Un soir sans nuage (pv Oloef)

"Pourquoi tu n'enlèves pas ton masque?"

Nous étions assis au sommet d'une vieille tour que plus personne n'habitait, parce qu'elle risquait de s'effondrer. Comme toujours, l'un de nous deux était venu, et l'autre l'y avait retrouver. On ne se donnait pas rendez-vous pourtant, on ne savait pas non plus où était l'autre. Mais ça marchait. Dès fois il fallait attendre, mais l'autre arrivait toujours.
Je souris derrière mon masque. Abel m'avait déjà posé cette question, mais Abel n'était qu'un enfant. Les adultes ne comprenaient que rarement ma façon de penser et d'être, lui, jamais il n'y serait parvenu. Je ne le sous-estimais pas, mais je le connaissais aussi bien que si je l'avais observé par une fenêtre, pendant très longtemps. Abel avait des yeux verts, comme les miens, quoique son regard avait quelque chose de profond et clair. Comme moi, il avait les cheveux d'un brun doré... En faite, on aurait pu passer pour des frères. Mais les points communs s'arrêtaient là. Sous mon masque, j'avais un visage que les gens auraient qualifié de parfait, bien contre mon gré.

Je reportai mon attention sur les passants sous nos pieds, ceux-là qui ne nous voyaient pas. Ce que j'aimais chez Abel, c'était qu'il n'était qu'un enfant, insouciant, naïf. Il découvrait sans cesse, il était émerveillé en permanence.

Cette question-là, il me la posait souvent, et je lui avais toujours répondu la même chose. Et je lui répondrais toujours ainsi, quoiqu'il arrive. Après tout, c'était la seule chose que je pouvais répondre et qui était vrai.

"C'est avec mon âme que tu discutes. Qu'as-tu besoin de voir mon visage?"

Il rit, parce qu'il s'attendait à cette réponse, et moi je ne fis que garder mon sourire. Le soir commençait à tomber, ça ne nous dérangeait pas. Personne ne l'attendait, personne ne m'attendait. Je regardai Abel... Il devait avoir à peine sept ou huit ans. Je ne comprenais pas comment un enfant pouvait finir ainsi, seul dans la rue. Avec cet enfant, j'avais l'impression de regarder à travers d'une des fenêtres de mon monde. Je savais tout de lui, il me disait tout. Dans tout ce monde, c'était le seul être pour lequel je ressentais ce qu'on pouvait appeler de l'attachement... C'était pas vraiment ça, mais c'était ce mot qui s'en approchait le plus.
Abel ne continua pas de me questionner, et ensemble nous levâmes le nez vers le ciel, observant l'immensité qui nous dominait.

Je vis Abel se retourner, du coin de l'œil, mais restai moi-même immobile. Je savais que certains étages de cette tour menaçaient de s'écrouler, et qu'il était dangereux d'y venir. Accéder au toit était assez risqué... Abel et moi étions tous les deux assez légers pour passer sans problème. Sans risquer nos vies, quoique je n'ai pas franchement peur de mourir. Si ce nouveau venu était arrivé au sommet, jusqu'à nous, ce n'était sûrement pas pour nous attaquer. Qui s'en serait pris à un enfant accompagné d'un inconnu masqué? Beaucoup de monde... Qui s'en serait pris à eux, quitte à devoir gravir une tour en ruine? Nettement moins de personne. Alors s'il était là, ce n'était pas pour nous. C'était peut-être seulement par hasard.
Une nouvelle âme, un nouveau cœur à explorer, de nouvelles qualités, de nouveaux défauts à découvrir... Une vie de plus à comprendre.

Je posai une main sur l'épaule de mon jeune ami, sachant que l'espèce humaine est prompte à s'inquiéter. Je n'étais pas un combattant, alors si je me trompais et que l'autre nous attaquait, je ne pourrais pas nous défendre bien longtemps. Mais Abel, petit humain, tu n'avais rien à craindre. Parmi les miens, il va de soit que l'existence d'un jeune est plus importante que celle d'un être plus âgé. Si quelqu'un devait mourir, ce serait moi, puisque ça ne me faisais pas peur. Ça me laissait platement indifférent.
Calmement, de ce calme si caractéristique de mon peuple, je me levai, faisant signe à Abel de rester assis. L'enfant m'obéit, ses jambes repliées sous lui, prêt à détaler au moindre danger. Je ne cessais d'être émerveillé par ce gamin. Les enfants étaient si étranges parfois, si simples... Ils passaient d'un sentiment à un autre, chose que je ne savais pas faire. C'était peut-être pour cette raison que j'appréciais de voir et revoir Abel.

"Bonsoir."

Je scrutai son visage, sans ciller, alors que lui ne pouvait regarder que mon masque, ainsi que les deux yeux verts qui y vivaient. Je le dévisageai sans même penser que ça pourrait le gêner. Certaines choses m'échappaient encore, même après dix ans ici. J'apprenais de ce que je voyais, certains sentiments je pouvais les invoquer en moi. Mais ce n'était pas inné, et ça ne le serait jamais. Il n'y avait que cette affection pour ce petit être qui commençait à me venir de façon naturel. Je l'appréciais, peut-être de la même façon que les miens. Je commençais à m'attacher au lui autant qu'à ceux de mon peuple.

"La vue est belle d'ici."

Je le disais parce que c'était vrai. Du moins je la trouvais belle, parce qu'elle me rappelait ce que je voyais de mon monde, de l'une de nos fenêtres. Voir d'en haut, voir tout, tout le monde... Je venais ici pour ça. Quand je me plongeais au fond de mon âme, assis en haut de cette tour, je m'attendais presque à retrouver ceux qui me regardaient, de chez moi.
Je sentis la main d'Abel se saisir à la mienne, et la serra avec force, alors qu'il appuyait sa joue contre ma jambe en fixant farouchement l'inconnu.

Timidement, Abel rendit son sourire à l'inconnu, restant cependant collé à moi. La peur, encore une chose que je ne connaissais pas vraiment... Je savais ce que ça faisait, d'avoir peur, je l'avais déjà vu chez beaucoup de personnes. Mais pas chez les miens, et pas en moi. Je serrai mes longs doigts fins sur son épaule frêle, pour le rassurer.

"Tu peux, cette tour est à tout le monde."

Je parlais avec douceur, autant pour l'inconnu que pour le petit humain qui se tenait à genoux à mes pieds. Je me remis assis, les jambes dans le vide, et Abel m'imita en se pressant contre moi. Je savais qu'il n'aimait pas les adultes, à part moi. Orphelin depuis plusieurs années, il vivait dans la rue, de la générosité de certains et des coups des autres. Et il n'y avait pas eut que ça... Les vols et maltraitances faisaient parti du quotidien de l'enfant.
N'importe qui à ma place, aurait sûrement décidé de le garder avec soi. Moi je ne le faisais pas, parce que je ne savais pas m'occuper des autres, et puis... Nous n'avions pas les mêmes besoins. Je n'avais qu'une chose à faire pour vivre: respirer et observer. Lui avait besoin de dormir, manger, boire... Toutes ces choses qui resteraient pour toujours hors de ma portée.
J'avais remarqué que le nouveau venu était doté d'oreilles pointues, mais j'hésitai à le considérer comme un elfe. Après tout, ils n'étaient pas les seuls à avoir des oreilles pointues... Mais il possédait aussi un visage fin, si typique de cette race, que les autres considéraient comme beau. Ce même trait distinctif que l'on retrouvait chez les miens... Et l'une de mes raisons de porter un masque. Je ne voulais pas qu'on me juge à mon visage. Et puis, c'était bassement matérialiste d'afficher ses traits...

"Tu es de la forêt, là-bas?"

Abel avait tendu le bras pour désigner l'endroit, et regardait l'inconnu de ses profonds yeux verts, sa curiosité venant finalement à bout de sa crainte.

"Le monde s'étend bien au-delà de ce que tu vois."

Je souris, sans qu'il ne le voit, mais il le devina et sourit aussi. J'avais répondu sans me soucier du faut que la question s'adressait d'abord et avant tout à l'autre. Abel, naïf et simple, venait apparemment de le ranger dans la catégorie des elfes... D'où sa question. Né ici, il avait grandit ici et ne connaissait rien d'autre que cette ville. Comme il reportait ses yeux sur l'étranger, je fis de même, le fixant sans ciller, attendant sa réponse presque avec autant d'intérêt que le garçon. Je n'étais pas curieux, mais un inconnu venait d'apparaitre devant une nouvelle fenêtre, et je voulais le connaitre et le comprendre, comme les autres avant lui.

Avec l'insouciance qui caractérise beaucoup d'enfant, Abel monopolisa la parole. J'avais l'habitude... Avec moi, il était pareil. Il se sentait en confiance ici, sur cette tour, assis à côté de moi. Avec cet inconnu qui n'avait rien d'agressif... Mais il pouvait bien parler. Après tout, ça ne devait pas faire parti de son quotidien. Parler de lui, parler avec des gens... Ce n'était pas ça, qui faisait sa vie.

"Moi c'est Abel, et lui Briac Roé! Mais c'est les gens qui l'ont nommé, lui en vrai, un prénom il en a pas."

Je ne tournai pas la tête, ni vers l'enfant, ni vers celui qui se révélait être un elfe, comme je l'avais supposé. L'apprenti alchimiste? Alors ce n'était pas vraiment n'importe qui. Enfin, à une certaine échelle il était comme les autres, cependant dans ce monde il avait son importance. Pas comme Abel, ou moi-même, qui étions tout petit, insignifiants. Nous n'avions pas d'importance dans ce monde, ni ailleurs, mais ça nous allait très bien. Je n'avais pas envi d'être important, et de toute façon, chercher le pouvoir n'était pas dans ma nature. La puissance, le statut, le titre... Ces choses je ne les connaissais que de noms. Je ne pouvais pas les convoiter.
Pour l'enfant, c'était un peu pareil. Même si lui, c'était surtout parce que toutes ces choses le dépassaient largement.

Je reportai mon attention à l'elfe, sans cesser de fixer la ville sous nos pieds. Je ne pris pas la peine de confirmer les mots d'Abel, car il avait raison et il n'y avait rien à ajouter. Briac Roé, ce n'était pas mon prénom. Quant à la franchise de l'elfe, je me pensai qu'elle m'aurait amusé, et je formulai mentalement la sensation que ça m'aurait donné. Amusé, comme un adulte face à la question naïve d'un enfant, comme j'avais appris à l'être face au question d'Abel. Presque naturellement, je souris sous mon masque. Es-tu toujours franc, m'avait demandé un jour l'enfant... Je n'avais pas dit oui. Je n'avais pas dit non... Je ne savais pas mentir. Mais ce n'était pas pour autant que j'étais franc. Le mensonge m'était inconnu, pourquoi donner un nom à ceci? La franchise à un contraire. On traite de franc quelqu'un qui sait mentir.

"Je viens d'un ailleurs."

J'avais parlé sans hésiter, même si chacun de mes mots avait été prononcé lentement, comme soigneusement réfléchi. Et c'était le cas...

"Si je te parle de mon monde, me parleras-tu du tien?"

Je tournai la tête vers lui, le regardant sans ciller, comme je regardais les gens tout le temps, quand je parlais avec eux. Ce n'était pas donnant donnant, je voulais juste savoir. S'il voulait juste savoir d'où je venais, et qui j'étais, ou s'il voulait également parler de lui. Quand bien même ç'aurait été un échange, ça n'aurait pas été équitable. Aucun mot n'était capable de décrire et définir mon univers, mon peuple. Il fallait être des nôtres pour comprendre.

Avec un grand intérêt, Abel écouta ce que disait l'elfe. J'avais communiqué à l'enfant, sans le vouloir, cette faculté d'apprendre sans cesse, et de chercher à toujours en apprendre d'avantage. Des elfes, Abel en avait sûrement déjà croisé. Mais parler avec eux? Sûrement pas, le pauvre. Lui, il se faisait regarder de haut. Alors parler avec un elfe apprenti d'un maître alchimiste... C'était inédit pour lui, pour moi aussi.

Alors qu'il me parlait brièvement du peuple de lui, je rassemblais ce que j'avais vu des elfes, fouillant dans mes souvenirs pour le retrouver. Je l'avais peut-être déjà vu, de la même façon que j'avais vu quelques personnes dans ce monde, avant de quitter le mien. Mais sans son prénom, il me fut difficile de le trouver parmi les centaines d'elfes que j'avais vu. Je décidai de ne pas chercher d'avantage, et d'attendre d'en savoir plus sur lui pour voir si je pouvais le trouver ou pas. Après tout, peut-être que je ne l'avais jamais vu...

"Je suis né dans le miroir Touen."

Je pesais mes mots, même pour la plus simple des phrases. Non pas que je craignais de dire n'importe quoi, je n'imaginais même pas ce que ça faisait de bafouiller, de confondre deux mots... Ces erreurs de langage restaient dans le domaine de l'inconnu. Une chose de plus, dont j'avais conscience, que je connaissais, mais que je ne pouvais pas appliquer.
Je m'arrêtai avant de reprendre, parcourant la ville du regard. Comment parler de mon peuple?

"Mon peuple n'a rien en commun avec ce que tu connais. Il est difficile d'en parler."

Je marquai de nouveau une pause, cherchant à trouver les mots pour nous résumer. Mes les mots, nous ne les utilisions pas. A regarder les autres vivre depuis une éternité, nous connaissions un nombre invraisemblable de langues. Mais nous-même, n'avions jamais eut besoin de se parler. Notre peuple cultivait la transparence, et nous n'avions pas de langage à nous, nous n'usions d'aucun mot, d'aucune parole.

"Notre monde n'est connu et peuplé que de nous, car aucune autre race ne pourrait y vivre. Il est vaste et entièrement tourné vers les autres univers."

Je secouai la tête, à court de vocabulaire pour décrire mon monde. Décidément, dès qu'il s'agissait de parler de moi ou des miens, les choses se compliquaient. Mais je n'y pouvais rien... C'était dans notre de nature, de ne pas nommer, de ne pas décrire. Alors il était normal que j'ai du mal à parler de là où je viens à cet étranger. Aussi surprenant que ce soit, cette fois Abel n'intervint pas, et garda le silence.
Pour ne pas le décevoir, je continuai encore de parler. Même si ce n'était plus directement de mon peuple, ou de notre monde.

"Quand à ici, je ne suis personne en particulier... "Je tournai la tête vers lui. "Je n'étais pas un grand orateur... Pardonne-moi, mais il y a peu à dire sur nous."

Nous, parce que chez nous, le moi n'existait pas...