Les griffes (Quête)

Kallistrat posa sur Hilde un regard presque entièrement noir tant ses pupilles occupaient tout l'espace de ses yeux. Il ne répondit pas tout de suite, un peu étonné par le comportement de ce nouvel associé. Il était un peu déroutant, tant par la consistance physique – s'il en avait une – que par le comportement. Ses propos semblaient en décalage constant avec l'instant présent. Qu'en était-il de son esprit ? Ne s'était-il pas encombré d'un benêt ? Sachant que Kallistrat n'était pas lui-même une lumière, pour qu'il en vienne à penser cela, il lui fallait de la matière. Les narines pincées comme s'il était vexé, il consentit toutefois à répondre.

« Kallistrat. »

Son regard se reporta sur le double évanescent.

« Je ne l'avais pas vu. Et je ne l'ai pas entendu non plus. C'est pratique. » Fit-il rêveusement.

Puis, au bout d'une longue minute, il sembla sortir de ses pensées et désigna le coin de la grande salle où ronflait l'Olipanda.

« Là. Je voulais le ligoter et le traîner vers la sortie mais... je ne le voyais pas aussi grand... »

Et en effet, l'animal aux allures de gentil petit panda avoisinait les trois mètres au garrot. Le réveiller et se battre avec lui pour lui lier les pattes s'annonçait donc un tout petit peu plus compliqué que prévu.

Les pupilles noires dans lesquelles se reflétait la lueur évanescente du double suivirent le cheminement du second Hilde... et Kallistrat sursauta lorsque la patte immense de l'Olipanda l'écrasa comme une crêpe. Ouah ! Il était content de ne pas y être allé lui-même ! Un nouveau « oups... désolé » plus tard – cette phrase faisait décidément office de tic du langage chez lui – Hilde décida d'entrer lui-même en action. L'Olipanda ne semblait pas dans un bon jour. Était-ce un effet secondaire de cette île ? Car après tout, les habitants ne s'étaient pas présentés sous leur meilleur jour non plus, et Kallistrat conservait un souvenir mitigé de leur accueil. Il plaqua ses oreilles en arrière, se félicitant intérieurement de ce titre de Rockstar qui avait tout de même ses petits avantages, à savoir, réduire les bruits autour de lui. Quand on avait les oreilles aussi sensibles que les siennes, ce n'était pas négligeable comme cadeau ! Il s'accroupit, les cordes dans les mains. S'il devait partir à l'assaut pour le ligoter, il serait mieux à quatre pattes... mais voilà que Hilde plantait notre chaton sur place ! Il se faufila comme teckel entre les pattes de l'énorme plantigrade, le rendant fou furieux. Bien joué, maintenant il était non seulement énorme, mais en plus il était réveillé et en pétard. C'était pas gagné. Kallistrat soupira, et c'est à ce moment là qu'il entendit la voix. Souffler ? Souffler dans...?

« Comme par hasard ! » soupira Kallistrat à la réflexion de Hilde.

Un esprit... il n'avait jamais entendu une excuse aussi nulle. Il n'avait qu'à y entrer tout entier pour le faire voler tiens, et puis il ressortirait une fois l'Olipanda dehors. Et puis d'ailleurs, ils n'auraient pas pu leur dire ça avant au lieu de les laisser réveiller la bête ? Ça allait être folklorique maintenant qu'il était en rogne. Kallistrat laissa tomber ses cordes et traversa la salle de plusieurs bonds.

« Ne le lâchez pas ! »

Il contourna la bête moyennant quelques bonds supplémentaires, évitant de justesse une attaque de front. La gueule de l'Olipanda claqua à quelques centimètres de sa queue. Ouf, il l'avait échappé belle. Vu sous cet angle, il remarqua l'ossature apparente. La bestiole semblait affamée, et sans doute que cela expliquait son humeur massacrante... et ça, frère Toc s'était bien gardé de le préciser. C'était sûr que c'était moins vendeur de présenter les choses comme elles étaient, à savoir, « vous voulez bien aller vous faire bouffer par notre Olipanda affamé ? ». Kallistrat secoua la crinière et se coula jusqu'à une place idéale pour son assaut. Pile derrière ! Si l'idée le dégoûtait ? Vous plaisantez, le Chertan faisait sa toilette tout seul à coup de langues. Il avait léché bien pire ! Et puis il n'était pas question de lécher dans le cas présent, fort heureusement. Souffler. Non mais on aurait tout entendu !

Un bond plus tard, notre grand chaton se retrouva agrippé comme un velcro aux fesses de sa proie géante qui en hurla deux fois plus fort de rage... Quant à la suite, elle est censurée aux petits enfants. Allez vous coucher, demain y'a école ! Toujours est-il qu'aussi bizarre que cela puisse paraître, l'Olipanda se gonfla comme un ballon. Si si ! Ses énormes pattes devinrent aussi boudinées que s'il était obèse et son ventre qui laissait pourtant deviner des mois de privation se mit à enfler... enfler. Si bien qu'il se retrouva tout rond avec quatre petits boudins – ses pattes – de part et d'autre de son corps volumineux. Il gonflait les joues comme un hamster et ses yeux semblaient sur le point de sortir de ses orbites. Kallistrat lâcha prise et regarda d'un air un peu étonné la créature s'élever dans les airs et rebondir contre le plafond. Il pencha la tête sur le côté... ouah ! Impressionnant d'efficacité ! Et puis sans se poser d'avantage de question, il alla ramasser ses cordes qu'il avait laissé tomber à l'entrée de la grande salle et attacha l'une d'elles à une patte au hasard. Ensuite...? Et bien ensuite il se dirigea vers la sortie en tirant sa victime derrière lui. Seulement il avait beaucoup marché pour venir jusqu'ici et il ne se souvenait pas bien du chemin. Au bout d'un moment, il s'arrêta pour humer l'air nauséabond des galeries. Il était à la recherche d'un courant frais susceptible de lui indiquer la sortie. Par là ! Il s'y engagea sans hésiter, et sans même vérifier si Hilde le suivait. M'enfin normalement, il ne devait pas être loin. Ses crochets étaient toujours agrippés aux poils de l'Olipanda volant. Lorsqu'ils furent en vue du seau au bout de sa corde, Kallistrat eut un soupir soulagé. Cette mission, vraiment...

L'extrémité de la corde qui tractait à l'Olipanda serrée entre les deux, il glissa l'une de ses grosses paluches dans le seau et s'accrocha des deux mains avant de secouer un peu le filin qui le reliait à la surface.

« 'ayé, 'ous pou'ez 'ous 'emon'ez 'aintenant. »

Aussitôt, le seau se mit en mouvement et remonta lentement. Kallistrat attrapa Hilde par le bras histoire de ne pas le laisser au fond et fut surpris, non seulement par son étonnante légèreté, mais aussi parce que son bras n'offrait aucune résistance et qu'il se déforma sous sa prise. Il n'avait pas d'os ? Il était vraiment bizarre... mais plus bizarre que tout ce qu'ils avaient vécu jusqu'à maintenant, il n'était pas sûr de trouver. Alors il ne releva pas et garda le silence. De toute façon, la corde dans sa bouche l'empêchait de parler. Une fois dehors, ils furent accueillis par un tonnerre d'applaudissements qui vrillèrent les tympans du chaton. Manifestement, ils étaient heureux de voir l'animal enfin extirpé de leurs sous-sols. Kallistrat lui, ne fut pas mécontent de remettre les pattes sur le plancher des vaches. Enfin, façon de parler, étant donné que Main'l était une île volante et qu'il ne s'y trouvait aucune vache... des vaches volantes à la rigueur ? Il n'était plus à une bizarrerie près. Un homme – probablement celui qui avait crié d'après sa voix – lui expliqua qu'ils avaient passé les derniers mois à jeter des boulettes de viande remplies de jus de Dragonflable dans le puits. En les mangeant, l'Olipanda avait donc hérité de cette capacité inattendue à se gonfler... mais pas de lui-même. D'où l'intervention peu glorieuse de Kallistrat dans l'histoire. Il demanda même qui avait soufflé mais ravala sa question en croisant le regard noir du Chertan. Chaton se secoua les puces une seconde et lâcha Hilde (il avait oublié qu'il le tenait toujours) avant de se diriger d'un pas résolu vers l'extrémité de l'île. Il traversa la foule, immense chaton traînant son Olipanda un peu au dessus de lui comme un gamin traînant son ballon dans une fête foraine. D'ailleurs, il lui semblait que la créature volait moins haut. Sans doute qu'elle commençait à se dégonfler...

En chemin, il ramassa une pierre de la taille d'un ballon de basket et l'attacha soigneusement au bout de sa corde. Ensuite, il se dirigea vers le bord du précipice, avisa le désert qui s'étalait en bas et... jeta la pierre ! Elle fit une chute vertigineuse, entraînant l'Olipanda à sa suite. Il y eut un grand nuage de sable, puis plus rien. Kallistrat se redressa.

« Et bien et bien... c'est ce que j'appelle une équipe qui gagne. » Le gratifia frère Toc qui l'avait suivit.

Kallistrat se retourna.

« Quand il aura dégonflé, on s'en servira pour rentrer à Entre-Monde. Maintenant, les griffes. » Fit-il en tendant la main.

L'homme de foi lui sourit et déposa les griffes dans l'immense paume du chaton. Ah. Pas trop tôt ! Il n'avait plus qu'à rentrer. Devrait-il attendre Hilde ? Hum...

« Hilde ! On y va ! »

Oui parce que bon... le désert, les scorpions, les catapultes et les trous d'balle, il commençait à en avoir plein les pattes !