Grillades de durites à la Vodka [PV Alieönwë]

Marre ! Tout bêtement marre ! À tel point qu'il était prêt à bousiller le premier qui lui parlerait de... qui lui parlerait tout court en fait ! Il avait passé sa journée à avoir l'obligeance ou l'amabilité, des mots qu'il ne pigeait même pas mais que tous les services et départements de Cerclon lui envoyaient à travers la tête. Et vas-y qu'on lui balançait des salutations distinguées et des considérations les meilleures, à base de sentiments dévoués et compagnie, histoire de lui faire avaler le fait qu'il faudrait encore débourser quelques milliers de pims pour réfection des voiries, des réseaux, des façades. C'est à eux qu'il aurait volontiers « réfectionné » la gueule ! C'était ça d'être maître ? Passer ses nuits à s'éclater les yeux sur des suppliques alambiquées ? Et ben il en avait eu sa dose pour l'année en cours ! Que Briarée continue si ça l'amusait, lui, il allait voir ailleurs s'il y était ! Tiens, il allait voir les dégâts causés par les ragondindons à l'est des remparts, voir si c'était si mélodramatique que le mail le laissait entendre. Et puis si ça l'était pas, il s'arrangerait pour que ça le devienne avec quelques coups de pompe bien placés... Y'avait des fesses qui allaient se souvenir longtemps de la pointure de ses Rangers !

Après avoir avalé une double ration de marre, donc, Neythen ressortit du quartier effectivement en piteux état et tombant comme-de-par-hasard sous sa juridiction... Bon... encore du boulot en perspective. Mais là tout de suite, il n'avait pas tellement envie de s'y coller. Toute façon un jour de plus ou de moins sans eau ni électricité hein, ils ne verraient pas la différence. Y'avait pire. Ils allaient pas larmoyer non-plus. Par acquis de conscience tout de même, il sortit son PDA et envoya les informations nécessaires à Briarée. C'était pas l'envie qui lui manquait de leur faire voir ce que c'était de vivre à la dure, mais quand-même. Il n'était pas là pour refaire l'éducation de ses concitoyens... et dans concitoyens, y'avait citoyens, hein... Le nez perdu sur l'écran bleu légèrement envoûtant, il ne fit même pas attention à la direction qu'il empruntait. Il avait seulement besoin de marcher. Ça défoulait. Et quand il reçu le message de confirmation de sa cyborg préférée (ouai, quand elle faisait le boulot bien chiant à sa place, il était pris d'un élan d'affection pour elle), il fourra l'objet dans sa poche et leva le menton. Tiens. Il regarda autour de lui. Un peu bizarre comme endroit. Biscornu. Bancal. Un vrai trou à rats. Ça lui plaisait bien. Qui aurait l'idée de chercher un maître là-dedans, hein ? Il alla se perdre dans une rue et se retrouva nez à nez avec une devanture qui lui chuchota des mots doux à l'oreille.

Ils servaient à boire là-dedans ? Neythen jugea que oui et s'y engouffra, choisissant une table à l'écart qui faisait coin avec une banquette. Cool ! Il s'avachit sur le cuir marron et pianota sur la table pendant qu'il parcourait la carte d'un air absent.

Et ben c'est ça, que les ivrognes se mettent à hurler aussi. C'est tellement plus marrant de lui agresser les tympans. C'était qui le maître de Magna là, qu'il aille lui exposer une idée brillante à propos de l'interdiction de parler à un volume supérieur à ce que sa mauvaise humeur était susceptible de supporter. Gwendal, un truc comme ça. Tiens, il lui enverrait une note pleine d'obligeance et de sincères salutation non distinguées. Il y avait pas de raison qu'il n'y ait que lui à recevoir ce genre d'insultes littéraires. Et puis le gérant là, il pouvait pas faire un peu le ménage dans son établissement ? On n'avait pas idée de laisser d'aussi grandes gueules s'exprimer ouvertement quand lui – respectable Neythen – lui faisait l'honneur de sa visite. Elle était contente la dame ? Elle s'était fait remarquer ? Tiens, elle ne méritait même pas qu'il la regarde. À la place, il ferma les yeux et serra les dents, prenant sur lui pour éviter de démonter trois clients dont il sentait bien qu'il n'apprécierait pas le regard. Sans raison, comme ça. Juste parce que ça défoulait, et que se défouler, ça faisait du bien. C'était même prévu pour ça, figurez-vous !

L'instant d'après il y eut un silence. Enfin disons plutôt un silence relatif, fait de bourdonnements et de bruits de couverts. Ensuite, les choses se compliquèrent. Parce qu'au moment même où Neythen voulu passer sa commande, persuadé que les pas incertains qui glissaient vers lui étaient ceux d'un serveur, ben il en fut quitte pour en rester baba sur sa banquette. L'autre gueularde qui osait le squatter en espérant lui faire croire qu'il avait le choix... elle venait d'investir dans un cercueil, c'est ça ? La sale tête du maître apparut de derrière la carte. Ça s'voyait pas qu'il était pas d'humeur ? Oh ben tiens ! Il la connaissait celle-là ! Enfin « connaître » est un bien grand mot. Ouai bon, il lui avait déjà causé quoi.

« Aliénor Mireamwen ! »

La vache, il se souvenait même de son nom complet dis-donc ! Il jeta la carte devant lui avec une telle désinvolture que pour le coup, elle glissa sur la table jusqu'à Aliénor. Pas d'bol, à tous les coups elle allait croire qu'il la lui passait pour qu'elle commande. Genre il invitait. N'importe quoi ! Quoi que... ça s'tentait...

« Vous voulez que j'réarrange le portrait d'vot' pote de bar ou juste me t'nir la jambe ? Paskeu tant qu'à faire, moi j'prends une potion de paix. J'sais pas si ça marche mais ça pourra pas êt' pire... »

Il fronça les sourcils. Il lui en mettrait du « monsieur le maître », lui.

« Laissez tomber, pas envie d'êt' maître de quoi qu'ce soit là... » fit-il d'une voix froide sans se rendre compte du double sens de sa phrase.

De toute façon, avec le ton qu'il avait employé, il fallait bien être dingue – au minimum – pour comprendre autre chose que l'essentiel. Autrement dit que ses responsabilités lui sortaient par les trous de nez ! Il s'affala dans sa banquette et planta ses iris bleus sur la jeune femme. Manifestement, elle n'était pas dans son état normal. Et pour ça, il était inutile d'être maître pour s'en apercevoir. Ses épaules s'affaissèrent. Et s'il faisait la même chose ? Après tout, Aliénor était responsable du Sanctuaire des Braves et de nombreuses vies et ça ne l'empêchait pas de s'amuser à faire exploser son taux d'alcoolémie. Au moins s'il se faisait prendre à danser à poil sur la table, il ne serait pas tout seul. C'était toujours plus ou moins réconfortant de se faire engueuler à plusieurs... ça divisait les torts en petits fragments. Un bout pour elle, un bout pour lui... mais de là à se faire inviter. Au delà de sa réputation de machine à agresser son prochain dont il se moquait éperdument – de cette réputation comme de son prochain – il n'avait pas très envie de laisser courir la rumeur qu'il se faisait payer un coup à boire par la guérisseuse. Pour qui allait-il passer ? Malgré tout, elle avait une façon de « guérir » assez particulière aujourd'hui. Il aimait bien sa méthode, tiens.

« J'vous préviens, j'suis pas une super compagnie. Semaine de chiottes, et c'est l'cas de l'dire quand on voit l'état des canalisations d'Magna. Content qu'ce soit pas pour moi. C'est moi qu'invite. »

Au serveur qui s'approchait enfin, il glissa son badge dans les mains.

« Crédite main'nant, parc'que dans cinq minutes, j'me rappellerait pu te d'voir quoi qu'ce soit. Et j'veux d'la Vodka. Une bouteille, et deux verres. »

Il se tourna ensuite vers Aliénor. C'était marrant comme le simple fait de savoir qu'il allait mettre à mal toutes les règles de bienséance soit-disant inhérentes aux maîtres le détendait d'avance...

« Ça vous va ? »

Oui. Accessoirement, lui demander son avis ça pouvait aider.

Ouai, il n'y avait pas à dire, ça tombait bien. La commande passée, Neythen retourna se caler au fin fond du cuir capitonné de sa banquette. S'affaler sans se soucier de se tenir correctement, il n'y avait que ça de vrai. Et puis il haussa un sourcil surpris. Oui, surpris. Même pas en colère ni rien. Juste surpris. La magie des effets secondaires dus à la présence d'Aliénor avec un coup dans l'nez, allez savoir. Il laissa le serveur s'éloigner non sans avoir exigé qu'on lui plante un paravent à côté de sa table, histoire de ne pas être toisés de haut ou en travers pendant qu'ils joueraient à faire péter tous les alcootests de l'Entre-Monde. Il y avait bien des gens capables de prendre des photos de la scène et de les faire circuler sur le net après. Et de là à ce que le lendemain il tombe sur sa tête défaite à la une des canards de tous quartiers confondus avec pour légende l'annonce de son mariage avec la guérisseuse... On ne savait jamais hein. Mieux valait se montrer prudent – à défaut de se montrer raisonnable. Enfin bref, nous en étions à dire qu'il avait haussé un sourcil au dessus de ses yeux bleus.

« Ah ouai, vous viviez à Ing ? C'pas le lieu dans lequel j'vous imaginais passer vot' temps libre. »

La bouteille venait d'atterrir entre eux, ses petits frères les verres à côté de ses flancs généreux. Un instant plus tard, le paravent qu'il avait exigé de son bon droit de maître capricieux les dissimulait à une majeure partie de l'auberge. Bon, évidemment s'ils se mettaient à chanter des chansons grivoises ils seraient quand-même repérés, mais en attendant ils pourraient se laisser aller à une belle migraine en toute impunité... jusqu'à ce que ça dérape. Et ça déraperait forcément. Tant qu'à faire les choses pas conseillées, autant les faire à fond et donner une vraie raison d'être montrés du doigt, conspués et mis à pied. Tiens, elle était foutrement stupide cette expression d'ailleurs. Il était déjà à pieds lui. Quelle différence ? Prenant les devants – grosse soif oblige – Neythen servit deux grandes rasades d'alcool. Une dans chaque verre, soyons généreux. Et que Bri vienne pas lui casser les pieds avec ses restrictions budgétaires. Il lorgna sur la bouteille, devinant qu'elle serait vide plus vite que prévu, et en commanda deux autres. Avant d'être trop bourré pour être capable de commander, expliqua-t-il à Aliénor dans la foulée. Puis il porta le verre à ses lèvres et avala quelques gorgées. Il voulu se la jouer cul sec – c'était pas le tout mais il avait une réputation à défendre – mais s'arrêta en chemin. À y repenser, c'était la première fois qu'il buvait de l'alcool. Il aurait peut-être du choisir du Champomy ?

Il reposa le verre avec une telle brutalité sur la table qu'une partie du liquide gicla sur sa main. Et si ses canaux lacrymaux n'avaient pas été bousillés il y avait bien longtemps, il en aurait eu les larmes aux yeux ! C'était quand-même bien pratique d'avoir des yeux artificiels. Même pas besoin de les hydrater. La classe non ? Et en plus ils ressemblaient vraiment à des vrais.

« Ouai... répondit-il la gorge en feu. Ça lui arrive tout l'temps, problème de mémoire. Sans rire, vous viviez à Ing ? C'pas la clairière aux p'tites fées là-bas... et savez vous battre et tout ? »

Il ne savait pas trop pourquoi, mais imaginer Aliénor se fritter avec un Chertan le faisait marrer...

De deux choses l'une. Soit il était total à la ramasse sur son époque, soit la guérisseuse était un cas à part. Parce que bon, c'était pas pour dire mais de là où il venait il n'avait pas croisé beaucoup de femmes capables de se battre... et encore moins d'avaler cul sec le contenu entier d'un verre de Vodka. Même lui s'était arrêté avant. Mais lui, il n'avait jamais bu. En tout cas pas de mémoire de Mechanima. Et donc, c'était pas tout ça mais en tant que mâle et tout le tintouin, il fallait bien qu'il assure un minimum quand-même. Du coup il porta son verre à ses lèvres, la mine résolue, et puis tant pis si ça lui bouffait les entrailles comme un acide. C'est d'ailleurs typiquement ce qui se produisit. L'alcool lui brûla littéralement l'œsophage avant de se répandre dans ses poumons en lui brûlant les boyaux. Oui je sais, c'est pas le même chemin. N'empêche que. Il reposa son verre en se retenant de hurler de douleur. Ce qu'il ne pu retenir en revanche, ce fut le frisson impressionnant qui lui secoua les tripes. Ben mon gars, ça te débouchait un évier ce truc... et mine de rien, c'était typiquement ce qu'il cherchait en venant ici. Entre masochisme et réel plaisir. L'un engendrant l'autre. Et heureusement qu'il s'était dépêché d'avaler son verre parce qu'il failli s'étrangler aux propos d'Aliénor. Mince. Elle en était à combien de bouteilles au juste ?

« J'aim'rai voir ça... une guérisseuse qui veut s'mesurer à moi, ça pourrait êt' marrant... »

Vous aviez déjà vu Neythen sourire ? Non ? Alors profitez-en, ça ne va pas durer. Offre exceptionnelle. Tout doit disparaître. Tout compte fait laissez tomber, ça a déjà disparu. D'un geste presque machinal, il s'attela à remplir les verres si prompts à se vider et avisa le niveau de Vodka survivante dans la bouteille. Pfiou, déjà vide de moitié. C'est que ça s'évaporait vite. Ses yeux d'un bleu presque glacial se levèrent vers Aliénor en soulevant ses épais sourcils. Faire caca des papillons, c'était original. Ça devait chatouiller le fion un peu non ? Est-ce qu'ils se marraient les poneys, en démoulant leur cake ?

« Ouai... et y'avait pas d'lézard dans vot' coin ? » fit-il d'un ton mi-narquois, mi... euh non, narquois tout court.

Sourire en coin. Et puis plus rien à part un subit élan de colère. Les traits du visages s'étaient durcis et le coin des paupières tressauta une seconde. Il se redressa, soudain tendu. Eo ? Eo... Le reste de la phrase se perdit. Pour le coup, il ne calcula même pas qu'elle parlait de quelqu'un. Seul l'écho de ses deux syllabes – balèze n'empêche, deux lettres, deux syllabes, qui dit mieux – tambourinait à la porte de ses souvenirs. C'était comme vouloir attraper de l'air, et pourtant ça lui rappelait quelque chose d'important. Peine perdue. Abandon. La mine grave, Neythen reporta son attention sur la jeune femme. Pour se venger, il repartit se blottir au fin fond de sa banquette sans se départir de son verre. Tiens, maintenant qu'elle en parlait, il n'aimait pas parler de lui.

« D'ailleurs depuis onze ans... douze main'nant. »

Et là, il n'avait plus envie de causer. Juste boire jusqu'à s'en faire éclater la vessie, oublier, s'en sortir avec une migraine telle qu'il ne penserait plus qu'à sa douleur pour les semaines à venir. Ça lui changerait les idées. D'ailleurs si on regardait bien, l'alcool avait rougit son visage. C'est que le maître prenait feu pour pas grand chose. Au moins lui, il ne devenait pas hystérique à la vue d'un reptile... Vous avez dit reptile ?

« … raptor ! Eoraptor ! »

Il savait bien que ça lui disait quelque chose. Restait juste à savoir ce que c'était qu'un Eoraptor, mais dans l'ensemble, il y avait du progrès. Comme quoi ça payait de picoler. Elle devait bien se marrer Aliénor, devant sa tête d'eugénie. Il se serait exclamé « eurêka » que ça aurait eu le même effet. Alors bon, pour se donner contenance il but son verre d'une seule traite et failli mourir sous le coup de la brûlure. Quoi qu'après réflexion, ça passait mieux qu'au début...