La Petite Ali et le Maître de Ken

Dans la tour de verre ultra sophistiquée, perdue au milieu de l'immense patio entre les bâtiments d'un autre âge, il y a un homme. Un homme qui grogne lorsque l'un de ses robots glisse jusqu'à lui.

« Rapport 26 : un invité demande à vous voir. Provenance : pont de K'ouen.
_ Si c'est encore pour cette foutue boîte, invité ou pas j'le découpe et j'le file à bouffer aux lézards !
_ Rapport 26 : objectif de la visite non renseigné.
_ Et ben renseigne-toi mieux, la prochaine fois. » grogne le maître en se levant.

Un regard sur Briarée allongée sur son matelas de bétagel lui indique que ses grognements l'ont réveillée. Celle-là, elle s'était bien gardée de lui dire qu'il devrait recevoir des invités tous les quatre matins. Il fallait leur servir des petits fours aussi ?

« C'est bon Bri, j'y vais. Recharge tes neurones. »

Les lentilles bleues s'éteignirent en signe d'obéissance. Depuis quand un cyborg avait-il besoin de sommeil ? La boîte de conserve attendait dans le monte-charge, et Neythen monta à sa suite, direction le rez-de-chaussée. Lorsque la porte s'ouvrit sur l'extérieur, il ferma les yeux sous l'agression des rayons du soleil. La vache ! Un truc à vous coller une phobie de sortir de chez soi ! Il traversa le patio d'un pas tranquille, se laissant tout le temps de recouvrer la vue. Devant lui, le robot appelé Janus s'était engouffré dans le bâtiment de nacre et se planta devant Aliénor. Sans yeux ni bouche, à part une fente curieuse sur le devant de sa carlingue, son timbre d'acier vibra comme les paroles enregistrées digne d'un jouet pour gosse mal entretenu.

« Rapport 26 : maître Haine vous reçoit. Veuillez patienter.
_ Ça va Janus, à la niche ! » l'interrompt alors la voix du maître que la fatigue rendait rauque.

Aussitôt, le robot obsolète alla se ranger dans une niche dans le mur. Il l'aurait appelé Médor que ça aurait été pareil ! Neythen s'approchait sans se presser, et sans bruit, pieds nus, sans trop savoir comment il devait s'y prendre avec son invité. Les relations sociales, c'était vraiment pas son truc. Il tentait de se remémorer vaguement les discours de Briarée à ce sujet avant de réaliser qu'il n'en avait pas écouter un seul traître mot. C'est pas pour dire, mais ses palabres à Bria, ça le gonflait. À y repenser, il avait dû décrocher au moment où elle abordait la notion d'hospitalité – autrement dit dès le début – pour se perdre dans un souvenir de combat contre une espèce de buffle armé comme un porc-épic, dans la zone du dehors. Bref, autant dire que les règles de bienséance lui étaient passées dix kilomètres au-dessus de la tête. Elle avait voulu qu'il soit maître, uh ? Ben qu'elle assume maintenant.

« C'est pour quoi ? »

Vous avez demandé l'amabilité... nous regrettons de ne pouvoir donner suite à votre appel...

De mauvaise humeur, Neythen ? Mais non voyons, quelle idée ! Juste pas aimable, rien de plus, rien de moins. Y'a des notions, comme ça, qui ont déserté son cerveau... Bref. Il jeta un regard éteint sur la main tendue vers lui. Une jolie petite main de femme, toute jolie toute mignonne. Pas comme les siennes, coupées, calleuses, usées... des mains de charpentier prête à broyer celles des autres « sans faire exprès ». Au fait, pourquoi elle lui tendait la main ? Il planta son regard sur elle, et ses iris bleus et froids comme son âme cherchèrent à traduire ce geste, et ce sourire. Briarée, au secours ! Ah si attends ! Il s'en souvenait... un salut ! Comme quoi des restes de civilisation subsistaient quelque part au fond de lui. Alors à son tour de tendre la main et de serrer celle d'Aliénor en faisant bien attention de ne pas lui écrabouiller les doigts. Pas tout de suite, même si ça le démangeait. Il avait envie d'être seul alors vous pensez bien que quelques « indélicatesses » l'aurait parfaitement servit pour se débarrasser de son invitée surprise. Seulement ça ne se faisait pas. Pas à son poste. Pourquoi l'avait-il accepté déjà ? Il recula légèrement, pas trop mécontent d'être parvenu à un semblant de relation sociale, même si en y réfléchissant deux secondes, se saisir par les paluches, serrer, secouer... c'était vraiment très con pour se dire bonjour. Faudrait qu'il mette la main sur l'abruti fini qui avait instauré de tels protocoles. Le salut militaire, c'était pas mieux, mais c'était loin d'être pire. En fait, il préférait. Bref, la jeune demoiselle lui causait, et puis elle avait fait le déplacement rien que pour lui. La seconde femme à se déplacer pour ses beaux yeux artificiels d'ailleurs. Et à en juger par le « service » que lui avait demandé la première – à savoir Briarée et ses histoires de maître de Ken à dormir debout – il se méfiait un peu de ce que la seconde lui réservait... Il se remémora mentalement les informations qu'il avait dû avaler toute la semaine pour se tenir au courant. C'était ça d'avoir vécu comme un mechanima de cromagnon...

« Le Sanctuaire des Braves ? C'est l'hôpital-cour-des-miracles, c'est bien ça ? J'vous écoute. »

Il croisa les bras, attentif, raide comme un militaire. Il aurait dû faire garde du corps, ça le faisait grave niveau carrure et visage austère.

« Hum... »

Aliénor avait prononcé deux phrases à peine, et Neythen décrochait déjà. Il ferma les yeux quelques secondes, et chercha quelque part au fond de lui la force d'affronter... un dialogue ! De toutes les choses auxquelles il avait eut à faire face dans l'Entre-Monde, monstres baveux et griffus compris, ce premier contact humain était de loin le plus difficile à assumer. Quand il était militaire, on lui donnait des ordres et il avait juste à y obéir. Pas de réflexion, et surtout pas de discussion. Manquerait plus qu'on lui ait demandé de réfléchir, tiens. Mais là, les choses étaient différentes. Il n'en menait pas large, et même s'il ne l'avouerai jamais, il flippait un peu. Discuter... non mais il aurait tout vu... Lorsqu'il rouvrit les yeux, ce fut pour se heurter au sourire impassible d'Aliénor. Ça faisait quoi, de sourire ? Faudrait qu'il essaie un jour. Ça devait bien procurer une satisfaction quelconque, pour qu'elle insiste autant à se déformer la mâchoire. Décroisant les bras, il se dirigea à pas lents vers le grand hall et alla s'asseoir dans l'une des Duchesses au tissus ivoire... ou s'y affala-t-il, pour être plus exact. Décontracté comme chez lui, un coude sur le dossier, une cheville sur le genou opposé, il joua à se grattouiller entre les orteils. Bien sûr si la guérisseuse avait eu connaissance de ce mauvais tic avant, elle ne lui aurait pas serré la main, n'est-ce pas ? Qu'elle ne lui en veuille pas trop, c'était sa manière à lui de réfléchir. Oui, d'accord, il a le cerveau bizarrement placé, d'habitude on se gratte la tête pour activer sa matière grise.

« Ouai, possible que j'ai reçu une note. J'en reçois plein en fait, mais j'les lis pas toutes... »

Ça s'avouait ça au fait ? Trop tard. Faudra qu'il demande à Briarée, mais à tous les coups il allait encore s'endormir pendant qu'elle le bassinerai de ses cours de relationnel chiants comme la pluie. Et encore, il préférait la pluie aux discours pompeux de son second cybernétique. Bon, voyons... une annexe, à Cerclon. C'était déjà pas assez compliqué d'être maître d'un miroir, qu'il fallait en plus qu'il se rajoute la couche « Cerclon » par dessus. Ingérable. À se demander ce qu'il foutait là. Dans la foulée, il oublia d'inviter son hôte à s'asseoir. À vrai dire, l'idée ne lui traversa même pas l'esprit. Qu'elle fasse si ça lui chante.

« Pour quoi faire une annexe ? Ça va vous éparpiller qu'on saura même plus où aller pour se faire soigner. »

Spoiler:

Neythen leva les yeux vers la guérisseuse, un intérêt fugitif courant dans son regard. L'index coincé entre deux orteils, il sembla réfléchir puis paniquer tour à tour. Comme s'il réalisait qu'il avait sous le nez une excellente idée, mais qu'il n'était pas tout à fait certain de la manière de s'y prendre. Merde, on lui avait appris à tuer, pas à parler projets administratifs. Ses iris bleus coulèrent vers le dossier. Pitié qu'elle ne le lui donne pas à lire... il avait l'air bien trop gros pour lui. À coup sûr, il serait rempli de phrase sibyllines écrites en tout petits caractères, avec des alinéas et des références chiffrées à aller consulter en annexe. Les lèvres pincées sur une hésitation embarrassée – et grandissante – il se décida tout à coup à rouvrir la bouche. Le ton n'était pas plus doux que depuis le début de cet entretien, mais pour une fois il ne s'adressait pas à la jeune femme.

« Janus ! Vas me chercher Bri !
_ Ordre 53 : quérir Briarée VII. » enregistra immédiatement la boîte de conserve en sortant de son logement.

Et elle fila à vive allure dans le couloir, contournant habilement Aliénor restée debout comme un piquet. Neythen haussa les épaules et demeura silencieux un moment, sans se soucier de la gêne qu'un tel comportement asocial pouvait provoquer chez son invitée. Il regarda distraitement dehors, le soleil se refléter sur le marbre impeccable. Tout était prévu pour faire s'engouffrer un maximum de lumière dans les cellules photovoltaïques de sa tour. C'est ce qui faisait fonctionner toute la Res Publica... un truc de dingue. Il n'osait même pas imaginer ce qui arriverait par temps couvert. Et si l'Entre-Monde se recouvrait de nuages aussi sombres que la suie pendant des mois... elle s'écraserait sa Res Publica ? Les yeux perdus sur l'extérieur, il eut un mal fou à revenir à l'instant présent. Jouir du confort d'une île pour lui tout seul, ça ne lui réussissait vraiment pas. Il devenait oisif... limite fainéant. Il aurait tué pour un peu d'action autre que le passage d'un holoposte à l'autre. À droite, des pas se firent entendre. Métal contre carrelage, assurance, placidité. Ouf, sauvé !

« Ordre 53 : accompli. Autre chose pour vous servir maître Haine ?
_ Non.
_ Bonjour, mademoiselle Mireamwen. Entonna la cyborg de sa voix suave. Briarée VII, enchantée de faire votre connaissance.
_ Comment tu pourrai être enchanté, ronchonna Neythen, t'sais même pas ressentir un truc pareil.
_ Je vous en prie, mettez -vous à l'aise. » continua Briarée imperturbable.

Elle désigna l'une des duchesse d'un geste aimable, tandis que Neythen l'épiait comme un gosse qui regarde comment font les grands pour s'entendre entre eux. Il se redressa un peu sur son propre siège, réalisant peut-être que ce n'était pas une façon de s'asseoir, et soupira. La vie en société, c'était vraiment lourdingue. Le robot désuet était retourné dans sa niche, et Briarée se tenait entre Aliénor et son maître, prête à jouer l'intermédiaire – et à rattraper les indélicatesses de celui qu'elle avait promis de servir. Si elle avait été dotée de sentiments, elle en aurait soupiré d'effroi. Chez Neythen, y'avait tout à r'faire !

« Ouai, donc, la dame propose une annexe du Sanctuaire des Braves. Ici, à Cerclon, pour éviter que les blessés claquent avant d'arriver au Sanctuaire lui-même.
_ Et qu'en pense le maître ?
_ Ben c'est pas idiot. » Admit Neythen d'un ton froid.

Surtout, faites comme si Aliénor n'était pas là... Briarée marqua une pause, preuve qu'elle assimilait l'information à retardement. Son processus pour se délester des données inutiles ayant été interrompu, il ne faudrait pas venir se plaindre si elle lui bugait dans les pattes. En attendant, elle traduisit pour la pauvre guérisseuse que Neythen n'épargnait décidément pas.

« Mes capteurs m'informent d'une température que les humains ont des difficultés à supporter. Souhaiteriez-vous boire quelque chose ? Ainsi nous pourrions parler de votre projet plus sereinement. Ce dossier traite-t-il des détails ? »

« Ah non ! Pas pour moi ! Refourguez ça à Briarée ! » s'exclama aussitôt Neythen comme pour se défendre des pires tortures.

Un silence un peu embarrassé fit suite à ses paroles. Pour un peu, on les entendrait encore se répercuter d'une colonne à l'autre dans tous les couloirs... et revenir à leur point de départ. Ça lui avait échappé. Il soupira. Janus avait glissé hors de son logement pour disparaître sans un bruit. Où allait-il ? Mystère. Peut-être que la mauvaise humeur chronique du maître parvenait à agacer même les robots les plus insensibles ? Briarée elle-même restait silencieuse, comme si elle cherchait quoi argumenter pour excuser le manque cruel d'amabilité de son maître.

« Ça va, on les lit les notes ! C'est juste que le vide intersidéral laissé par mon prédécesseur à créé un beau bordel de paperasserie en retard. Le temps qu'on arrive à la vôtre, les miroirs se seront rouverts... »

Il se leva de sa duchesse comme si ce mouvement lui avait été imposé par ses jambes plus que par sa tête. Il fallait qu'il bouge... Il pencha la tête à gauche, à droite, étirant les muscles de sa nuque comme il pouvait avant de se lancer dans un long contournement de l'Hécatonchire de bronze. Le nez levé, il s'arrêtait par intermittence et jouait à défier chaque tête les unes après les autres. Dommage que ce machin ne soit pas vivant. Ça devait être marrant à combattre. Il se rappelait encore de la mine déconfite du type à qui il l'avait commandé... ce jour là, il avait dû se créer une de ces étiquettes de maître cinglé... Passons... Les mains dans le dos, il continua son petit manège, s'éloignant des deux femmes tout en restant dans la même pièce. Il n'avait même pas besoin d'élever la voix pour se faire entendre. Pratique, le vide. Ça portait les sons sans qu'il ait à se fatiguer les cordes vocales. Déjà qu'elles s'usaient vite... c'est qu'il n'était pas habitué à causer autant. Pas habitué à causer tout court, à vrai dire.

« Vous allez faire comment, pour la gestion ? J'veux dire, vous dirigez le Sanctuaire des Braves et le projet, c'est vous qui l'avez pondu. J'imagine que vous voudrez un droit de regard sur ce que font vos annexes. Mais si j'ai bien tout compris, des annexes, vous comptez en semer un peu partout... »

Comme s'il réfléchissait tout haut, il continua sa ronde autour du bronze, tandis que Janus revenait tout guilleret – en tout cas comparé à Neythen – un plateau en équilibre dieu sait comment sur le sommet de sa tête métallique. Y étaient disposés une corbeille de fruits, des rafraîchissements, et un ou deux lézards tout étonnés de se retrouver en si nombreuse compagnie. Curieusement ils ne bougèrent pas, habitués aux mouvements des robots qui les ignoraient toujours parfaitement. Neythen délaissa la statue et se rapprocha à grandes enjambées, presque aussi silencieux que Janus dans ses déplacements, pour aller piocher dans les raisins.

« Vous vous sentez d'avoir un œil partout, vous ? Vous avez pas peur qu'un maître trop zélé exige de mettre son grain d'sel dans vos affaires ? Tiens, si j'ai une annexe à Cerclon, j'pourrai bien être pris d'une fulgurante envie de tout contrôler et de donner des ordres à vos guérisseurs. Pi du coup, ils feraient n'importe quoi, et les blessés en pâtiraient. » fit-il en levant un sourcil.

En fin de compte, c'était mieux quand il la fermait.