I'm singin in the Rain...

Un léger soupir s'échappa d'entre les crocs du chaton. Le sourire d'Aliénor lui donnait envie de ronronner, la situation, moins. S'il avait froid ? Non, sa fourrure le protégeait plutôt bien. Faim ? Oui, un peu, mais ceux qui le connaissent vous rétorqueront que Kallistrat a toujours faim. Il observa les sacs qu'elle déposa à ses pieds. Euh... d'accord. Elle le prenait pour un chien de garde ou bien ? S'il avait dû garder quelque chose, il aurait préféré que ce soit elle, à la rigueur.

Subitement, il se sentit bête et inutile. Les tsavorites de ses yeux glissèrent le long des rochers. Bon. Puisque c'était comme ça, il irait voir par là-bas s'il y était, et tant pis pour les sacs. À mi-chemin quelque chose attira son attention. Un bruit ? Une odeur ? Un pressentiment ? Il n'y avait rien, mais ça sentait le traquenard. Il scruta les environs sans rien y voir de suspect et se décida enfin à reprendre son observation. Une fenêtre donnait vers l'intérieur, mais trop petite pour qu'il puisse y glisser ne serait-ce qu'un bras. Il s'approcha toutefois pour y coller son nez. Mauvaise surprise. Ça puait. Il recula et entreprit de continuer sa petite inspection. Il croisa quelques piques plantés bizarrement au sol, s'attendant à y voir embrochés des têtes de pygmées ou que savait-il encore... mais rien. Il passa son chemin et chercha encore et lorsqu'il s'arrêta, se fut en bordure de ravin. Il n'y avait plus rien par là. Alors il fit demi-tour, dépité. Chemin faisant, Kallistrat s'arrêta pour la seconde fois, les sens en alerte. Cette fois il en était certain, il était observé. Par qui ou par quoi ? Il n'en savait fichtrement rien, mais il n'aimait pas l'idée que ce soit suffisamment intelligent pour se mettre à contre vent. Il laissa ses yeux épier les alentours un moment, prêt à donner l'alerte en cas de besoin, lorsque le sol se mit à frémir sous ses pattes. Il baissa les yeux pour observer la terre et la roche, inquiet. À Ing, il avait appris à se méfier de tout.

Rester isolé n'était peut-être pas une très bonne idée... Qui a dit que chaton avait les chocottes ? Pas du tout, il était prudent, voilà tout.

À quelques mètres du groupe, les voix des autres se firent entendre. Ça discutait... et il y avait même la voix d'Aliénor, étouffée par la pierre. La dame aux yeux en plastique répondit quelque chose, mais les mots s'envolaient dans un écho trop confus pour que notre Chertan puisse les saisir avec exactitude. Il se rapprocha, et la terre frissonna de nouveau. De loin en loin, Kallistrat vit l'entrée s'ouvrir et les pierres s'écarter comme par enchantement. Impressionnant... mais il n'aimait pas ça, même si ça leur ouvrait un passage confortable. De se savoir à la merci de l'humeur des cailloux, ne lui demandez pas trop pourquoi mais ça l'angoissait un peu...

Seulement les autres y allaient... alors il fallait suivre. Qui se serait soucié des inquiétudes d'un gros chaton ? Il jeta quelques coups d'œils en arrière à mesure qu'ils s'enfonçaient dans le temple. Manquerait plus que ça se referme derrière eux. Et puis bientôt, l'entrée ne fut plus visible et Kallistrat eut bien autre chose à penser. Il fallait ramper pour avancer, se faufiler comme un chat – ça tombait bien – et bientôt même en file indienne, il eut bien du mal à se glisser entre les murs qui se resserraient. Il grogna lorsque la pierre commença à lui irriter la peau. À force de frottement, il en avait les épaules brûlées et ses poils étaient tombés. Son beau pelage d'hiver... quelle honte. Il manqua d'écrabouiller Caliope juste devant lui lorsque le groupe s'arrêta subitement. Eh ! Ils pourraient prévenir ! Le carrefour étant plus large, il s'autorisa à doubler et se planta devant les symboles. Son doigt pointa... allez quoi, ne me dites pas que vous n'avez pas deviné ! Lion ! Et pour répondre à la question : non, Kallistrat est nul en énigme. Sans attendre l'aval des autres, il s'engagea dans le couloir indiquant la direction du félin. Si ça c'était pas un signe. Un dessin de son clan. Il était sûr que ça avait été dessiné pour lui... oui bon... intelligence presque humain on a dit hein... Mais il se retourna après quelques pas, les narines pincées et le faciès tout tordu dans une grimace écœurée... Niveau puanteur, le fond de ce couloir sordide battait tous les records. Et là pour le coup, même lui ne s'y risquerait pas.

« Mauvaise direction... »

Spoiler:

Et voilà ! Leur petite séance de spéléologie ne pouvait pas durer sans qu'une montagne d'ennuis leur tombe sur le coin du nez. Pour commencer, les couloirs se firent de plus en plus étroits, comme s'ils avaient été étudiés dans une optique anti Chertan manifeste. Deux éclaireurs partirent en avant, ce qui déplut au chaton qui fermait la marche, encore à moitié coincé entre les murs qui se resserraient sur lui. Seul un soupir las parvint à trahir sa contrariété. Et s'il y avait du danger, de l'autre côté ? Il ne serait même pas là pour rentrer dans le tas... Non. Au lieu de ça il était à l'arrière, en train de se contorsionner comme un asticot pour arriver à se faufiler dans ces goulots humides et – à moins de s'appeler Krilin – puants ! Il n'entendit que vaguement les quelques bruits qui lui parvenait depuis l'autre côté de la bouche étroite. S'il avait dû reconstituer comme ça, au jugé, il aurait dit que Wergeld s'était lamentablement vautré à en juger par le filet harmonieux de ses grognements... Et Kallistrat aurait volontiers haussé les épaules si seulement elles n'avaient pas été coincées entre les parois... Bref... Quelques rochers déplacés plus tard, chaton fut de l'autre côté, de méchante humeur et tout décoiffé. Ses puces en profitaient pour le démanger, et il n'avait même pas la place pour se gratter (en tous cas, pas à la façon des chats). La recommandation de Wergeld de rester groupés failli le faire rire. Serrés comme ils étaient, ils ne risquaient pas vraiment de s'éparpiller... mais passons... le lionceau n'avait plus envie de rire. Et puis de toute façon, quand il riait, il faisait peur. Au bout d'un moment, il se résolu à avancer à quatre pattes, le sac d'Aliénor dans la gueule, jusqu'à ce qu'enfin, les murs daignent s'écarter et leur faire de l'air.

C'était la première fois depuis des heures qu'il avait l'occasion de voir autre chose que le postérieur de son prédécesseur. Alors autant dire qu'il en profita un peu ! Un coup d'œil circulaire le renseigna sur l'humeur générale. Apparemment, il n'était pas le seul dont la patience était partie voir ailleurs si elle y était. À la lueur des torches, il lui sembla déceler un genre de lassitude blasée chez la pourtant très jolie Aliénor, et une contrariété grandissante chez Immacolata dont la chimère pointait le bout de ses tâches par endroits. Enfin, au moins ils n'étaient plus pris en sandwich entre les murs. C'était toujours ça de pris. Mais comme on dit, il ne faut pas vendre la peau de l'Olipanda avant de l'avoir tué. Résultat, pendant que Kallistrat rêvait à des jours meilleurs, Wergeld ne trouvait rien de mieux à faire que de réveiller un essaim de chauve-souris. Un défaitiste chronique aurait prétendu que c'était prévisible, que ça devait arriver, et bla et bla. Kallistrat, lui, se contenta de plaquer les oreilles en arrière pour les protéger des cris des vampires. Après tout, c'était pas pire que ces vols d'oiseaux carnassiers redoutés de tout Ing. Par contre la suite, c'était pas dit... Chaton secoua machinalement la tête aux premières poussières tombées dans sa crinière. Bigre, ça allait le salir ! Mais lorsqu'il vit les autres courir, il réalisa que quelque chose d'un poil plus grave qu'une toilette ruinée était sur le point de lui tomber dessus. Encore des ennuis ? Penser, dans le futur, à ne plus faire la moindre sortie avec l'une des personnes ici présentes. Un morceau de plafond gros comme l'un de ses poings s'écrasa juste sous son nez et le tira de ses réflexions, avant de l'inciter à courir à son tour. Ça tombait plutôt bien, étant donné qu'il était dans la bonne position. Il se rua droit sur Caliope et alla glisser sa grosse tête juste entre ses gambettes pour la faire monter sur son dos. Le sac dans sa gueule l'empêcha de grogner lorsqu'elle lui arracha une touffe de poils dans sa tentative de se raccrocher aux branches. Il ne pouvait pas se résoudre à la laisser courir toute seule, avec de si petites jambes, elle n'était pas arrivée tiens ! Ventre à terre façon course de lévriers, mais pour le coup pas besoin de leurre. L'expectative de finir enseveli suffisait pour faire de chacun un excellent sprinter, et marathonien avec ça !

Quelques mètres plus loin, Kallistrat freina des quatre fers et s'arrêta à un cheveux de Fafnir. Un peu plus et c'était la collision. Sur son dos, Caliope venait de se vautrer dans sa crinière sous la violence de l'arrêt. Pas grave. Les yeux du chaton se reportèrent sur Aliénor. Bien ? Euh oui... enfin physiquement ça pouvait aller. Évidemment il respirerait mieux s'il ne portait pas ce sac dans la gueule mais sinon, il n'avait pas à se plaindre. En revanche niveau moral, il commençait à atteindre les limites de la crise de nerfs. On ne pouvait pas s'arrêter cinq minutes juste histoire de le laisser faire sa toilette ? Non hein ? Le Chertan ne leur en voulait pas. C'est vrai, ils ne pouvaient pas savoir que ça faisait un bien fou de faire sa toilette, ne serait-ce que pour son équilibre nerveux... Oui ? Non ? Caliope venait de mettre pied à terre, et les autres observaient la pièce circulaire d'un air dubitatif. Bon ben... Kallistrat lâcha enfin le sac, posa son postérieur, et entreprit de se lécher consciencieusement les paumes, les poignets, les bras. Indifférent à tout ce qui se passait autour, obnubilé par sa fourrure seule, et le bruit que faisait sa langue râpeuse en lissant les poils couverts de poussière, de moisissure, de fientes de chauve-souris et autres joyeusetés. À peine remua-t-il un cil au retour des vampires dont il n'avait rien à craindre – sinon les insupportables cris. En revanche, il abandonna toute notion d'hygiène et bondit de nouveau sur ses pattes lorsqu'il entendit autre chose. Quelque chose qui ne volait pas et qu'Aliénor ne tarda pas à identifier. Ah ! Les Gobelinmachinchose ! Il allait pouvoir se détendre !

Aussitôt, il poussa un rugissement puissant – ça chatouillait les entrailles tout comme il aimait bien – et se jeta dans la mêlée sans réfléchir plus avant. La salle étant close, les bestioles avaient bien du mal à esquiver, pour la plus grande joie du Chertan qui les abattait comme un... comme un être humain investit d'une mission de « régulation de l'écosystème », comme ils disaient. Bref comme un parfait assassin. Ses proies s'agitaient devant ses yeux et gloussaient à ses oreilles. Bientôt, la pièce se transforma en un gigantesque ring clos où tous les coups étaient permis. Dans un vague semblant de conscience, Kallistrat se dit qu'Aliénor n'allait pas apprécier le carnage. Si sa mémoire était bonne, elle n'avait pas eu l'air enchantée en arrivant sur les lieux du désastre la veille. Apparemment, les souffrances des autres se répercutaient en elle... ce que notre chaton tenta d'éviter en tuant le plus rapidement possible. Bah... s'ils souffraient pas en mourant, ça ne pouvait pas faire de mal à Ali, pas vrai ? Le Chertan bondissait d'un lieu à un autre toutes griffes dehors, sans regarder où elles se plantaient, enfonçant ses crocs dans tout ce qui tombait à sa portée et qui n'avait pas l'aspect d'un allier. Au bout d'un moment, il trouva un nouveau jeu plus amusant. Les créatures n'ayant de cesse de se disperser pour revenir à l'assaut, Kallistrat décida de les rabattre vers le centre de la salle. Dans cet objectif, il se mit à décrire de grands cercles et porté par son élan, il sembla courir sur les murs. On aurait dit un hamster complètement dément dans une roue horizontale... et sa tactique paya. Les gobelinsmochestrucs fuirent les murs arpentés par le Chertan fou, se rapprochant de fait du centre où les lames de Wergeld et de Fafnir taillaient dans le tas. Immacolata avait de nouveau revêtue son apparence un peu inquiétante – même pour un grand lion – et s'en donnait à cœur joie tandis que Caliope semblait éprouver des difficultés à faire pousser ses graines sur le sol rocheux. Plusieurs bestioles s'en étaient aperçues et se glissaient sournoisement vers elles lorsque Kallistrat quitta son mur pour s'interposer. En trois bonds, il rejoignit la petite chose rose. Ce ne fut qu'à cet instant qu'il se rendit compte qu'ils s'étaient tous réunis au centre de la pièce dans une formation serrée digne d'un plan militaire.

Aussi, lorsque le poids du chaton rejoignit le cercle où étaient réunis ses compagnons de route, il se passa une chose assez curieuse.

Le sol se souleva juste sous leurs pieds, d'une vingtaine de centimètres tout à coup et dans un bruit caverneux qui fit taire les Gobelins quelques secondes. Certains reculèrent, d'autres tombèrent sous les coups d'une Immacolata aux attributs télescopiques. De la dalle circulaire sur laquelle ils s'étaient tous réfugiés sans le savoir, une sorte de liquide argenté s'écoula de quatre gueules ouvertes, chacune à un point cardinal, et glissa dans les gravures du sol que divers débris et salissures recouvraient. Les créatures se jetèrent quelques œillades inquiètes avant d'éclater d'un rire commun insupportable et de se jeter de nouveau en avant, tandis que le liquide dans les tranchées continuait son chemin en suivant quatre bras. Au bout de chaque bras, un cercle. Au centre de chaque cercle, se dessinant lentement, un symbole.

Une feuille, trois petites vagues, une flamme et une sorte de spirale.

Et pour la première fois de sa courte existence, Kallistrat eut un éclair de génie – tout de suite, les grands mots. Puisqu'ils étaient arrivés jusqu'ici en suivant l'oiseau, alors qu'ils cherchaient justement un oiseau... Abandonnant Caliope un instant, il se jeta de nouveau en avant. Les Gobelins s'écartèrent sur son passage – pour les plus prudents en tous les cas – tandis qu'il bondissait comme un renard dans la neige jusqu'au symbole représentant la flamme. Il s'y jeta des quatre pattes, s'attendant presque à entendre une musique de victoire, mais en fut quitte pour un nouveau bruit sourd et caverneux. Et s'il s'était trompé ? Lorsqu'il se retourna pour se débarrasser d'une bestiole trop entreprenant à son encontre, il vit la dalle centrale (sans doute l'autel, finalement) s'élever dans un bruit de parois raclées. Aussitôt, le lionceau rejoignit ses camarades et se laissa porter. L'autel s'élevait comme un ascenseur. Au dessus de leurs têtes, de grosses racines noueuses s'étaient mises à bouger et s'écartaient à présent, laissant libre un trou circulaire de la taille de leur dalle qui s'y engouffra bientôt. Quelques Gobelins qui avaient eu la mauvaise idée de s'agripper aux bords de la dalle laissèrent leurs mains à l'intérieur du cercle et – d'après le bruit – le reste du corps retomba dans la grande salle du bas... Bientôt, ce fut l'obscurité totale. La dalle s'immobilisa dans un « bang » sonore et ce fut le silence, à peine perturbé par les respirations haletantes de chacun.

Et puis enfin, une rangée de torches s'allumèrent tout à coup, dévoilant une longue travée qui filait vers une autre salle. Le sol était dallé de marbre, les colonnes représentaient de grands oiseaux soutenant une voûte si haute qu'on avait du mal à l'apercevoir. Était-ce cela, le temple ?