On vous la livre où, votre baleine ?

Voler, ça le connaissait. Mais voler dans une baleine, de surcroît à moitié mécanique, il aimait à croire que ça en aurait étonné plus d'un.

Puisqu'Uriko et ses coussinets de fée les avaient largués à Aohane, Uriel en avait été quitte pour travailler de concert avec Wergeld et Ayame au déchiffrement du tableau de commande. A défaut de comprendre ce qu'ils faisaient avant d'utiliser les manettes, ce qui aurait été un bonus appréciable, ils avaient au moins réussi à ne pas se tuer... Et accessoirement, ils avaient découvert que leur nouvelle amie savait voler.

Bon, leur premier vol avait fait tomber une bonne averse sur Aohane le temps que l'eau de mer cesse de glisser du dos de leur baleine, mais rien n'avait été rasé ; Uriel considérait donc que le décollage avait été un succès total. Et entre le responsable de la Zone Extérieure et les connaissances aériennes d'Uriel, ils avaient eu tôt fait de retrouver le chemin de l'Entre-Monde. L'atterrissage sur la Res Publica de K'ouen, par contre... ouais, c'était pas encore ça. La baleine faillit s'écraser dans un bâtiment, émit un long cri de protestation, et décida finalement de se poser toute seule comme une grande. Pas mal, la direction assistée.

Ceci étant dit, il y avait quelque chose de très vexant à voler sans utiliser ses propres ailes, aussi Uriel se dépêcha-t-il de passer dans le sas. Il déboucha dans la gueule de la baleine, ce qui était une expérience assez déconcertante... mais elle eut l'amabilité d'ouvrir grand la bouche pour le laisser sortir. Il sauta au sol et fit un signe de la main jovial aux gardes de K'ouen déconcertés.

La baleine émit un petit cri interrogateur. Uriel se tourna vers elle et vit que ses petits yeux étaient rivés sur lui. Il frotta la peau caoutchouteuse et ses paupières se fermèrent de contentement.

"Hé, c'était sympa de te rencontrer. On se reverra sûrement."

Il se sentait un peu bête de parler à cette grande bestiole. Est-ce qu'elle le comprenait, au moins ? Le cétacé rouvrit un œil malicieux et émit un cri qui ressemblait curieusement à un accès de hoquet.

Ah, ok, la baleine avait le sens de l'humour... Normal.

Il faut le voire pour le croire. Une baleine de quarante mètres de long qui traverse sans souci le bouclier de Cerclon, soit ils étaient prévenus qu'on allait chasser une baleine, soit elle a des options cachées. Ayame était parti faire un tour en salle des machines et quand la créature ronronnait on savait qu'il lui disait des mots doux à sa façon. J'ai toujours dit que cet elfe avait des côtés étranges... Très étranges même.
Atterrissage en deux temps sur K'ouen, Uriel avait disparu et moi... Je regardais depuis le vitre les gardes bouches bées qui ne savaient s'ils devaient accourir ou surtout rester à distance.

N'ayant pas d'ailes je suis sorti par la porte, la nageoire faisait l'effet d'un toboggan, mais comme c'était bon d'avoir les pieds sur un vrai plancher.

-Si tu continues l'aventure avec moi, tu l'as reverra très vite, fis-je en le dépassant. Viens, j'ai des choses pour toi.

Henrir bouscula les gardes tétanisés, pas effrayé par la créature, il me jeta en pleine tête une serviette. J'ai oublié que le sel et l'eau avait séché... Et je n'ai pas de peigne dans mes affaires. Il en donna une à Uriel avec un sourire reconnaissant. Reconnaissant de m'avoir ramené en un seul morceau ou reconnaissant de ne pas vouloir me tuer ?
Il nous accompagna dans les couloirs et en ouvrant la porte du bureau Aya arrivait tout essoufflé :

-Ciel est d'accord pour nous aider à ramener l'une des îles volantes non utilisée de la zone du dehors, mais Cerclon refuse de laisser passer une autre île.
-On a l'île, ne reste qu'à convaincre Cerclon, tu t'y colles.

Si c'est moi je vais encore déclencher une guerre...
Je me glissais avec bonheur derrière mon bureau, il était mal rangé et déjà couvert de rapports en attente, je repoussais tout sur un côté et me contentais d'ouvrir un tiroir. Un titre de perçant dans les mains je l'avançais vers Uriel.

-Parmi l'équipement que je t'ai fourni tu peux choisir de conserver l'un d'eux. Tu recevras quatre-vingt pims sur ton compte dès que j'aurais signé l'ordre de paiement. Et si jamais tu as besoin de quoique ce soit d'autre, il te suffira de me trouver.

Je réfléchissais, un secrétaire en voyant que je ne me souvenais pas de ce qui manquait ajouta :

-Votre titre de perçant vous donne accès à Mirinar. Vous êtes deux dans tout l'Entre-Monde à avoir ce privilège.

Pour un messager c'est plutôt une bonne nouvelle. Il est le seul qu'on puisse contacter pour communiquer avec l'île et les gens qui s'y installent (des soldats, des scientifiques actuellement)...

-Si tu veux rester, tu peux. J'ai des chambres de libres et pas assez de travail pour tout le personnel de maison.

J'étouffais un bâillement.

-Je pense organiser l'expédition pour la zone inconnue dans quelques semaines, tu voudrais en être ?

Une serviette... Bon, mieux valait tard que jamais, même s'il était déjà presque sec. Ses cheveux allaient souffrir, avec tout ce sel incrusté, sans parler des nœuds... Avec un dernier signe de main à la baleine, il se hâta derrière K'ouen. Quelqu'un avait mentionné des trucs pour lui ? Il attendit placidement pendant que Wergeld réglait quelques détails - ils allaient carrément ramener une nouvelle île pour la baleine ? la classe - puis entra et se laissa tomber avec délectation dans un fauteuil. C'était presque la même scène que la veille, Uriko en moins... et l'heure de la paie en plus !

Il arracha presque le titre de perçant des mains de Wergeld et essaya de ne pas visiblement saliver. Wouhou ! Ce titre, pour un messager, c'était déjà l'outil de travail ultime... mais alors en plus, un accès presque exclusif à Mirinar ? Il avait beau n'avoir aucune envie de retourner sur cette maudite île, rien que pour le principe, c'était le Nirvana des livreurs. Il se reprit vite.

"Je vais garder Oxygène" dit-il en sortant les titres de sa poche.

Il posa les deux autres sur le bureau de K'ouen. Zelva aurait pu être utile aussi, mais il n'aimait pas l'idée d'un nombre d'utilisations limitées... Et il rêvait de pouvoir un jour supporter à nouveau les faibles pressions de la haute altitude. Ces vols surnaturels lui manquaient.

"Euh, merci, mais non merci" répondit-il à l'offre de logement qui suivit. "C'est sympa, mais je vais rentrer chez moi."

Vérifier que son appart n'avait pas été vandalisé, tout ça... Et puis, il se voyait mal rester dans un endroit où grouillaient tant d'humains si ce n'était pas nécessaire, ça finirait par réveiller ses pulsions de meurtres et de destruction. Ceci dit, savoir qu'il connaissait quelqu'un en haut lieu qui soit bien disposé envers sa personne était toujours une bonne nouvelle. Il avait bien fait de rester jusqu'au bout, tiens.

"Dans quelques semaines ?" fit-il, réfléchissant. "Ouais, si je ne suis pas occupé ailleurs ça m'intéresse. Enfin, j'espère qu'il n'y aura pas d'autres bestioles mangeuses d'hommes, tout ça, mais au pire d'ici là mon aile sera guérie, je pourrai vous laisser vous débrouiller tout seul."

Et ça, dit avec un sourire Colgate. Mais il ne fallait pas croire, il était vraiment intéressé ; en dehors des nouvelles opportunités d'affaires, il y avait quelque chose de vexant à être restreint à une si petite partie du ciel quand on avait autrefois sillonné celui de tout un monde.

Croisant les mains sur mon ventre je m'enfonçais dans mon fauteuil, un secrétaire se leva prêt à raccompagner Uriel vers la sortie.

-Tu seras vite crédité de ta prime dans ce cas.

Ayame revint l'air épuisé et tout particulièrement contrarié. Il failli renverser le fameux secrétaire qui attendait prêt de la porte. Sans une excuse il se faufila derrière son bureau et commença à feuilleter on ne sait quel livre d'intérêt capital. A tel point qu'il nous avait tous ignoré. Mon fidèle capitaine absorbé dans son travail, je me levais à mon tour et en tendant une main à l'ange :

-Je te tiendrais au courant pour la prochaine quête. En revanche, je ne peux pas garantir que la zone inconnue sera moins dangereuse que nos récentes aventures... Au contraire. Mais ce sera bien payé, mais aussi beaucoup plus long.

On ouvrit la porte et pour la seconde fois en quelques minutes le garçon failli tomber à la renverse, le nez aplati par la porte. Henrir dans tous ses états me lançais ce regard qui en disait long sur les affaires internes : une baleine géante faisant des tours au dessus du bâtiment, des paparazzis mitraillant tout ce qui bouge (la baleine étant immanquable quoique un peu grande pour l'objectif) et évidemment le problème n°1, un colocataire encombrant qui revenait tout juste de mission lui aussi... Pauvre majordome, la vie est dure dans mon palais.

-A bientôt Uriel !

Cette fois, le secrétaire se massant l'arrête du nez invita l'ange à le suivre sans plus tarder, on ne sait jamais, quelqu'un d'autre pourrait espérer se masser dans le bureau... Ayame le suivi aussitôt, retournant à un autre service pour une histoire de réquisition d'une île qui exigerait la réduction du bouclier de Cerclon le temps qu'elle rejoigne le parc des Res publica...
Il faut bien lui trouver une niche à notre baleine, on ne va pas la remettre à l'eau tout de suite, le temps de lui intégrer quelques technologies de pistages et d'appel, et peut-être rénover le confort à l'intérieur par la même occasion...

Pour ma part, c'est l'heure de dévorer un sanglier et de boire mon poids en alcool, vautré dans un plaisir sans conséquence fâcheuse...

"Prime"... Oh, mais que ce mot résonnait plaisamment à ses oreilles ! Uriel se leva et serra la main de Wergeld avec un grand sourire satisfait.

"Ok, à dans quelques semaines, alors."

Au pire, il avait le temps de changer d'avis d'ici là, si son bon sens profitait de son retour temporaire à une vie moins dangereuse pour venir lui rendre visite. Pendant ce temps, rien ne l'empêchait de rêver à ces quelques mots de K'ouen : "ce sera bien payé".

"Tchao !"

Tournant les talons, il emboîta le pas au majordome nerveux et essaya de ne rentrer dans aucun des employés agités qui sillonnaient cette partie de la Res Publica. Apparemment, c'était pas tous les jours de tout repos de bosser sur K'ouen.

En attendant, il avait bien besoin d'un bain, de trouver quelqu'un qui sache soulager son aile, et ensuite il pourrait envisager de fêter son retour en un seul morceau en se payant un repas pantagruélique qui engloutirait le quart de sa prime.