Première sréjouissances...

Lusionnelle revint finalement de la librairie chargée de paquets de livres, si lourds et épais qu’ils menaçaient à tout moment de percer les sacs plastiques dans lesquels on les avait tant bien que mal entassés. Bien que tirant sur ses deux bras, Lusionnelle n’avait pas trop de mal à les porter. Elle décida toutefois de marquer une pause autour d’un verre. Elle l’aurait bien mérité et, avec sa précédente paie, elle était satisfaite de pouvoir se payer non seulement une chambre décente mais aussi un bon repas et quelques boissons. Elle vit donc avec plaisir la pancarte d’une auberge apparaître devant elle.
Elle poussa la porte du bout du pied et pénétra l’auberge. L’intérieur humait d’une délicieuse odeur de nourriture qui donna faim à la jeune femme. Elle partit rapidement s’installer, lâchant ses achats sur le fauteuil avec soulagement. Elle tira l’autre fauteuil et se laissa tomber sans ménagement dessus.

Lusionnelle jeta un coup d’œil autour d’elle et n’eut pas besoin de faire signe qu’on lui tendit la carte. Elle l’ouvrit et contempla le menu avec attention. Pour une fois qu’elle pouvait se permettre de choisir plutôt que de prendre la première bouillie peu chère qu’on lui proposait ! Elle comptait bien prendre tout son temps et savourait l’idée même de commander tel ou tel plat. Parfois, une certaine nostalgie la prenait quand un assemblage lui rappelait le temps doux du passé… D’autres fois, l’amertume lui faisait détourner le regard vers un autre choix.
Quelques instants après, elle se décida pour un Menu du Chertan. Ce n’était pas le plus diététique mais Lusionnelle n’avait jamais eu à se soucier de trop manger, ses activités lui assurant une forme physique d’athlète.
En plus de cela, elle commanda également un Creuse-méninge, une Potion de paix ainsi qu’une Bière euphorisante pour le plaisir – Lusionnelle ne lésinait jamais sur la boisson et la nourriture.

Elle songea bien sûr qu’il aurait mieux valu économiser mais décida qu’en enchaînant les quêtes rapides, elle aurait probablement assez pour se nourrir et se loger pendant quelques semaines. Lusionnelle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait devenir et de ce qu’elle voulait vraiment faire. Elle était si obnubilée par sa quête personnelle qu’elle n’arrivait pas à envisager sa vie autrement que par la recherche d’Héphaïstos et, par extension, de son véritable père, le Dieu Cogitatio.
Dans sa poche, elle caressa de son pouce l’enveloppe contenant une des seules lettres qu’elle avait héritées de Cogitatio. La lettre contenue signalait peu de choses : qu’elle devait fuir son lieu de résidence et sa famille d’accueil pour le rechercher. Il ne disait rien de sa situation, ne donnait aucun indice du lieu où il pouvait être. La seule chose qu’elle savait était qu’elle devait absolument trouver Héphaïstos et que ce dernier se serait trouvé à un moment dans l’Entre-Monde. Y résidait-il encore ? Elle l’ignorait. Qui plus est, ce lieu était gigantesque.
Elle ignorait si elle espérait vraiment le retrouver ou si elle le cherchait simplement parce qu’elle n’avait pas d’autres buts dans sa vie.

Ses boissons arrivèrent en premier et elle but d’un trait la Potion de paix, espérant taire ses pensées négatives. Elle était si rivée sur son objectif qu’elle ressassait sans cesse les mêmes choses et finissait par tourner en rond. Il y avait de quoi devenir folle.
Sans amis, sans famille, sans plus personne à qui parler et vers qui se tourner dans aucune situation. Elle ne savait pas comment procéder à ses recherches.

Elle se tourna vers les sacs étalés sur l’autre fauteuil et tendit la main pour en récupérer un livre dans le tas. Il s’agissait des « Reliques des autres mondes ». Les Dieux ayant jadis vécu dans le sien avant de disparaître, elle espérait trouver dans ce livre quelconques références à Héphaïstos. Elle n’attendait pas vraiment y lire la situation actuelle du dieu forgeron, ce serait inespéré, mais plutôt un signe, aussi infime qu’il puisse être, que des citadins de l’Entre-Monde aurait été en contact avec Héphaïstos, qu’il avait bien été là et qu’il y avait encore de l’espoir.

Un plat arriva finalement et elle posa le livre à côté tout en commençant à dévorer avec appétit la viande. Les premières bouchées se révélèrent un délice. « Trop bon ! » songea-t-elle en poussant involontairement un petit bruit guttural, preuve du plaisir qu’elle prenait à manger. « Ça fait si longtemps que je voulais goûter à de la viande… rien que de la bonne viande ! …Et les légumes, succulents ! C’est bien, finalement, d’avoir de l’argent… »
Elle réfléchit alors sur ses intentions de réaliser des quêtes faciles. Pouvait-elle vraiment vivre d’un salaire si illusoire ? Si elle s’engageait, ne serait-ce que quelques fois, dans des missions plus importantes, sans aucun doute son salaire serait plus important et donc ses repas plus riches et réguliers. Elle ne dormirait plus dans la piaule pourrie d’un habitant en recherche également de financement supplémentaire… ni ne mangerait les plats des petits cuistots de rue, où l’hygiène et la qualité des aliments et de leur conservation restaient à désirer.
Oui, si elle gagnait plus d’argent, sa vie serait meilleure. Sans doute, devait-elle songer à gagner véritablement sa vie ? Après tout, qui sait combien de temps sa quête durera. Elle pourrait ne jamais croiser ce dieu forgeron. Peut-être avait-il lui aussi disparu, comme son père, à l’insu de personne. Elle avait déjà lu des avis de recherche pour des emplois réguliers et relativement bien payés, mais ces jobs la rebutaient. Elle craignait d’y perdre trop de temps, et c’était principalement la raison qui l’avait poussé, jusque-là, à ne prendre que des quêtes secondaires, voire même tertiaires, sans grand intérêt ni grand financement.

Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Il y avait là toutes sortes de clients, certains plus farfelus que d’autres. Lusionnelle n’avait jamais vraiment porté d’attention vers les autres, bien qu’il lui était toutefois arrivé de s’arrêter dans la rue en voyant un elfe passer. C’était tout de même quelque chose de voir véhiculer ces créatures qu’elle avait longtemps crues sorties tout droit de l’imagination des rêveurs.
Elle dévisagea quelques uns, plus étranges que d’autres, et laissa ses pensées commenter sans même prendre la peine de les stopper.

Il fallait dire que la jeune femme possédait un don. Née d’une femme et d’un Dieu, elle avait hérité de ce dernier son don : celui de lire dans les pensées. Mais son côté humain avait dégradé cette particularité, la rendant retord. Au lieu de lire vraiment dans les pensées des autres, c’étaient ses pensées que les autres pouvaient entendre dès lors qu’un contact physique se créait entre eux.
Autant dire que nombre fois Lusionnelle avait connu des situations tendues ! Pourtant, commenter s’empêcher de penser ? C’était là un problème qu’elle-même n’avait pas résolu. Elle savait tout juste se contrôler mais laissait très souvent libres ses pensées. Elle était devenue si habituée et si lasse qu’elle se moquait à présent de ce que les autres pouvaient entendre et ce qu’ils pouvaient en penser après coup. Elle n’avait plus espoir de se lier aucune relation d’amitié, et encore moins de romance.

« Que cet homme est laid !... Et elle, ses habits sont très étranges… J’ai l’impression de l’avoir déjà croisé… Elle me regarde ? …Quel étrange zigoto… J’ai encore faim… Et si je buvais ? …Cette bière est bonne, j’en recommande ! »

- S’il vous plait, serveur ! appela-t-elle.

« Plutôt charmant… Mais qu’est-ce que je pense ? Il est trop petit et trop original… ça doit être encore une de ces personnes compliquées… Quand est-ce qu’on va me répondre ? »

- S’il vous plait, serveur !! répéta-t-elle plus fort.

Elle poussa un soupir. Elle avait si faim et si soif, encore !

Lusionnelle héla le serveur bien trois fois avant que celui-ci ne daignât lui répondre. Une fois sa commande passée, elle ré-attaqua son premier met avec un appétit féroce. Elle devait faire une certaine impression car quelques têtes se tournaient vers elle. Lusionnelle aurait pu ne pas aimer leurs regards intrigués et chargés de critiques, mais elle était bien trop occupée à manger pour leur prêter ni un œil ni une oreille.
Aussi ne remarqua-t-elle pas la silhouette rose qui s’approcha d’elle quelques minutes après que le serveur lui eut effectivement donné sa bière. Puis, un animal aboyé à ses côtés.

Lusionnelle tourna la tête et vit alors un magnifique renard rose… ROSE ? La couleur de la créature était surprenante, mais au lieu de s’émerveiller de voir encore une chose nouvelle, la demi-déesse eut bien du mal à se retenir d’éclater de rire. Elle s’efforça alors à retenir ses ricanements en se mordillant la lèvre mais elle ne put s’empêcher de sourire béatement.
Ce coup-là, on ne lui avait jamais fait… Un renard rose ! Si au moins, cela avait été une panthère… mais non ! Un renard…rose.

Alors, Lusionnelle n’arriva pas à s’empêcher de penser : « Trop mignon ! L’est perdu, le trésor ? ». Et tout en se faisant, elle tendit la main et caressa les poils – roses – de l’animal.

Excusez moi... ne criez pas s'il vous plait! Promis je ne lis pas vos pensées, je vous transmets juste les miennes!!!

Lusionnelle arrêta son geste. Avait-elle bien entendu ? Elle souleva ses mains et observa ses paumes. « Je n’ai pas rêvé ? » Puis elle regarda de nouveau la renarde et enfin la bouteille de bière. Elle l’attrapa et chercha l’étiquette, renifla l’intérieur… Elle ne trouva rien d’étrange. C’était une très bonne boisson alcoolisée.

« Je ne suis pourtant pas saoule, » pensa-t-elle. « Alors… j’ai lu dans ses pensées ? [/b]»

Elle qui avait passé sa vie à être lue sans jamais lire était choquée. Elle n’allait pas crier – la renarde était loin de lui faire peur. Mais elle avait lu dans les pensées de quelqu’un d’autre ! Ça, cela avait de quoi la pétrifier. Elle aurait dû être heureuse, après tout elle avait toujours rêvé que son don ne fut pas retord. Pourtant, elle n’arrêtait pas de se dire : « C’est pas normal. Je peux pas lire les pensées… ce sont les autres qui me lisent… »

Lusionnelle se tourna de nouveau vers la renarde et, sans hésiter, força sa main sur son pelage.

Excusez-moi de vous déranger. C'est juste que je ne peux pas m'adresser à tout le monde, j'espérais que vous pourriez peut être m'aider? Je meurs de faim... mais je ne sais pas lire, vous pourriez me dire ce qu'il y a à manger? Et m'aider pour commander au serveur? Promis je ne vous dérange plus après...

Cela avait recommencé ! « Mais attends une minute… tu as bien dit « transmettre mes pensées » ? » Sans s’en rendre compte, elle lui parlait elle-même en pensées ; avec son pouvoir, la renarde devait l’entendre. « Geesh… C’était trop beau pour être vrai… »

Elle poussa un profond soupir et se laissa tomber sur son siège, déçue et contrariée. Pendant une minute, elle oublia que la renarde attendait toujours sa réponse. Puis, elle finit par réaliser. La mine toujours marquée par son dépit et une profonde lassitude, elle toucha la renarde – elle avait aussi remarqué que plus de regards convergeaient à présent sur eux. « Tant que j’y suis… »

« Cixi, hein ? Je suis Lusionnelle. »

Elle retira sa main assez pour se permettre de penser. « Rose. T’as vraiment pas choisi ta couleur, toi… Pour un renard qui pense, tu aurais pu être quand même plus classe, non ? »

Puis, elle attrapa la carte et, tout en reprenant contact, lui lut la carte à voix haute. Elle retira encore une fois sa main, non pas parce qu’elle craignait que c’était impoli – même pensant, ce n’était qu’un animal – mais parce qu’elle préférait éviter que ses inévitables pensées soient transmises involontairement.
Sur ce point, elle enviait très fortement le renard… Mais avec une couleur rose et un nom pareil, c’était probablement une renarde. Non ?

« Remarque, il n’y a ni lapin ni souris… Ça mange donc quoi un renard pensant ? »

- Tu peux toujours t’installer à ma table, dit-elle pour la première fois à voix haute – et elle eut l’impression stupide de parler dans le vide (c’était un animal ! – l’idée qu’il fut doté d’intelligence la rendait encore perplexe). Il y a de la place pour deux.

« Et je suis curieuse de voir ce que tu vas manger… et ce que tu es vraiment. »

Elle songea alors aux divinités et autres personnages mythiques des civilisations asiatiques. N’y avait-il pas parmi eux un renard à plusieurs queues ? Quoique celui-là (ou celle-là) n’en possédait qu’une.

Et était rose. Il ne fallait pas non plus oublier ce détail.

Lusionnelle écouta la commande de la louve et s’attela plusieurs fois à interpeler un serveur – le même. Ce dernier la toisa d’un regard peu amène, sans doute froissé de la façon brusque et autoritaire que Lusionnelle utilisait alors – mais, pour sa défense, il n’avait qu’à faire plus attention à sa clientèle, plutôt que de regarder distraitement on-ne-savait-trop-quoi !

Une fois ce dernier près d’eux, il sembla un peu nerveux en présence de la renarde. Lusionnelle se rendit alors compte qu’elle aurait du être effrayée d’entendre un animal penser mais elle était juste curieuse et amusée. Contente également que son don, pour une fois, n’était pas une tare.

Je ne me vois pas m'assoir sur une banquette. Je resterai par terre, je crois que certaines auberges ont des sortes de piédestaux pour les créatures comme moi, les chimères tout ça... peut être qu'ici aussi je ne sais pas.

Cette indication fit sourire Lusionnelle. Bien sûr, c’était évident : elle n’était pas humaine, même dotée d’intelligence, et restait un animal avec ses propres façons de vivre. Elle demanda donc une de ces structures pour animaux. Le serveur, toujours peu ravis de s’occuper du duo d’étranges, nota le tout et s’éloigna au pas de course.

« C’est toujours sympa de se sentir acceptées ! »

La dernière remarque de la renarde-louve fit rire la demi-déesse.

- C’est la première fois que je rencontre un animal pensant… Quel genre es-tu ?

Elle décapsula sa bière et avala quelques bonnes gorgées puis récupéra sa fourchette. Ce n’était sans doute pas très poli d’attendre que la renarde ne fût servie, mais ce n’était pas non plus comme si elle n’avait pas déjà entamé son repas avant cela.

- Est-ce que je peux te demander comment tu as eu une telle couleur ? Je veux dire les loups sont noirs, gris, marrons ou blancs, et les renards gris ou orange… Alors, rose ? Est-ce du à ta nature ? ton espèce ? Vous êtes tous comme ça ?

Lusionnelle était sans doute très directe mais elle avait très vite appris à l’être. De toute façon, ses pensées la trahissaient – les gens avaient salement tendance à vouloir la toucher, lui frôler le bras, les cheveux (oui, ce sont des vrais !) ou autres. C’était très agaçant pour elle, surtout qu’à chaque fois, ils entendaient ses pensées et s’écartaient vivement.
Était-ce sa faute si ses pensées étaient naturelles et sans enjolivements ? Pourquoi personne ne comprenait que ce n’est pas parce qu’un flot de pensées aura dit telle ou telle chose qu’elle n’était pas capable de voir autre chose que le négatif ou les critiques ironiques ou sarcastiques. C’était juste des pensées, quoi ! Incontrôlables, spontanées… certes, parfois méchantes, mais bon, ce n’était pas non plus comme s’ils n’avaient pas, eux aussi, des pensées du genre à son égard.
Aimerait-elle les entendre ? À vrai dire, pas du tout…
- Et ce pouvoir de télépathie, comment fonctionne-t-il ? Peux-tu m’entendre penser si je ne te touche pas ?

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