Toute taxe comprise

Un jour de congé. Juste un. Parce que mes deux mois de mise à pied se sont soldés par un voyage dans les montagnes et un passage par l'arène puis par l'hôpital. Alors, j'ai concédé un seul jour de repos. Pour Lys. Elle le mérite et Ayame ne m'aurait pas pardonné de n'avoir su me libérer pour l'anniversaire de sa fille adoptive.
Autant dire qu'en me voyant débarquer chez eux, elle m'a sauté au cou guillerette et énergique comme jamais. Elle avait troqué son habituelle soubrette (dont j'ai découvert qu'elle appartenait à sa mère et que ce n'était donc pas une lubie d'Ayame-le-pervers) par une jolie robe de mousseline crème. Ses cheveux argent libres sur ses épaules et une délicate chaine en or au cou. Neuve. Ayame avait choisi ce collier il y a une semaine. Après avoir passé un bout de temps à chercher...

Ayame vie depuis longtemps, et lui et Lys ont tous les deux cette formidable capacité à exister plus que la moyenne humaine. Alors évidemment, un anniversaire par an, rapidement, on ne sait plus quoi offrir.
Et si on revient à notre charmante jeune femme, elle tient la porte ouverte et son sourire est trop grand pour ma sécurité mentale. Une journée rien que pour elle, on a accepté de l'accompagner faire des emplettes.
Aya m'ayant supplié de venir, primo pour porter les sacs (je n'aurais pas le dos en miettes) et secundo pour le soutenir dans ce calvaire...

Une voiture prêtée par Dinu Mihai, pour le blindage, sinon j'ai tendance à abimer les portes... Ayame a trouvé une place dans un parking souterrain, nous n'étions pas descendus que Lys courait déjà pour river son regard sur une vitrine.
J'ai oublié le tercio : je suis la carte de crédit.
Un soupir et nous voilà partis.

On entre dans une boutique, elle regarde, essaye, on sourit, lui dit qu'elle est belle toutes les trois secondes, elle ressort avec un sac, deux ou dix, et parfois rien. Toujours souriante ! Lys est adorable pour ça, elle sourit constamment et mieux qu'Aya, elle parle très peu.
Il fait beau au dessus de Tern, les gens ont l'air heureux, des couples nous croisent sans arrêt.

-Un maitre qui prend une journée shopping... Demain j'achèterai les magazine, on aura de la lecture pour le voyage, se moquait-il en léchant sa main sur laquelle la glace fondait.

J'ai retenu un juron, devant Aya mangeant une glace et Lys scrutant une boutique à la vitrine ouverte, présentant des tissus de toutes les couleurs. J'en oublierai presque, Lys aime coudre. Je tendis les nombreux sacs que j'avais sous les bras à Ayame, prêt à porter un rouleau de vingt kilos de soie... Il ne prit pas les sacs, il regarda droit devant lui avec surprise. Tiens donc ?

Rouge comme une tomate croisé écrevisse, Je me retrouvais avec une deuxième jolie jeune femme pendu au cou et le son résonnant de deux baisers dans les tympans.
Cheveux blancs, yeux violets. Je connais cette fille là. Attends un peu que je me souvienne du nom de la guérisseuse qui vient de ruiner tous mes efforts de discrétion. "Chouchou" ? Elle a vu la vierge... Aya se retient de rire pour ne pas s'étouffer avec une cacahuète, Lys revient un sac de plus sous le bras et nous regarde comme si nous voir, Aliénor et moi, était la chose la plus naturelle du monde.

-Ouai ouai, distance s'il te plait !

Quelques passants nous regardent et s'éloignent en souriant plus que d'accoutumée. Je suis grillé. Wergeld Ulsarys fait du shopping. Non, pire, Wergeld et ses surnoms débiles... De quel droit elle balance un truc pareil, faut en plus ! Je m'écarte, je cale le nouveau sac dans une main d'un air bougon en lançant à Lys :

-Je fais un détour par la voiture ranger tout ça, je vous rejoins dans un moment.

Elle acquiesce, s'empare du bras de mon capitaine et ils s'en vont tous les deux vers d'autres aventures. Ayame a eu la bienséance de m'envoyer un regard désespéré armé de quelques reproches. J'ai haussé les épaules. Situation exceptionnelle, je ne peux pas gérer, Lys, les sacs, Aya et Aliénor en même temps. Trop c'est trop. J'ai besoin de me libérer les mains.

Ma chemise blanche me colle à la peau des bras, et le t-shirt en dessous (ordre de Lys : crème lui aussi) en fait de même.

-Je te croyais hyperactive au sanctuaire, pas shoppeuse (j'ai même le vocabulaire, c'est un comble), j'aurais su je me serais déguisé. Comment tu vas ?

Depuis son coma ? C'est une question plutôt pertinente. Mon sourire est de retour et je l'invite à me suivre. Je compte vraiment me débarrasser de tous ces sacs dans le coffre de la voiture, avant que ce ne soient eux qui se débarrassent de moi.

Qui lui a donné le droit de m'appeler comme ça ? L'image d'Ayame hilare me vient en mémoire. Je soupire, à bout de souffle, les passants s'écartent avec prudence de ce petit homme chargé comme une mule. Ce n'est pas le poids qui dérange, mais la quantité. La voiture ne sera jamais assez grande pour tout y mettre.
Aliénor semble heureuse, shooté ou pas, qu'est-ce qu'on s'en fiche ? Elle va bien, elle sourit, elle profite du soleil. Elle vie. C'est juste ce dont j'ai besoin pour ne pas m'inquiéter. Les conséquences ? C'est sa vie. Je n'ai pas le droit de m'en mêler.

-Mirinar. Le voyage est prévu pour demain, je reprends du service. Je respire plus à K'ouen, trop de monde me tourne autour.

Ayame, je le supporte très bien. Avec le temps je m'y suis fait. Mais il y a tous les autres, les domestiques, Fafnir, les médecins, les gens qui ont toujours quelque chose à demander. Et si, pour une fois, ils pensaient à donner quelque chose ?
C'est pas mon monde à moi. Je ne plongerai pas. Pas encore.

-Je ne t'ai pas présenté Lys.

J'ai le sourire, le gardien du parking nous laisse passer sans se soucier de nous.

-La jeune femme avec Ayame, c'est sa fille et c'est son anniversaire aujourd'hui.

Automate. Je me dirige à l'oeil vers la voiture. Et soudain j'ai un problème. Le "bip" est dans ma poche et la voiture ne répond qu'à cet appareil.
Les sacs finissent à mes pieds, je me sens ridicule. J'assume. Je n'échapperai jamais à l'anniversaire de Lys. Impossible. Je ne me le pardonnerai pas. Et je pense avoir assez de choses à me reprocher. Je commence à fouiller toutes mes poches sans trouver la manette. Je m'exaspère et lâche un juron.

-Où est-ce que j'ai rangé cette connerie !

Je n'aime pas particulièrement Tern. Je ne suis pas un adepte des technologies et Aya se souvient encore des heures passé devant le téléphone à m'expliquer comment fonctionne l'engin... Encore que depuis une île volante il a préféré laisser de côté le discours sur le téléphone sans fil. Juste m'a-t-il rassuré en me disant qu'il n'y aurait aucun cable entre les îles. Encore heureux !

Une bosse à ma poche de pantalon. J'attrape le boitier avant de me résigner à enfoncer la porte de la voiture qui aurait résisté un bon moment avant de céder, l'inconvénient du blindage. Un "bip" aigüe résonne dans le parkin et la voiture s'illumine une seconde. Ouverte.
Avec rage j'ouvre le coffre et commence à ranger les sacs. C'est l'art de la gestion de l'espace... Lys ne s'arrêtera pas avant un bon moment, il faut prévoir les futurs achats.

-Donc tu comprends pourquoi je fais les boutiques... Et ne te moque pas, tu veux...

Lys ne m'appelle pas "Chouchou", mais quand elle dit "costume pour Halloween" on s'incline, si elle dit "dîner à la maison huit heure" on est là dix minutes à l'avance pour aider à mettre la table. Et si elle m'ordonne "Ayame doit vivre jusqu'à mon anniversaire" je m'assure que cette andouille n'ai pas une seule égratignure jusque là. Adorable et autoritaire. Elle sait ce qu'elle veut et elle nous tient sans fournir d'effort.

Elle me rappelait ma tante. Caleb lui obéissait sans la moindre résistance et moi aussi. Elle exigeait notre présence au moins deux fois par an pour dîner avec elle. J'avais le droit à des vêtements neufs et propres, et même à un passage chez le barbier pour qu'il taille ma tignasse. Elle s'assurait qu'on soit en bonne santé et qu'on lui apporte des souvenirs. À tel point que vers la fin sa maison était remplie d'une montagne d'objets venus de nulle part et partout.

En me relevant du coffre, j'ai de nouveau un léger sourire. Le bip tinte à nouveau, la voiture s'endort.

-Shopping pour toi aussi alors. Tu veux te joindre à nous ?

En ressortant, je l'emmène au hasard d'une direction inconnue. Je ne connais pas la ville, ça non plus ce n'est pas un scoop. Je connais Atlantis, Abeerlas, Talbir, Trinity, Sun et Cabèche, mais Entre-Monde, ça, non... Gwendal a essayé de me donner quelques repères, c'est tout juste si je peux savoir dans quel quartier je me trouve.
Ceci explique cela : Ayame me suit partout parce que dans cette ville immense je suis constamment perdu. Argument en faveur de mon expatriation vers la zone du dehors. On aurait dû faire migrer l'administration là bas au lieu de m'installer sur K'ouen. Au milieu de Ing ! Personne ne serait venu me déranger dans la forêt. À part quelques téméraires qui mériteraient bien un peu d'attention.

-Va pour boire un verre.

Qui va faire une syncope en lisant les magazines demain ? Moi déjà. Un borgne, ou deux, aussi. Le type chargé de la communication, récemment engagé et futur remercié, s'arrache les cheveux à chaque fois que je mets un pieds hors de mon bureau. Me dire comment je dois m'habiller, me dire comme je dois parler, me dire ce que je peux et ne peux pas faire en public. Le pauvre homme, je n'écoute rien, Ayame essaye de me convaincre. Alors j'ai adopté les chemises. Mes tee-shirt étaient tous bons pour la poubelle de toute façon (oui c'est de la mauvaise foi).

Les trottoirs sont toujours aussi bondés mais heureusement personne ne vient se permet de nous bousculer. Je ne sais pas, je sens être incapable de tenir mes nerfs en cet instant précis. Ces autres aussi le sentent peut-être ?

Une terrasse bondée de monde. Je passe. Pour deux raisons : plus je mets du temps à choisir, plus longtemps je pourrais m'éclipser de la séance shopping, et puis, trop de monde c'est contre-productif. Les employés sont stressés, c'est bruyant, il fait chaud. Bref. Suivant.

-J'ai eu des nouvelles de Virgile récemment. Il raconte que tu te prépares pour ton voyage de Trinity. T'as prévu ça quand ?

Je peux t'accompagner ?
Impossible de lui proposer. Aya s'attacherait à ma cheville comme un boulet et agripperait les tapis du bureau pour m'empêcher de partir. Fafnir me tuerait ou viendrait avec nous, c'est un argument suffisant. Mais surtout, je dois préparer l'exploration de la zone inconnue. A'vogenlhil vient à peine de libérer notre ciel, il faut aussi conduire les travaux du temple et lancer les recherches pour les autres temples qui se situeraient sur notre territoire. Les rénover avant que l'un des sept autres dieux ne vienne nous botter le train.
Avec ça je dois apporter mon épée à aiguiser. Mais Caël n'est plus là. Sans Caël, mon épée ne sera jamais plus aussi tranchante qu'elle l'était avant ? Et Virgile totalement déprimé(e)... Lys lui a apporté des fleurs l'autre jour. Il n'y avait, semble-t-il, personne chez elle/lui. Pourtant, personne ne l'a vu sortir. Est-ce que le changelin a aussi disparu ? Pourquoi je pense à ça tout d'un coup ? Parce que je ne veux penser à rien de grave. Mais je suis grave et ennuyeux de nature. Drôle de paradoxe.

Elle lit dans mes pensées maintenant ? Je l'a regarde comme si de rien n'était, pourtant je m'entends gronder au fond de mes pensées. J'ai le pouvoir de l'empêcher de partir, de l'assigner à Entre-Monde. Ce serait une déclaration de guerre et une indélicatesse extraordinaire. Chut. Je me retiens de lui prodiguer mille et un conseils. De chercher à la convaincre que la zone du dehors ce n'est pas fait pour une guérisseuse. Ing ? Qu'est-ce qu'on s'en tape de Ing ! Il y a mille fois pire dans les villes. Ce n'est pas une enfant, si elle veut partir en chasse à je ne sais quoi, j'ai autant le droit de lui dire que c'est stupide qu'elle pourrait m'interdire d'aller me jeter entre un mur et les cornes d'un tauracle. Tête de mûle. Tête de mûle !

-Sois prudente.

C'est toujours mieux que rien. La serveuse m'attende. Pas un regard pour elle, je lève la main, pense à la congédier sans rien prendre. Et puis...

-Un jus de fruit. N'importe quoi.

Et là je l'invite à aller voir ailleurs si on y est. Elle s'en va en boudant, j'ai l'habitude. Mes manières laisses toujours à désirer.

-Passe sur K'ouen si t'as besoin que quelque chose, information, matériel, escorte...

En croisant mes mains sur mon ventre, j'ai l'oeil sur la vitre en plexiglas de la table, sur les jambes d'Aliénor, j'étends le miennes, m'enfonce dans mon siège. Je déteste Tern pour ses surfaces vitrées, ses murs peints et ses feux clignotant à tous les coins de rue. Superficiel, ce quartier hume la cendre et les ordures. Les mâles se pavanent dans la rue comme des coqs mal dégrossis. Une mentalité qui ne vaut rien à l'extérieur. Dehors, il n'y a que sa capacité à survivre aux pires situations. Être beau, riche, grand, ça ne veut rien dire.

Elle ramène Virgile sur le tapis. Pauvre Virgile totalement anéanti. Je sais ce que c'est. Se réveiller un beau matin et se savoir seul, irrémédiablement seul. Des disparitions subites, il en arrive des dizaines par mois et nous ne pouvons rien y faire car personne n'arrive à comprendre pourquoi ou même comment. Des fois ils reviennent, des fois on ne les revoit plus jamais sinon au fond d'une morgue ou d'un étang.

-Je n'en sais vraiment rien. Sinon qu'il a perdu quelqu'un de cher du jour au lendemain. Il a quitté l'épicerie et la bibliothèque il y a un moment, je pense qu'il a repris la route. Il doit y avoir des spectacles à Lazareth en ce moment, il y est peut-être.

La serveuse revient, dépose deux verres, s'impatiente. Elle veut son pourboire maintenant peut-être ? Elle fini par partir, je n'ai pas levé les yeux. Je regarde Aliénor qui semble si rayonnante. Tellement différente. Un contraste impressionnant entre maintenant et ce jour à l'hôpital.
Je me suis fais un sang d'encre. Ayame aussi; mais Aya s'en fait pour tout et n'importe quoi, même pour moi. Elle s'en doute ou je le lui dis ?