I'm singin in the Rain...

Spoiler:

Le Chertan observa son bol d'un air sceptique, silencieux. Il n'allait quand-même pas se plaindre, si ? Si ? Non. Il jeta les noix que venait de distribuer Caliope dans sa soupe, histoire de la faire ressembler à quelque chose – ou à rien justement – et but quelques gorgées. Ça n'avait aucun goût, et il en fut quitte pour « mâchonner » dans le vide un moment, la langue râpeuse et déçue par l'eau chaude. Quelques autres gorgées plus tard, on l'entendit briser les coques des noix entre ses mâchoires puissantes et avaler le tout sans grande conviction. Vraiment pas terrible comme repas... en fin de compte, il en mangerai bien un, de lézard... Mais la dame aux yeux en plastique avait dit non, et on lui avait appris à ne pas contrarier les femmes. Ça ne se faisait pas. Même si d'un point de vue technique, Immacolata n'était pas vraiment une femme, quand on y regardait d'un peu plus près. Et elle lui avait donné faim, à voler sous son nez comme un insecte croustillant. Ah ! Et voilà que son estomac gargouillait ! Il finit son bol, et manqua manger le récipient dans la foulée, avant de se dire dans un sursaut de conscience que ça devait au moins avoir autant de goût que ces noix âpres.

À quelques pas, Wergeld s'était adossé à un arbre. Ça lui allait plutôt bien, étant donné sa force étonnante. Il ne payait pas de mine, le gringalet – surtout comparé à Kallistrat – mais il cachait bien son jeu. Et l'espace d'une seconde, le Chertan se demanda comment Fafnir se débrouillerait, au combat. Le bâillement de Wergeld le fit se lever : il était temps de prendre son quart, et il disparu derrière les arbres, silencieux comme... ben comme un chat en fait. Il fit un bilan rapide du campement. Caliope était en sécurité avec Wergeld. Ensuite, il ne garantissait pas de leur discrétion en ces lieux, d'abord à cause du feu qui attirait l'attention sur eux, et ensuite à cause de Fafnir qui poussait des hurlements dès qu'un tison s'en échappait. Non mais vraiment... il secoua la tête et fit quelques pas. Marcher le détendait, et s'éloigner du Souen dissipait sa nervosité. Bien. Parfait. La nuit était belle, silencieuse – trop même... Tout était calme et il y avait dans l'air de douces effluves d'humus, de bois humide. Amis poètes... Kallistrat ferma les yeux. Ça lui rappelait un peu sa forêt Ing. Les capricornes dévorant l'écorce, le vol des saturnia, le glapissement des renards et le bruit des feuilles que les pas des... le pas des... ? Des pas ???

Le Chertan rouvrit les yeux. Envolée, sa torpeur. Les yeux fixes, les oreilles mobiles. Les moustaches aux aguets – mais si, c'est possible. Des pas légers. Rapides. Furtifs. Nombreux. Deux pieds seulement. Et deux pieds, c'est une menace. Ça court par là. Devant. Derrière. Il en arrive de partout à une vitesse comme c'est pas permis. Et ça coule, comme un torrent furieux vers le campement. L'avantage c'est qu'ils sont nombreux, et qu'il pourra s'en mettre un ou deux sous la dent. L'inconvénient c'est qu'ils sont nombreux, et qu'ils lui donneront du fil à retordre. Les narines frémissent et l'instinct intercepte l'odeur. Il la connait. Elle est répertoriée quelque part au fond de son esprit de fauve en chasse. Gobelin ? Non... mais ça y ressemblait. Et avant qu'un seul d'entre eux ait eu le temps de ricaner, le Chertan se jeta à l'assaut du campement, courant ventre à terre avec une joie quasi extatique. Ouh... ça allait le défouler ça, tiens ! Il bondit par dessus les troncs morts avachis en travers de sa route, slaloma entre les roches coupantes, dérapa sur les feuilles humides, et déboula comme un dément sur le campement. Leurs invités surprises y avançaient avec mille précautions, sur la pointe de leurs pieds informes. Comment avaient-ils pu arriver avant lui ? Peu importait. Et face à l'urgence, mieux valait encore réveiller les autres. Un coup d'patte ne serait pas de trop compte tenu du nombre, même s'il ne s'agissait que de minuscules créatures.

Un rugissement profond plus tard, le feu lui-même avait tremblé, et la première bestiole, trop près – tant pis pour elle – se retrouva percutée de plein fouet par l'assaut du Chertan. Sa nuque craqua sous le coup de croc infligé, et déjà, Kallistrat se jetait sur une autre victime. Car l'envie de jouer ne lui manquait pas, bien au contraire, et il venait d'inventer un nouveau jeu : en tuer le plus possible ! Facile, ils étaient petits, frêles, facile à massacrer d'un coup de griffe, lorsque sa patte faisait deux fois leur tête rigolotte.

Un de moins... deux... trois... en quelques secondes seulement, Kallistrat s'était débarrassé d'une poignée de ses adversaires – ou de son futur repas – profitant de l'effet de surprise de son assaut. Ah ça, c'est sûr qu'elles ne s'y attendaient pas, les créatures ! Mais ça ne devait pas durer, ça aurait été trop facile, et bien moins amusant, vous en conviendrez ! Les bestioles puantes pullulaient sur le campement, on aurait dit une fourmilière dans laquelle le Chertan avait filé un grand coup de pied. Ça s'agitait dans tous les sens en poussant des cris de guerre tonitruants et en brandissant des armes qu'il n'avait pas vu lorsqu'il s'était très intelligemment jeté dans le tas. De plus près, il apparaissaient qu'ils étaient finalement organisés et ils semblaient se lancer des ordres dans un dialecte étrange – et insupportable aux oreilles du chaton – s'éparpillant à le rendre fou, l'encerclant et dansant autour de lui comme s'il était le gibier d'une tribu Iroquois. Ouh que ça l'énervait ! Sa gueule se referma sur la tête d'un quatrième gobelin-gnome-truc pas beau qu'il arracha du sol avant de le secouer en tous sens. Celui-là paierait pour l'affront que lui faisait les autres. Instinct du fauve qui cherche à tuer sa proie en lui brisant la nuque, et qui y prend manifestement plaisir, il ne s'arrêta que lorsque les « glurggg » affolés de sa victime cessèrent, et lâcha prise. À les voir courir partout autour de lui, Kallistrat en eut des tremblements dans chaque muscle, et les moustaches qui frémirent d'excitation. Rah ! Ils le cherchaient... rectification : ils l'avaient déjà trouvé. Son regard perçant s'arrêta une seconde sur Wergeld. Il n'était pas en reste et tranchait dans le vif à quelques pas de distance. Le Chertan n'était pas le seul à s'amuser ! Bien. C'est que son rugissement avait produit l'effet escompté. Ils étaient réveillés et d'attaque, preuve en était l'épée de Fafnir plantée dans la tête d'une bestiole.

Le plus gros des créatures venait de filer à l'anglaise, disparaissant dans les sous-bois, derrière les pierres, sous les feuillages comme par enchantement. Ça arrangeait plutôt le lionceau qui commençait à se lasser du nombre, même si ça l'amusait follement, sans voir que les fuyards emportaient avec eux les lézards et les sacs restés ficelés dessus. C'est qu'il était bien trop occupé avec une poignée d'assaillants têtus... ou suicidaires... ou simplement plus futés que lui. Car ne se sacrifiaient-ils pas volontairement pour occuper ces messieurs pendant que leurs compagnons filaient avec le butin ? Et voilà que ça jouait de la flûte... comme si c'était le moment ! Un nouveau rugissement retentit, celui-ci en guise de menace, mais ne me demandez pas pourquoi. C'était un réflexe chez lui de s'exprimer de la sorte, et les créatures commençaient sérieusement à lui courir sur le haricot. Encerclé, il effectuait de vertigineux demi-tour sur les jarrets pour tenter d'en gifler un à la volée, en vain la plupart du temps. Les bestioles se tenaient à distance, malines comme des petits singes puants, jouant à irriter leur adversaire. Il intercepta, du coin de l'œil, un mouvement suspect. L'un d'eux s'apprêtait à lui sauter dessus. Kallistrat fit volte-face et eut à peine le temps de voir une hachette se ficher pile entre les deux yeux du traître. L'homme-lion tressaillit. Ils s'entretuaient maintenant ? Profitant de la surprise des autres, il joua de ses griffes et se débarrassa de deux autres bestioles avant d'apercevoir Hina. Tiens. Et d'où elle sortait celle-là ? En tous les cas elle se débrouillait plutôt bien au combat, même si un coup de patte ne serai pas de refus.

Bah oui... Aider Wergeld ça il n'y avait pas songé, mais une jolie demoiselle, ça nécessitait son intervention... De toute façon, les créatures autour de lui ne l'amusait plus. Elles refusaient de se laisser tuer et ça l'agaçait prodigieusement. Alors en quelques bonds il fut aux côtés de la déesse, lacérant une ou deux autres créatures au passage. Le nombre diminuait, ça fuyait, mais il en restait encore qui semblaient vraiment pressées de mourir... Et dans le tas, l'une d'entre elle demanda même qui avait oublié son ravitaillement... Ce à quoi Kallistrat répondit par un troisième rugissement : deux bestioles venaient de lui sauter sur le dos et s'agrippaient à ses poils pour une partie de rodéo !