Besoin de discuter [Pv Genichi Rei]

Son retour en ville n’avait pas été difficile : grâce au miroir d’Ez.
Et c’était grâce à lui également qu’il avait trouvé la lettre pour le prétorien.

Il avait bien sûr immédiatement compris, avec un certain cynisme même.
Le souvenir était remonté jusqu’à sa conscience : un de ces petits souvenirs qu’il n’avait pas encore regardé. Il avait commencé, mais il y en avait tellement… Il avait dormi si longtemps. Décidément, quand la technologie y mettait de la mauvaise volonté !

Enfin c’était fini.
Une nouvelle page se tournait, et la plume lui revenait. Il allait pouvoir reprendre l’écriture de l’histoire, là où il l’avait laissé des centaines d’années auparavant.

Dans la garde-robe de Rei, il avait trouvé des vêtements en tout genre. Et dans un coin, un smoking noir de deux pièces ainsi qu’une chemise blanche. Les vêtements d’Ez. Il avait opté pour une autre chemise, coton satiné bleu cobalt et un jeans d’un bleu gris délavé.
Il avait relevé ses manches.

Marcher dans les rues de Ciel lui avait fait une étrange impression.
Un sentiment de liberté, mais aussi un certain mal du pays, une nostalgie infinie et presque aussi vieille que lui. Ce décor immense et bariolé de couleurs lui avait retourné le cœur. Il rêvait d’autre chose lui, de quelque chose plus grand, plus vaste… Son passé glacé le faisait frissonné de plaisir. Mais voilà : il fallait attendre.

Au détour d’une rue solitaire, il avisa le banc sur lequel le correspondant d’Ez attendait.
Savait-il qu’Ez ne viendrait pas ?
Non. Sûrement pas : personne ne savait.
Sauf Eönwë… Rei avait plutôt bien joué sur ce coup-là. Pas à son avantage, mais c’était bien joué quand même.

Près du banc, il s’arrêta.

Ryner ?

Question.
Intérieurement il savait très bien à qui il avait à faire. Il se souvenait de la conversation dans sa totalité. Du combat aussi. Il s’en souvenait comme si c’était hier.
Jouer sans cacher son jeu.
Du moins sans cacher la partie qui était flagrante.

Genichi Rei. Maître de Touen.
Je suis là pour… Votre lettre.

La lettre à Ez.
Il la tira du bracelet de sa montre, laissa tomber le papier sur le banc.
Un léger brin d’air dévia sa trajectoire.
La feuille atterrie aux pieds du Tchen.

Tendu ce garçon…
Quel âge pouvait-il avoir ?
Vingt ans ? Trente ? Quarante ? Cent ?

La vue de la lettre sembla cependant le calmer un peu.
En se penchant tout en le gardant en vue, l’assassin ramassa le feuillet. Bah, une copie, peu lui importait que Ryner la garde ou non… Mais dans cette position, le Tchen était obligé de le regarder par en dessous, et ça, ça n’était pas sans le déplaire. Il en aurait presque ri. Seulement c’aurait été déplacé et il se garda bien d’afficher son amusement.

Au courant de l’affaire…
Petit blanc. Fredric se laissa observer, se soumettant docilement à cet examen. Son propre regard fourmillant d’un bleu électrique errant çà et là, vagabond. Bien sûr qu’il savait ! Tout, dans les moindres détails. Si c’était utile d’en parler ? Pas du tout. Ce garçon se passait très bien de ce genre d’information.

Hypothèse.
Si vous êtes au courant. Et sinon ? Il n’était là que pour errer dans les bégonias ? Jolie théorie. Mais les dessous de l’affaire… Et quoi, ne lui avait-on jamais dit que les jeunes filles ne levaient pas leurs jupes devant des inconnus ?
Quant à ses connaissances…

Le maître esquissa un sourire paternel, un brin candide.

Ez m’a dit vous avoir passé commande.
Mais je ne sais de quoi, pas plus qu’il ne m’a dit votre profession.

Et ce qu’il savait par-dessus tout, c’était le prix qu’Ez avait prononcé. Une sorte de fausse récompense que Ryner n’était finalement pas près de toucher…

Affichant un air quelque peu embarrassé, Fredric prit place à son tour sur le banc. Penché en avant, appuyé de ses coudes sur ses genoux.

J’espère cependant pouvoir assouvir votre soif de comprendre.

Sourire pacifique. Il était conciliant, enclin à répondre, prêt à satisfaire toute forme de curiosité.
Il n’avait pour l’instant aucun pion en jeu. Et, qui sait, s’il rendait service à ce type… Ow ça ne lui plaisait pas, mais ce gars-là lui serait redevable, peut-être. Alors il serait plus facile, à deux, de retrouver le gosse.

Huhu…
Ce qu’il comprenait surtout, c’était que quelqu’un d’innocent disait rarement « vous comprendrez que je me méfie », ou encore « qui me dit que je peux vous faire confiance ? ». Quoiqu’une paranoïa excessive et maladive aurait pu expliquer un comportement pareil… Mais ça : « prendre le risque de tout déballer (blablabla) pour risquer de m’enfoncer encore un petit peu plus », c’était une preuve flagrante que ce bonhomme n’avait pas la conscience tranquille. Rien que ces paroles tiraient le doute sur sa profession.

Méfiance paranoïaque…
Je ne sais réellement rien.
Mais votre comportement vous trahit.

Il le sentait un peu nerveux ce gars-là.
Pour sa part, il était parfaitement détendu.

J’en conclus que l’on vous paye…

Il avait utilisé le terme « mercenaire », donc forcément à un moment ou un autre, la notion d’argent serait à soulever. Pourtant dans ses souvenirs (et ils étaient exacts), Ez n’avait pas avancé un sous, n’avait pas parlé ne serait-ce que de donner un seul pims.

Pour des services illégaux.

Ey, on ne se méfiait pas autant quand on ne risquait rien !
Ryner avait parlé des risques pour sa propre personne.
Il n’avait pas mentionné Ez autrement que pour signaler qu’il était le commanditaire.
Si ça avait été une affaire personnelle du prétorien, le tchen aurait parlé autrement, aurait formulé les choses différemment. Ca n’était pas le cas : parce que c’était évidement louche et crapuleux.

Avec nonchalance, Fredric se redressa et s’étira.
Comme soudainement inspiré, il se leva, s’éloigna de quelques pas. Tournant volontairement le dos à Ryner, ses pouces passés dans sa ceinture.

Jugez par vous-même où se situent les risques.
Si vous ne dites rien, je pourrais bien m’ajouter au nombre de ces « connaissances un peu collantes » que vous citiez précédemment.

Ce qui aurait été plutôt embêtant, vu qu’il savait tout dans les moindres détails.
Et que rien ne le mêlant directement à l’affaire ou à Ez…
Lui, il s’en tirerait sans la moindre contrariété.

Laissant l’assassin à ses réflexions œcuméniques, Fredric examina les alentours. Depuis son éveil, il passait plus des trois quarts de son temps à se repaître de ce répugnant décor qu’offrait la ville de l’Entre-Monde. Les différents quartiers formaient un affreux patchwork, chacun révélant la laideur de ses habitants. Ce melting pot culturel était écœurant, comme un affreux petit canard au milieu d’une couvée d’aigles.
A l’image de ces créatures disparates qui se targuaient du nom de dieux.

Quelle honte, quelle humiliation pour ce monde…
Dominé par des bêtes régis plus par leurs instincts et leurs vanités que par amour pour cette terre…

Non contents de créer le monde, ils avaient également voulu le gouverner.
Mais ils se trompaient. Ô combien !

Chacun naissait à une place bien précise. Et celle de ces succédanés dieux n’avait jamais été de contrôler ce monde. Ce pouvoir-là, ils l’avaient acquis en semant des cadavres stériles sur le sol de l’Entre-monde.

Les mots ne seraient jamais assez forts pour traduire dans leur langue toute la haine et la rancœur qu’il leur portait.

Sa réflexion en demeura là, Ryner reprenant à son intention.
Le maître se félicita de lui tourner le dos : ainsi, le tchen ne pouvait voir ses mains jointes, crispées, les articulations pâlissantes sous sa colère. Profitant de ne pas avoir à parler, il s’appliqua à recouvrir son calme.
Il y parvint.
Et son sourire serein revint illuminer ses traits.

La vraie question, Ryner, est : pourquoi vous, avez-vous demandé cette entrevue ?

Avec souplesse, il se retourna. Ses mains se glissèrent à nouveau à sa ceinture où ses pouces se glissèrent.
Toujours le même sourire.

Le mérite d’un mercenaire se trouve dans sa faculté à rendre un service que et uniquement pour de l’argent. Non pour comprendre…

De l’index, il désigna l’assassin, sans que ses mains ne quittent sa ceinture.

Or vous, vous désirez connaître les ‘dessous de l’affaire’, ‘tous les détails’…

Un rire amusé, frais comme un vent porteur de neige.
Son regard scintillant, comme parcouru d’une multitude d’arc électrique, se posa au fond des yeux du tchen.
Jambes légèrement écartées, il glissa ses mains dans son dos. Comme un général passant la revue des troupes.

Et pour quelle raison ?
Autre que…

Une pause. Longue de plusieurs secondes.
Un sourire en coin.
Un sourire glacé.

… Compromettre votre commanditaire…

Un sourire qui ne riait pas.

« Les dessous de l’affaire m’importent assez peu à vrai dire… »
Bon Dieu, combien détestait-il ces matérialistes ! Ils déroulaient leurs discours absurdes avec assurance, certains d’avoir la main, le contrôle. Ils fonctionnaient à l’intuition, réorientant leurs propos au fil de la conversation, sans que la fin ne soit en rapport avec le début. Leur raisonnement demeurait inconséquent, leurs interrogations confuses.

Il avait dit vouloir voir Ez au sujet des dessous de l’affaire ainsi qu’à cause de certaines connaissances.
Choses plutôt surprenante : Ez avait été durant ses deux années d’existence un parfait asocial, fréquentant le moins de monde possible.
Et donc ce tchen possédait déjà de quoi faire tomber Ez sous le coup de la justice.
Intéressant…
Même si ça n’était que des dires.
C’était utile de savoir qu’il s’en estimait capable.
Alors qu’il ne savait même pas que « connaissances » était un mot inconnu du prétorien.

La suite du résonnement se calqua à l’expression : prendre la tête.
Si Ryner croyait réellement qu’il avait été mis au courant de l’affaire qui l’avait fait venir, pourquoi tourner autour du pot ? Ca n’avait pas de sens.

Il lâcha un rire amusé à la dernière tirade du garçon.
Ca l’amusait follement. Vraiment !
Ce petit n’avait absolument pas le moindre intérêt, mais c’était la première réelle conversation qu’il tenait depuis son éveil. Et il se délectait de la moindre syllabe échangée, même si ça n’était qu’avec une ganache.

Mais pour une fois, il accepta de répondre.
Si ça titillait réellement ce sinoque, et si le dire pouvait faire avancer les choses…

Mon cher, vous allez devoir admettre que je n’ai pas été entretenue de votre affaire.
Cependant j’avoue savoir que ça n’a rien d’honnête.
Et que vous aider m’engagerait sans doute à le regretter à l’avenir.

Son regard, d’abord errant aux alentours, se reposa dans celui de Ryner.
Cette façon que celui-ci avait de le toiser, comme si son regard avait le pouvoir de transpercer…

Mais non, ça n’était pas le cas. Ses yeux d’assassins ne pouvaient que voir la réalité, et non les pensées. Et puis ce philistin apprendrait bien assez tôt que l’on ne déchiffrait pas son esprit. Enfin ce dernier point, Ryner n’aurait sans doute jamais le loisir de l’explorer.
D’une part, ils ne se reverraient sans doute jamais. D’autre part, il ne survivrait peut-être même pas à cette entrevue alors…

Le silence s’installa, Fredric remontant paisiblement les manches de sa chemise au-dessus de ses coudes.
Lui, il n’était pas pressé.
Il n’avait pas cette fougue de la jeunesse, incapable de rester en place, incapable d’attendre…

Appelez ça un but si cela vous plait.
Je voulais voir la qualité du mercenaire capable d’œuvrer sans honoraire.

Il fit un pas vers le tchen, puis deux.
Pas d’avantage.
Qui aurait pu dire comment ces béotiens en exil pouvaient bien réagir…

Voir s’il valait la peine qu’on lui vienne en aide.

Là, ceci était posé.
A ce moment précis, la balle était dans le camp de Ryner.
Et pour sa part… Il n’avait même pas menti.

Or son absence de sourire semblait résonner d’une sincérité bien plus réelle que ses sourires.