la zone qu'à Cerclon, si ce n'est plus. Je n'en connaissais pas beaucoup et pour celles que j'avais moi-même à coeur de défendre, il n'était pas rare que je les enfreigne, pour la beauté du geste, ou bien parfois, par nécessité.

- Nous sommes arrivés à la plateforme. Où m'emmènes-tu pour cette séance de pilotage ?

Je l'avais dis sur le ton de la confidence. Il me tardait d'avoir quelques minutes en tête à tête, sans moto ni gamins pour mériter un regard dont je me souviendrai la prochaine fois qu'il me prendrait l'idée de chasser quelque chose de plus gros que moi. Ce pourrait être un letmotiv efficace.

Spoiler:

Xénon grommela, ses anciens réflexes de Milicien lui suggérant qu'il aurait dû courir après les enfants. Mais il n'avait pas quitté le métier pour se soumettre volontairement à ses aspects les plus barbants. Il descendit de moto et resta debout juste à côté de Wergeld.

Sa question le prit de court. Il cligna des yeux.

Il n'avait à vrai dire pas prévu d'enchaîner sur la leçon de conduite de Wergeld. Il n'avait vu en leur trajet jusqu'à la plateforme qu'une introduction, une mise en appétit pour une autre rencontre qui suivrait un jour prochain, lorsque tous deux auraient à nouveau l'occasion de passer du temps libre ensemble. Mais Wergeld l'avait interprété autrement. Il pouvait toujours rectifier le malentendu, proposer de faire demi-tour pour retourner à Tern, mais...

"A vrai dire, il est temps que je remonte," avoua-t-il, passant une main embarrassée sur sa nuque. "Ça fait des heures que nous sommes partis."

Il fut tenté d'utiliser HK comme excuse, mais se retint. Il détestait mentir. Tout caractériel que fût le droïde, et malgré la mauvaise humeur dans laquelle il l'avait laissé avant de s'éclipser, HK était trop discipliné pour provoquer une catastrophe parce que son employeur lui avait fait faux bond. Il aurait sans nul doute à supporter sa colère froide dans les prochains jours, mais quelques heures de plus n'y changeraient rien. Non : c'était la conscience professionnelle de Xénon qui le titillait. Il s'était absenté bien assez longtemps de son poste, et à l'improviste qui plus est.

Il haussa les épaules, penaud.

"Mais écoute, Wergeld," ajouta-t-il, soudain grave. "Ce que j'allais te dire tout à l'heure... Tiens-moi au courant pour les Arcturiens. HK et moi aiderons dès que ce sera possible. Ils sont aussi notre responsabilité."

Il baissa les yeux sur ses chaussures.

"Et au-delà de ça... je ne vais pas commencer à te faire la police dès que tu pars en chasse. Mais si cette chasse implique un Arcturien, j'apprécierais que tu me préviennes. Même si je ne peux pas intervenir... j'aimerais être au courant."

Je ne sais pas jouer la comédie. Visiblement déçu, je dépose mon professeur de conduite avec la tête d’un enfant à qui l’on vient de dire que la récréation est terminée. J’avais abusé aujourd’hui, dépassé mes droits. J’étais sorti pendant une période de convalescence et la première chose intelligente que j’ai trouvé à faire c’est d’aller me frotter à des problèmes à Tern. Heureusement que nous n’étions pas gravement blessés en sortant de là-bas.
Me sentais-je fatigué de cette journée ? Oui et non. J’étais surexcité. Comme un jour de beau-temps. La récréation.

-Je n’ai pas vu le temps passer. C’était une journée agréable. D’ordinaire, je déteste mes séjours en ville.

Je laissais filer un sourire, disparu aussitôt qu’il aborda des sujets plus graves.

-Je peux te promettre de faire de mon mieux pour te prévenir. Mais je ne sais pas comment se passera la prochaine chasse à l’arcturien. J’essayerai. Promis.

C'était le mieux que je puisse faire. Le chasseur indépendant voulait tout sauf être obligé de rendre des comptes mais le jeune homme un peu plus stable qu'avant espérait que ce sentiment de légèreté perdure encore quelques temps. Un petit effort, une promesse, ce n'était pas cher payé pour jouer franc-jeu. Pour une fois, ça ne pouvait pas me tuer.

Bizarrement, ce n’est pas le passager qui descendait de la moto mais le conducteur. Glissant mes mains dans mes poches, je me penchais pour lui céder un baiser sur la joue avant de m’éloigner.

-Au cas où, je t’appellerai avant mon prochain départ de la ville.

Après quelques pas, je me sentais drôlement léger. Puis je me souvins de mes équipements restés dans le bureau de la Res Publica.
J’enverrais quelqu’un récupérer mon matériel chez Xénon, quant à moi, après cette journée à courir un peu partout, j’étais tenté de me laisser aller vers Magna. Il y avait longtemps que je n’avais pas fureté près de Providence.