Le poulet qui chassait un loup [PV Aliénor]

L'eau des canaux reflétait le gris du ciel. Ç'aurait pu être une journée morose si Northrives n'avait pas été pareil à lui-même, débordant de couleurs, de fleurs au balcon et de la bonne humeur de ses habitants. Uriel survolait les gondoles, ses grandes ailes frôlant presque les façades décorées des maisons de part et d'autre. Il ralentit en arrivant à un embranchement, hésita un instant, puis donna un coup d’aile pour s'engager à droite.

Il était sûr d'avoir vu un grand loup à la fourrure sombre quand il était passé au-dessus des toits deux minutes plus tôt, mais le temps qu'il réalise, fasse demi-tour et perde de l'altitude, la créature semblait avoir disparu. C'était bien sa veine ! Avec toutes les rumeurs qui circulaient sur la présence du Dieu Loup dans le quartier, le Canard Boîteux aurait sans doute donné cher pour un article en bonne et due forme ! (Et puis en plus, bon, Uriel s'intéressait aux Dieux de l'Entre-Monde, quoi... C'était pas le Dieu de son monde natal qui prendrait forme physique, ha ! Il était au-dessus de tout ça, voyons...)

Son aile droite, pas encore tout à fait guérie depuis Mirinar, commençait à protester. Grommelant, il manœuvra pour se poser sur un trottoir. Il touchait gracieusement terre quand une troupe d'enfants dévala la rue juste devant lui, riant et criant, et lui fit perdre l'équilibre.

"Hé là !" s'écria-t-il, battant des bras.

Il aurait suffi d'un coup d'aile pour le tirer d'affaire, mais il s'y prit trop brusquement et une crampe saisit violemment son aile faible. Il se sentit basculer en arrière, impuissant.

Spoiler:

Uriel en était encore à réaliser qu'il était tombé sur quelqu'un - et pas dans le canal, ce dont il avait vraiment eu la frousse pendant un moment : c'était quasiment impossible de voler avec des plumes mouillées - quand une voix féminine lui adressa la parole. Il voulut tourner la tête pour voir son interlocutrice et s'aperçut, d'abord qu'il était à moitié allongé sur elle, et ensuite qu'elle se mangeait ses plumes.

"Holàlà, pardon !" s'exclama-t-il en refermant ses ailes contre ses bras pour lui donner un peu d'espace.

Il fut moins empressé à se relever, par contre, d'abord parce que c'était pas tous les jours qu'il se retrouvait dans ce genre de position avec une jeune femme et qu'il n'était pas vraiment du genre à ne pas profiter de la situation, et ensuite parce que de toute façon, il savait que s'extirper du sol quand ses ailes étaient sorties, c'était l'enfer. Mais quand elle lui conseilla de but en blanc d'aller se faire soigner, il prit la mouche. Qu'est-ce que ça voulait dire, ça ? C'était une manière de le traiter de pervers ? Il était juste un mâle normalement constitué, merci bien !

"Non mais !" s'offusqua-t-il en essayant de se hisser en avant sans marcher sur ses plumes. "Je suis censé le prendre comment, ça ? Restez polie, madame !"

Ses ailes le tiraient vers l'arrière, mais il parvint à se hisser à genoux avec un long grognement qui n'aurait pas été déplacé chez un déménageur soulevant une armoire. Il se retourna pour darder un regard sceptique vers la jeune femme. Zut, elle avait l'air humain. Pas sa race préférée. Mais bon, elle était aussi jeune que le laissait présager sa voix, et jolie en plus. On va dire qu'il lui pardonnait.

"Vous n'avez pas l'air bien du tout" réalisa-t-il en plissant les yeux pour l'examiner. "Désolé, je vous ai fait mal ?"

Il se hissa debout et tendit la main pour l'aider à se relever. Son aile le lançait toujours et pendait un peu plus bas que l'autre, mais la crampe était passée.

Non mais ! Poulet géant ?! Alors là, il y en avait qui ne manquaient pas de culot ! Ses ailes n'avaient rien des appendices courtauds et inutiles d'un gallinacée, madame ! Non, elles étaient longues et élégantes, taillées pour le vol, nettoyées tous les jours avec un linge propre et beaucoup de soins ! Ah mais ! Poulet géant, et puis quoi encore !

Pendant qu'il s'étouffait silencieusement de rage et essayait de ne pas étrangler la garce, raide comme un poteau, sa main était restée tendue et la jeune fille finit par la prendre. Il ne l'aida que parce qu'elle avait l'air de se repentir et croisa les bras pour entendre ses excuses. Il aurait eu l'air très digne dans sa colère s'il n'avait pas été aussi rouge que la crête d'un coq. L'indignation disparut peu à peu de son langage corporel pour laisser place à la confusion.

"Uriel" répondit-il poliment. "Et moi, oui, ça va très bien... Oh, vous parlez de ça ?" fit-il en désignant son aile du pouce.

Quoi, il était tombé sur une empathe ? Eh bien, c'était bien sa veine. Les gens qui en percevaient plus que la moyenne, ça l'agaçait. On n'était jamais sûr de ce qui restait dans la sphère du privé, avec ceux-là. "Elle est jolie" se rappela-t-il. "Ne vexe pas les jolies filles, on ne sait jamais combien de prétendants peuvent te tomber dessus, après." Il avait déjà eu assez de problèmes de ce genre dans son ancien monde. Les héros amoureux, c'était les pires.

"Ça va, c'est juste l'articulation qui s'est mangé un coup il y a quelques semaines et qui prend son temps pour guérir. A cause de ces sales mioches, je suis bon pour rentrer à pied et remettre mes bandages quelques jours."

Il jeta un oeil mauvais aux alentours comme s'il espérait retrouver les enfants en question et leur apprendre une bonne leçon.

"Ceux-là, si je les chope..." marmonna-t-il entre ses dents.

Spoiler:

Si ça lui disait de ne pas rentrer à pied ? Un peu, oui ! Enfin, sauf si ça devait lui coûter de l'argent... Non, non ! Il ne fallait pas qu'il lésine sur les dépenses de santé, surtout quand ça touchait à son outil de travail, c'était du bon sens. En plus la fortune lui souriait ces derniers temps, il pouvait se le permettre. Enfin, restait à savoir s'il pouvait faire confiance à Aliénor pour faire du bon boulot, parce qu'elle avait l'air plutôt distrait. Quoi, qu'est-ce qu'elle avait contre les anges ?

"Ma foi, j'avoue..." commença-t-il, hésitant encore.

Puis Aliénor transforma l'affaire en une excuse officielle, et son avis fut fait. Si elle le prenait comme ça, ça voulait dire que ce serait gratuit ! Et Uriel adorait tout ce qui était gratuit. Il eut un sourire Colgate, mais avant qu'il ne puisse répondre, l'attention de la guérisseuse fut déviée.

Il aperçut le groupe d'enfants non loin. Encore ces petits démons ! Malgré les paroles d'Aliénor, il ne se laissa nullement attendrir. Que lui importait si le responsable de la douleur dans son aile était un petit d'ange ? Ils n'avaient rien de "semblable", Uriel n'avait jamais eu ni père ni père et n'était pas conçu pour avoir des enfants. Leurs races portaient peut-être le même nom, mais ça ne faisait pas d'eux des congénères.

Il en était là de ses réflexions quand Aliénor le saisit soudain par la main et le tira de côté. Uriel trébucha et s'aperçut avec horreur qu'il se dirigeait droit vers le canal. Emporté par le poids de ses ailes et entraînant la guérisseuse dans sa chute, il tomba à l'eau avec un cri de détresse, sans même voir le spectacle insolite qui passait dans son dos.

Il émergea quelques secondes plus tard, battant des bras en ouvrant de grands yeux affolés, et s'accrocha frénétiquement au rebord du trottoir.

"Nooon" se lamenta-t-il d'un air pathétique. "Pas les plumes mouillées ! C'est pas juste..."

De grands éclats de rire lui firent relever la tête, le regard flamboyant. La troupe de gamins s'était rassemblée un peu plus loin et pointaient Uriel et Aliénor du doigt, pliés en deux de rire.

"Dites donc, bande de sales mioches !" tempêta Uriel d'une voix tonitruante, plus du tout d'humeur conciliante. "Vous voulez rire un peu plus près, que j'en prenne un pour taper sur l'autre ? C'est comme ça que vos mères vous élèvent ?!"

Non, il n'avait jamais vraiment eu beaucoup de patience. Et pour couronner le tout, l'eau qui gorgeait ses ailes les alourdissait et l'articulation commençait à lui faire un mal de chien. Il prit bien soin de ne pas toucher Aliénor.

Uriel attrapa une des mains d'Aliénor avec réticence, peu enthousiaste à l'idée de rester en contact avec une empathe dans ces circonstances. Son autre main agrippait le bord du ponton, mais il sentait bien qu'il avait peu de chance de se hisser seul hors de l'eau. Quant à Aliénor, s'il comptait sur elle pour contrebalancer le poids de ses ailes, il pouvait être sûr que ce serait elle qui finirait à nouveau dans l'eau, fine comme elle l'était. Ouh, en parlant de ça, ses vêtements trempés étaient devenus assez moulants... Joli...

Uriel vit arriver un homme assez costaud qui débitait des trucs plutôt inquiétants.

"Hein ? Quoi, comment ça, "mortelles" ?!" s'exclama-t-il en jetant un regard alarmé à l'eau autour de lui.

C'était juste hypothétique, hein ? Il parlait bien d'hypothermie, n'est-ce pas ? Il lâcha Aliénor pour agripper les deux grandes paluches qui se tendaient vers lui, soudain très pressé de sortir de là. Juste comme il s'apprêtait à tendre les muscles de ses bras pour aider à son sauvetage, il vit passer derrière l'homme et la fameuse Ginette un spectacle pour le moins insolite. Il en résulta qu'il oublia tout à fait ce qu'il était en train de faire et resta là, la bouche ouverte si grand qu'on aurait pu y fourrer tout un paquet de guimauves.

Aux reproches qu'on lui fit, il se contenta de lâcher une main et de tendre un doigt incrédule vers l'énorme loup noir qui trottait en sens inverse du cycliste qu'Aliénor avait vu passer un instant auparavant. Le canidé avait l'air très satisfait, la tête fièrement dressée. Il remarqua l'attroupement sur le ponton et s'arrêta pour observer la scène d'un regard froidement intelligent. Uriel frissonna, et il n'était pas sûr que ce fut à cause de la température de l'eau.

Pendant ce temps, bien que Ginette se fut retournée et eut poussé un cri de surprise, l'homme ne prêtait aucune attention à ce qui se passait derrière lui. Il agrippa des deux mains le bras qu'Uriel lui avait laissé et, comme il aurait hissé un sac de patates, le tira au sec d'un puissant coup de rein. Uriel atterrit à plat ventre, le souffle coupé et ses ailes dégoulinant de vrais seaux d'eau par terre. C'était pas vraiment comme ça qu'il avait espéré paraître devant un dieu.