[Cerclon] Le Laboratoire Telasem

Le quartier de Cerclon s'assombrit et prend son habituelle animation de début de soirée. Alors que les cinémas, les bars et les restaurants se peuplent, les immeubles de la zone industrielle n'affichent que quelques fenêtres allumées. C'est en laissant derrière moi le brouhaha des fêtards de nuit que je me dirige vers le silence des usines et des labos endormis. C'est là que se trouve le bâtiment qui me sert de maison. À se demander si c'est réellement une habitation. J'entre donc, avec beaucoup de difficulté dû à cette foutue porte et son problème d'épaisseur. Jetant mon sac dans le couloir de l'entrée, j’entends avec la même monotonie cet accueil habituelle à travers une voix métallique.

- Bonsoir Andréa. Tu rentres tard ce soir.

Autant pour moi, il a changé sa formulation aujourd'hui. Ce cyborg en costard et à la coiffure blonde et gominée, aux allures de parfait gentleman à boulons - pour ne pas dire douteux - et maniéré, c'est mon colocataire. De son petit nom "E-102 Domestic Equipment to Maintain Order". Comprenez pourquoi je ne me fais pas ch**r et l'appelle Demo.

- Salut.

Sans même lui adresser un regard, je me rends sans plus attendre dans la salle de bain pour me débarrasser de ce foutu tailleur. Demo reste planté dans le petit espace qui nous sert de cuisine ouverte, fouet de cuisine à la main.

- Ce n'est pas dans tes habitudes de rentrer à une heure tardive. Il s'est passé quelque chose ?

Le loquet de la porte se ferme violemment. Arrachant presque mes vêtements et ma coiffure, je profite de mon très court instant d'intimité pour une bon bain bien méritée. Tout est trop simpliste et propre dans cette étrange habitation. Sol blanc, murs blancs. Heureusement que des meubles noirs sont là pour contraster, c'est un coup à se détruire les yeux, déjà que je porte des lunettes ... Seule la baignoire est spécialement aménagé pour moi. Une idée de Demo pour me faciliter la vie à cause de ma transformation au contact de l'eau.

Je quitte la pièce, lavée et affublée d'un pyjama trop grand pour moi, laissant la couleur de ma peau naturelle revenir sur mon visage. Je rejoins Demo qui vient de finir de préparer le repas, les couverts placés, m'invitant à mettre les pieds sous la table.

- Tout va bien, Andréa ?

Insistant le robot ... Je relève les lunettes sur mon nez et lui adresse un semblant de sourire, plongeant mon regard dans ces yeux bioniques aux reflets rouges.

- Mon entretien à la Caserne. Le trajet m'a prit plus de temps que prévu.

- Et l'entretien fut concluant ?

Il me sourit chaleureusement, à en faire fondre le mien. Lâchant un soupir, je picote du bout de ma fourchette le plat qu'il vient tout juste de me servir.

- Franchement ... j'en sais rien. Déjà le gars était à la bourre et il n'a fait aucun commen-

Je sursaute de dix mètres quand la jambe de Demo se tend brusquement vers le haut et s'affole, à en faire dégringoler la table et tout ce qu'il y avait dessus. Elle se met à tourner sur elle-même dans un sens dans lequel aucune articulation d'humanoïde normalement constitué puisse faire.

- B*rdel !

Le cyborg secoue les bras dans un vaine tentative de se calmer et je me précipite derrière lui, le forçant à se lever de sa chaise. Très dur quand la personne fait plus de cent kilos avec une carlingue pareille.

- Viens vite au labo.

Se levant à cloche-pied et avec ma force de mouche en guise de support, Demo ne me quitte pas d'une semelle, sa jambe continuant son tour de manège dans un bruit robotique en rythme et insupportable à la longue. Nous passons dans ma chambre, là où il ne peut s'empêcher une remarque.

- Je t'ai dit bon nombre de fois de ranger ton linge qui traîne par terre.

- Ferme-là !

Je mets presque un coup d'épaule dans une énième porte donnant sur ce que j'appelle affectueusement auprès de mes hôtes l'atelier "Touche à ton c*l".

Je laisse la conserve géante s'asseoir sur le "lit d'hôpital" et lui enlève de force sa veste et sa chemise. Son corps métallique étrangement sculpté comme celui d'un dieu recèle bien des merveilles. Et oui, je parle bien des matériaux et des circuits qui le compose. Vous pensiez à quoi ? Par habitude, je trifouille le panneau dans son dos pour désactiver la partie inférieur de son corps.

- Maintenant, laisse moi regarder.

Plongée dans mon auscultation, je suis muette comme une carpe. Dans un silence pesant, je bidouille les moindres fils et autres composants de sa cuisse pour corriger le bug de Demo une bonne fois pour toute, ça m'évitera d'avoir de nouveau une crise cardiaque. Mais ce silence est brisé par sa voix grésillante.

- Tu travailles toujours sur ton filtre ?

Il pointe du doigt tout le matériel de chimie qui envahit le plan de travail derrière moi. En particulier, un flacon dans lequel repose un liquide rosé. Sans même tourner la tête, je sais que c'est ce flacon qu'il désigne. Je remonte mes lunettes.

- Oui.

Un ancien "faiseur de miracle" - embobineur de touriste dans mon jargon - m'a expliqué qu'avec quelques ingrédients et des manipulations précautionneuses, il était tout à fait possible de créer un filtre d'amour. Ne croyant pas à ses co***ries, je lui ai ri au nez. Jusqu'à ce qu'il me demande "Qu'est ce qui vous prouve que c'est faux ?". J'ai prit cette question comme un défi. Le vieillard m'a donc donné la recette. Là ou mon leitmotiv est de prouver que ce sale vieux est un p**ain de charlatan, Demo se fait des idées en se disant que je veux me trouver quelqu'un. Ça fait bien trop longtemps que j'ai renoncé à l'idée.

Et ces souvenirs écœurants qui surgissent de nouveau dans ma tête baissée.

Je sens alors une main froide se plonger dans mes cheveux, dans une tendre caresse, à l'arrière de mon crâne.

- Ne t'inquiète pas. Tu ne resteras pas seule éternellement.

Je remonte mes lunettes, cachant mes larmes aux yeux du cyborg.

- Tais-toi, s'il te plaît.