À quoi ça ressemble, là-haut ?

Un enfant aurait poussé des exclamations ravies devant la montgolfière bariolée, et se serait émerveillé de voir la ville rétrécir à mesure que l'aérostat prenait de l'altitude. Il aurait rit du bruit du vent faisant vibrer les cordages, et aurait posé mille questions à l'ingénieur chargé d'insuffler de l'air chaud à son engin. Neythen avait à peine seize ans - ce qu'il avait vécu avant son amnésie ne comptait pas. Un adolescent dont l'esprit ne s'émerveillait de rien, ne s'étonnaient que rarement, comme l'adulte ennuyeux dont il avait l'apparence. Ses yeux bleus observaient les alentours d'un air blasé. Lorsqu'il se retourna, alerté par les grognements contrariés du machiniste, il croisa son regard désolé.

« Y'a un problème ?
_ Euh... Rien du tout, non. Tout va bien. » balbutia l'homme, troublé par le statut de son passager.

Il ne pouvait tout de même pas décemment lui reprocher d'être un Mechanima... et pourtant, c'était bien là le problème ! Les lèvres pincées sur une moue mi-affolée, mi-concentrée, il actionna le brûleur sans ménagement et balança par dessus bord tout ce qui lui tomba sous la main. Ça ne se faisait plus, de lâcher du lest, mais le nouveau Maître était décidément trop lourd pour l'aérostat. Il faudrait penser à moderniser leur moyen de transport, parce qu'il ne ferait pas ça tous les jours, lui.

« Voilà voilà, nous arrivons... »

Ce à quoi Neythen failli répondre que ce n'était pas trop tôt, avant de se raviser. En quittant la nacelle, il posa ses yeux artificiels sur ce qui se présentait à lui. Autant s'y habituer. Si le baratin de cette Briarée VII se révélait exact, il n'était pas prêt de quitter cette pizza avant longtemps. À cette idée, il soupira. Définitivement, il la sentait pas cette histoire de Maître de Miroir.

La Res Publica de Ken n'est qu'un plateau de marbre immense. Plat, luisant, couleur ivoire, renvoyant les rayons du soleil à vous en coller une migraine de damné. Vaste et épuré, l'extérieur est aussi austère que le maître des lieux. Il n'y a aucune végétation et tout juste quelques rochers viennent-ils perturber cette surface parfaitement lisse. Partout en revanche, le mouvement vif des lézards aux écailles bleues et vertes. La plupart ne daignent même pas remuer à votre approche. Les pontons d'embarquement se présentent comme celui sur lequel vous venez de vous échouer : ils s'étirent comme les branches d'une étoile autour de l'île. Neuf : un par miroir et le dernier pour les visiteurs imprévus : le maire d'Atlantis, le Nix Nivis ou encore le Prétorien, au cas où tous les maîtres de l'Entre-Monde et ces trois là voudraient lui rendre une petite visite groupée. Aucun garde-corps ne borde les précipices, et tant-pis si vous glissez en étant trop curieux... Entre autre détail tout à fait inutile, et même si ça ne saute pas aux yeux, la Res Publica tourne sur elle-même comme la course paresseuse du temps autour d'un cadran. Lente, mais infatigable.

À peine avez-vous posé le pied sur l'un de ces pontons qu'un robot vient à votre rencontre. Et oui, la Res Publica de Ken n'est pas un moulin. Il vous conduit vers l'édifice, vous laissant libre d'admirer le paysage désolé. Au beau milieu de cette flaque d'huile s'élève un bâtiment circulaire digne d'un musée, plus froid encore que le marbre environnant... et encore, vous n'avez rien vu de l'intérieur.

Les lieux sont vastes comme la mémoire de Briarée, lumineux comme leurs yeux artificiels à tous les deux, insolites comme l'est leur association. Vous ne risquez pas de vous perdre, il n'y a qu'une seule entrée. Elle donne sur un hall au milieu duquel trône un bronze aux dimensions déraisonnables à l'effigie d'un Hécatonchire. Ses cent têtes vous dardent avec curiosité, ses cent bras menacent de vous attraper et par instant, vous jureriez l'avoir vu bouger. Ses pieds reposent dans un bassin circulaire peu profond mais sans-cesse en mouvement et tout autour sont disposées des Duchesses au velours ivoire pour les visiteurs fatigués ou paresseux. En vous asseyant, vous constatez avec une pointe d'angoisse que n'importe où que vous vous trouviez dans la pièce, la statue vous épie...

Partout, de grandes fenêtres s'ouvrent sur la lumière blafarde que le marbre extérieur renvoie, et les reflets jouent à cache-cache entre les colonnes et les courbes de l'entité inquiétante. Les lieux semblent exempts d'angles comme d'ombres.

De part et d'autre du hall par lequel vous êtes entré, deux larges couloirs s'étendent comme deux bras écartés. Là encore, les murs sont troués d'ouvertures lumineuses, et comme les vertèbres d'un immense serpent, des statues dont vous ne saisissez pas trop la forme surgissent du sol. Le premier couloir mène à la salle d'audience, plus froide que le hall et l'extérieur réunis ; l'autre à la salle de réception, bien qu'il semble peu probable que quiconque ait envie de faire la bringue ici ! Enfin ces deux salles sont elles-même liées par un troisième couloir, et ainsi la boucle est bouclée. Au centre du bâtiment aux allures d'arcane, le désert de nouveau, et une tour curieusement moderne recouverte d'écailles photovoltaïques tranche avec le style plus ancien de ce faux palais. Un monte-charges conduit aux différents étages, supérieurs comme inférieurs.

Là-haut, le bureau. Il n'a pas grand chose à voir avec le reste de l'île et la technologie y est omniprésente : écrans de contrôle, projections holographiques, claviers virtuels, unités centrales se côtoient et s'échange de sibyllines paroles et des clins d'œil de lumière. Deux tables en croissant de lune s'imposent face à vous comme étant les bureaux respectifs de Neythen et de Briarée. Celui de cette dernière se distingue par les six petits piliers ronds comme des piédestaux tristement vides qui ferme la demi-lune. Ils projettent des données holographiques à destination de ses « autres yeux ». Pas de fenêtre ici. Seuls les lumières clignotantes éclairent les lieux.

Illustration : The Hall of Wisdom by ~Grimdar