À la faveur de la nuit [PV Adam]

Tern, ses gratte-ciels vertigineux, ses artères goudronnées, ses chantiers hérissés de grues, ses allées encombrées… Un quartier dont Rie aimait jusqu'à la rumeur vrombissante des transports, jusqu'au ciel démesuré et bas, convulsé de nuées en débandade.

L'humaine l'arpentait lors de ses jours de repos. Ce n'était guère que les seules occasions où elle émergeait des Fumeroles, délaissant un clair-obscur incertain pour braver l'éclat cru du jour. L'humaine s'adonnait alors à des activités peu ou prou désuètes, condamnée au désœuvrement. Être en congé ne la comblait pas de ravissement. Rie était de ces personnes qui vivaient pour leur travail, et se claquemuraient dans une existence insipide en dehors.

Par cette soirée encombrée de volutes de fumée délétères, l'humaine était arc-boutée au comptoir d'un bar, installée sur un haut tabouret. Un verre à demi empli d'une liqueur ambrée lui faisait face. Rie avança une main couturée et s'en empara avec fermeté. Le spiritueux dévala son œsophage, charriant la chaleur âcre de l'alcool dans tout son corps. L'humaine se perdit à nouveau dans une contemplation aveugle.

Plus que jamais, l'indécision la tenaillait. Cela faisait un moment que Rie projetait de s'enrôler à bord du Fenrir, mais pouvait-elle se l'accorder, au regard de la situation présente? Les êtres de feu avaient engendré dans leur sillage une profusion de désastres, ébranlant tout l'Entre-Monde. Le bilan avait été funeste, et accompagné d'amères retombées. Surcharge des hôpitaux, pénurie de personnel soignant… On requérait sans conteste son aide au Sanctuaire des Braves, et partir reviendrait à se dérober. D'une traite, Rie écopa son verre, qui regagna l'accoudoir dans un bruit mat.

" Un autre verre, s'il vous plaît " s'avisa-t-elle auprès du tenancier du bar, tandis qu'elle portait le corps effilé d'une cigarette à ses lèvres.

Tern... Un quartier qui n'avait de "terne" que le nom. Le plus moderne des quartiers de l'Entre-Monde, avec Cerclon devant, tout de même. C'était aussi les deux seuls quartiers où notre cher Adam se sentait à sa place. Entre les quartiers médiévaux et pourris de magie, c'était dur de trouver sa place pour une innocente machine intelligente. Au moins ici, c'était pas le seul. Ce soir Adam revenait du "boulot". Il avait essayé d'avoir un boulot "normal" entre deux trucidages de monstres, et s'était retrouvé chez un pharmacien. Manque de bol, Adam est assez gauche dans ses mouvements, et il a envoyé voler plusieurs dizaines de boîtes de médocs et de fioles en tout genre, provoquant a juste colère du gérant local. Il a quand même fini sa journée, avec pour ordre express de jamais revenir... Il n'allait pas se faire prier.

Après être rentré dans.. Ah bah non, il a pas de maison, il dort jamais, il mange jamais, il doit jamais et il a pas de copine, pourquoi aurait-il une maison d'ailleurs ? Il préférait nettement squatter sa vie aux bars, écouter les gens parler de choses de leurs vies, de leur tracas d'êtres vivants... Le seul tracas qu'avait Adam, lui, c'est sa maladresse et son manque de thunes. Il songeait d'ailleurs à retourner chasser les streu-mon, sinon il allait se retrouver sur la paille, les maintenances coûtent plutôt cher... Mais ce soir, il avait autre chose en tête. C'était pas pour rien s'il avait emporté "communiquer pour les nuls" avant de partir ! Il comptait bien ré-apprendre à parler aux gens ! Il sortit donc le petit manuel, chapitre "Le bar". Adam lut consciencieusement le livre :

"Quand vous êtes dans un bar, aller au compotir permet d'attirer un peu l'attention, et donc d'inviter les gens au dialogue"

Adam, son absence de nez dans le bouquin, parti donc s'asseir au comptoir, et continua à lire.

"Maintenant que vous êtes assis, regardez autour de vous (il regarde autour de lui), n'y a-t-il personne d'autres que vous au bar , Si tel est le cas, allez donc lui parler !". En effet, une jeune femme était assise à côté de lui. Pas vraiment le style jeune fille en fleur, mais Adam ne s'intéressait plus aux files toutes façons, il avait rien à perdre. D'une voix métallique et hésitante, il récita une phrase qu'il avait apprise par coeur avec un jeu d'acteur disons... Inexistant.

-Bonjour madame... Oiselle, Que venez-vous... Faire ici chez vos parents ? Ce crétin avait mélangé, donnant une phrase saccadée et inutile, mais il semblait ne pas s'en rendre compte, tournant son masque (que l'on pourrait vaguement appeler "visage") vers la jeune femme.

À l'entente de cette phrase aux intonations gutturales, saccadée et quelque peu incongrue, Rie fut prise au dépourvue. L'espace d'un soupir, elle demeura interdite face à masque aveugle d'acier. Puis, l'ivresse aidant, son visage anguleux et émacié de fatigue se fendit d'un sourire, qui glissa peu à peu vers un rire feutré.

" Pas facile d'être un androïde... n'est-ce pas? "

Sans l'ombre d'un soupçon, Rie était éméchée. Ses pensées jaillissaient de ses lèvres sans crier gare, avec une aisance nouvelle. Elle d'ordinaire si laconique, s'enhardissait à livrer ses réflexions intérieures. Réflexions quelque peu gangrénées par les affres conjuguées de la fatigue et de l'alcool.

Mais toutes les digues n'avaient pas été rompues. Bien qu'enivrée, Rie conservait un semblant de clairvoyance et de discipline. L'humaine lorgna subrepticement son interlocuteur tandis qu'elle tirait une latte. Ce colosse bardé d'acier irradiait une force brute, qui imposait sans conteste le respect. A contrario des êtres de chair et de sang, Rie ne jouissait d'aucune emprise sur ces technologies, et cette impuissance n'était pas sans engendrer frustration. Son malaise fut davantage attisé par le faciès de l'homoncule : Un visage d'acier pur et lisse, entièrement hermétique.

Sans mot dire, Rie abattit sa cigarette dans le cendrier échu à cet effet avant de s'aviser d'une nouvelle gorgée de son spiritueux. L'impact du verre sur le comptoir se fit lointain tandis qu'elle l'y abandonnait.

" Et vous, que venez vous faire ici ? " s'enquit-elle auprès du colosse d'acier, l'ombre d'un sourire en écho.