Petit frère, petit homme, petit maître.

Ils faisaient sombre dans la pièce, assez pour que mon regard flou ne me dérange pas, je n'y voyais de toute façon pas à plus de quelques centimètres. Des maux de têtes me firent grimacer dans la pénombre et quelques étoiles se laissaient observer depuis le vasistas d'une maison enfoncée dans le sol. Je ne connaissais pas cet endroit, je n'y avais jamais mis les pieds sinon cette vision m'aurait marqué. Il était difficile de voir les étoiles dans le ciel de l'Entre-monde, à moins de se situer sur une île ou dans quelques quartiers, car Cerclon et Tern rivalisaient de puissance en pollution lumineuse. Mais ici les étoiles étaient claires et brillantes dans le ciel noir. Le clapotis de l'eau s'écrasant sur une berge me rappelait quelques souvenirs de villages et de lacs dans les montagnes, mais dans l'Entre-monde c'est différent. L'un des rares endroit où on peut entendre de l'eau et voir les étoiles c'est Northrives. Ayame m'avait donc emmené dans l'un des quartiers que je connaissais le moins. Pour quelle raison ? C'est une bonne question.

Dans le lit, la chaleur me gardait éveillé tout en restant dans une somnolence pleine de questions inachevées car je n'avais pas l'idée de me lever pour m'éclaircir les pensées. Pourtant, je me forçais à me mettre debout, le lit ne grinçait pas, il était neuf ou de bonne facture. Debout, je pris conscience que j'étais à moitié dévêtue, il ne me restait que mon pantalon en souvenir du reste de mon habit. Je cherchais une minute dans la pièce, tâtonnant à mesure que mes yeux appréciaient ma vision plus nette et mieux habituée à cette nuit sans lueur. Je ne trouvais rien, et bien sûr mon épée était restée sur K'ouen, s'en était frustrant. J'aurais bien massacré le mur à coups de poings et de pieds, mais cela n'aurait fait que me casser quelques os avant que je ne réussisse à ouvrir une ouverture assez grande pour passer.

Quelques coups discrêts furent frappés à la porte, je me dirigeais vers celle-ci et l'ouvris à la volée. Elle n'était pas fermée, je n'étais donc pas prisonnier. Une femme sursauta et recula brusquement quand elle me vit ouvrir si violemment le panneau de bois. Elle commença par m'observer de la tête aux pieds, sa vu n'était pas le moins du monde incomodée par le manque de clarté, ses pupilles félines et ses grandes oreilles noires sur sa tête me rappelant ceux de chats errants dardant leur curiosité sur n'importe quelle chose étrange de leur quotidien. Elle balbutia quelques mots avant que je ne l'empêche de parler en levant la main.

-Où est Ayame ?
-Il... Il vous attend dans le salon, je...

Elle me tendit brusquement la chemise propre et repassée et s'enfuit dans le couloir. Où j'étais ? C'était une très bonne question.
J'enfilais la chemise oubliant de la boutonnée je filais dans le couloir pieds nus pour retrouver un salon dont les portes vitrées étaient ouvertes sur un jardin fleuris dont le jasmin fleurissant sous la lune recouvrait d'un halo odorant promettant bien des nuits passionnées. Mais je n'étais certainement pas là pour ça. Ayame, assit dans un fauteuil observait ce bout de jardin entretenu et souriait à la lune. Quand j'arrivais il m'indiqua un siège non loin de lui, j'allais répliquer, retourner le sien quitte à l'envoyer valser dans son si beau bout de jardin. Intérieurement je n'en avais pas le courage, de faire du mal à l'archer que j'appréciais un peu trop pour aller jusque là.
Je glissais dans le fauteuil, y retrouvais la chaleur qui me manquait pour me sentir à l'aise et de là je compris ce que Ayame regardait. Un jeune saule pleureur pleurait ses feuilles dans la brises nocturne et semblait comme courir sur l'eau d'une petite rigole détourné du lit du fleuve servant de boulevard au quartier de Northrives. Des Lotus avaient choisis de s'y nicher en compagnie de quelques roseaux et entre les grandes feuilles longilignes nous pouvions tous deux regarder les lucioles effectuer leur parade nuptiale millénaire.

Je n'avais pas à parler, Ayame le fit pour nous deux.

(suite au prochain épisode)

-Quand je t'ai trouvé, tu venais tout juste de perdre un second père. Fils unique vivant au cœur de la zone du dehors pour le plaisir de prouver ta force jour après jour. Si jeune et déjà maître, si jeune et déjà le poids du monde sur les épaules. Tu as écopé du pire titre existant, le territoire que tu dois recouvrir est si vaste que même toi, tout puissant maître de K'ouen, tu ne peux en connaitre le dixième des mystères. J'ai juré, non pas sur des dieux, des supérieurs ou des tombes, mais sur mon âme que je te protègerai. Ceci inclue te protéger de toi-même.

J'allais ouvrir la bouche, le faire taire avant que son discours ne soit encore plus embarrassant que maintenant... Il reprit avant que je ne puisse prendre la parole, il était déterminé à m'expliquer comment il voyait le monde. Je pris sur moi, m'enfonçais entre les accoudoirs et j'écoutais. Car les plus jeunes se doivent toujours d'écouter leurs aînés plus encore si ce dernier est un elfe déjà bien vieux. Je baissais les yeux sur le par-terre de fleurs fermées qui jonchait la sortie de cette porte fenêtre. Nous étions chez lui, je reconnaissais les quelques fleurs qu'il aimait, des cages à oiseaux sur un arbre m'incitait à croire qu'Ayame était vraiment bon avec les natures simples, et il l'était encore plus avec la mienne.

-Tu es parti à la recherche d'un passé que tu as oublié il y a longtemps, je sais combien il est difficile de tourner le dos à ce que l'on a eu et de ne jamais se retourner pour tenter de le rattraper. Ce que tu as fais est une erreur normale pour un humain. Mais aujourd'hui que ce bout de passé risque de détruire tout ce que tu as bâtis, depuis ton enfance, n'est pas tolérable. Je ne peux pas accepter que tu baisses si facilement les bras alors que tu as la vie devant toi pour retrouver de bonnes raisons de sourire.

Il avait compris toutes ces choses quand moi je me triturais l'esprit à la recherche d'une porte de sortie. Il était intelligent, et plus que tout, le seul qui sache concevoir les folies qui m'animent.

-Ne laisse pas filer encore une fois ce chemin que tu as emprunté, fuir lorsque l'on a dix ans est acceptable, mais aujourd'hui que de ta vie dépend celle de millier d'autres, mais, aujourd'hui, que ta vie soit plus importante que celle de n'importe quelle autre en ce monde. Aujourd'hui, maintenant que j'ai choisi de te servir et de soutenir même lorsque les vagues t'emportent plus loin qu'il n'est possible de voir. Je ne peux pas l'accepter.

Il fit une pause, courte le temps de réfléchir à la suite de son discours, le temps de m'offrir un regard vide du fait que je ne voyais qu'un morceau d'iris bleue et le large cache-oeil qu'il portait.

-Fafnir paiera pour ses crimes. Ce n'est pas à toi de le prendre en chasse, ne cherche pas à comprendre ce qu'il est, ne cherche pas à prévoir ce qui aurait pu se passer avec des "si". Si tu veux refaire le monde commence par le "possible" et tente un jour de réaliser "l'impossible". Nous sommes dans l'Entre-monde, le carrefour de la vie et de toutes les possibilités, voyons au delà de la réalité puisque ce monde est impossible.

Cette phrase, c'était la mienne. Le jour où nous nous sommes rencontré, nous avons échangé quelques idées et celle ci, je l'ai prononcé exactement dans ce sens et cet ordre, et je me souviens de son sourire chaleureux lorsqu'il l'a entendu. Ce soir là je lui ai rendu son sourire, j'avais confiance en cet homme qui devint d'abord mon contact depuis la ville et aujourd'hui il est mon équipier sur le terrain. Sa chaleur et son sourire, si je devais les peindre sur un tableau je leur donnerai le visage de ce semi-elfe borgne, excentrique et vivant comme jamais bien qu'il soit immortel. Je n'avais plus qu'une envie, plus tard, quand l'elfe sera encore en vie et moi sous la terre, je veux qu'il garde de moi un souvenir impérissable, je veux qu'il se souvienne de moi comme un frère dont on peut être digne. Parce que frères, c'est un peu comme ça que ça marche, non ?

Il souriait, mains croisées sur son torse, sa respiration silencieuse était lente comme épargnée de bien des tracas. La jeune femme qui m'avait sortit de la chambre arriva dans le salon une bouteille de rhum et deux verres sur un plateau. Elle disposa le service sur le guéridon qui me reliait au siège d'Ayame et ses oreilles de chat battaient frénétiquement sur sa tête alors qu'elle était nerveuse, ma présence ou cette drôle de réunion nocturne peut-être. Je souris, pour elle qui semblait faire partie de la réalité de l'Entre-monde, et mon sourire atteignit le regard d'Ayame heureux de me voir enfin apaisé. Ses mains dégantées s'affairaient à nous servir et la nuit se termina lorsqu'il n'y eut plus une goutte de rhum dans la bouteille et que nous ne puissions même plus nous lever des fauteuils pour aller dormir dans un lit correct... Deux frères, ouai, je veux bien le croire.

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