Parce qu'il faut bien ce défendre! (où pas)

Je l'écoutais et trouvais le but de son entreprise très louable ; refaire face à son passé après dix ans était en sois un acte de réflexion et de courage exemplaire que beaucoup n'oseraient pas. Accoudée sur mon comptoir, je me redressais lorsqu'elle posa la carte sur les planches qui le constituait.

"A combien de jour sommes nous de Trinity d'ici?"

Je levais un sourcil et réfléchis quelques secondes ; Trinity était une ville côtière au sud-sud-ouest de la cité d'Entre-Monde. S'y rendre promettait d'être un voyage intéressant pour la jeune médecin.

"Je dirais que nous sommes à deux bonnes semaines de Trinity, à pied, vous mettrez moins de temps si vous empruntez quelques moyens de transport. Le voyage risque d'être mouvementé, permettez moi de vous indiquer l'itinéraire que je suivrais si j'étais vous."

Je me penchais sur la carte et, à l'aide d'un stylo qui trainait à côté d'un carnet de factures, plaçais indiquait le fleuve Arcos qui traversait Entre-Monde.

"Il y a des navires commerciaux qui remontent l'Arcos jusqu'à Entre-Monde. Vous devriez en prendre un qui retourne vers l'aval jusqu'au confluent avec la rivière Valence. C'est à mon sens le moyen le plus sur et le plus rapide de traverser la forêt d'ing."

Les forêts avaient toujours été un refuge pour les bandits, et Entre-Monde regorgeait de crapules en tout genre, sans parler des curieux animaux que l'on pouvait croiser au détour d'un sentier. Bien à l'abri sur l'une des barges qui sillonnaient l'Arcos, elle ne risquait pas, ou beaucoup moins, de se faire attaquer. Mon stylo glissa jusqu'au lac, passait Ancalime et descendit jusqu'au confluent avec la Valence.

"A ce niveau là, deux routes s'offrent à vous : continuer un peu vers le delta de l'Arcos, ou descendre pour prendre une autre barge remontant vers Loreli, en amont sur la Valence. Dans les deux cas, le but est de sortir de la forêt en bateau et de reprendre les routes de campagne qui vont à Trinity. Peut être aurez vous la chance de croiser un véhicule qui daignera vous faire monter, vous gagnerez ainsi du temps."

Croire qu'une fois sorti de la forêt le voyage serait sans difficultés était une méprise ; si les risques de se faire attaquer était moindres que dans une forêt sombre et à l'abri des regards, ils n'en demeuraient pas moins réels.

"Une fois que vous aurez quitté la rivière, vous en aurez encore pour une bonne semaine de marche si vous décidez de parcourir la plaine à pied. Je ne doute pas de vos compétences, néanmoins je ne puis m'empêcher de vous demander si vous arriverez ?"

Je soulevai un sourcil lorsqu'elle me présenta le bijou qui témoignait de son titre de Perçant. Avec un tel artefact en sa possession, mes conseils de bourlingueuse paraissaient bien inutiles. Je pris une inspiration et souris à la jeune fille.

"Bien sûr, vous auriez tort de perdre du temps, et risquer de perdre autre-chose, lors d'un voyage de plusieurs jours alors que vous avez les moyens de vous rendre sur place quasi instantanément. "

Elle me regardait fixement avec ses yeux mauves ; les qualifier de magnifiques en deviendrait presque narcissique tant ils ressemblaient aux miens, du moins de ce que j'en avais vu dans un miroir. Une idée curieuse me traversa l'esprit ; je savais que c'était impossible, mais il fallait que j'en ai le coeur net. Je m'apprêtais à lui poser ma question lorsqu'elle me vola la parole. Je la lui laissais très volontiers.

"En tout les cas, je vous remercie grandement, en me connaissant pas vous m'avez donnez grand nombre de précieux renseignements. Aurons nous l'occasion de nous revoir? Vivez vous à Entre Monde?"

"Vous êtes venu vous préparer pour un périple et pour une aventure qui peut s'avérer dangereuse ; quelle piètre épicière je ferais si je ne vous avais pas donné les conseils qui vont avec la carte et le matériel d'expédition ? Quant aux autres renseignements... disons que le hasard fait parfois bien les choses."

Je dégageais une petite partie de la table pour y poser mes bras afin de m'appuyer.

"Je n'habite pas ici, ni même sur le sol d'Entre-Monde. Je vis à Ciel. Pour tout vous dire, je ne suis ici que parce qu'un ami m'a demandé de lui rendre ce service ; habituellement, j'organise des combats de gladiateurs au Colisée. Je suis celle qu'on appelle Nix Nivis, la concierge qui vit dans les Arènes. "

Le rôle de concierge n'était pas ma fonction première, mais cela y ressemblait par certains côtés. Appuyée sur mon comptoir, je continuais d'échanger avec Aliénor jusqu'à ce que j'ose lui demander quelque chose qui allait très certainement la laisser perplexe.

"Excusez moi mais, vos yeux... Je veux dire, dans le monde d'où je viens, ceux dont les yeux ont cette couleur ont été exposé à des vents de magie pur. Il est très improbable que vous ayez subit un tel traitement, je ne le vous souhaite d'ailleurs pas, mais... Vos yeux ont-ils toujours été ainsi ?"

Je souriais en pensant qu'il était facile de me coller une étiquette "Elfe" sur le front à cause de mes oreilles. Ce trait morphologique n'est néanmoins pas caractéristique du genre elfique, qu'ils appartiennent à la famille des noirs, des hauts, des marins, des sylvains ou d'autres espèces moins répandues encore ; bien d'autre genres possèdent des oreilles pointues, les Hobbits ou Halflings par exemples. Cependant, Aliénor n'avait pas tort, j'appartenais au genre Elfique. Quant à lui expliquer ce qu'étaient les vents de magie...

"Je ne crois pas que l'on puisse trouver à Entre-Monde un endroit ou l'Aethyr se concentre suffisamment pour que l'on puisse ressentir un vent de magie. Ce lieu est un peu à part. Il y a néanmoins de nombreuses pratiques magiques, ici, toutes aussi différentes qu'utiles. Je vais essayer de vous expliquer ce que mon peuple appelle les vent de magie."

Je me remémorais alors ce que j'avais pu apprendre sur la pratique de la magie des Druchii, sur les maîtres de magie, sur le rituel d'exposition. Je revécus brièvement et non sans un certain déplaisir les souffrances que je dus endurer lors de mon initiation à la magie ; les privations nutritives, les affaiblissement, le froid qui cinglait ma peau dénudée alors que nous étions enchainés à des colonnes de pierre noire au sommet d'une sombre tour, dans les régions les plus septentrionales de Nagarithar. Je clignai plusieurs fois des yeux et revins à la réalité. En face de moi, le regard interrogateur et un peu intrigué d'Aliénor me rappela la discussion que nous avions entamé.

"Mes semblables ne naissent pas avec une aptitude à pratiquer la magie. Seuls les nobles et quelques privilégiés y ont accès. Ces personnes sont alors envoyées tout au nord de notre royaume, là où plus aucun animal ne vit, dans une tour de pierre noire, construite dit-on il y a des milliers d'années. C'est là que l'on expose les nobles aux vents de magie."

Ce petit préambule ne répondait aucunement à la question, mais il m'avait semblé important de lui en parler avant d'aborder le sujet réel de la question. Sans trop y penser, je me mis à joindre les gestes à la parole pour tenter de mieux faire passer cette notion un peu abstraite qu'étaient les vents de magie.

"L'énergie magique dont nous nous servons et que nous nommons Aethyr est présente partout autour de nous ; il y en a en ce moment même, dans cette pièce, partout. Nous ne pouvons la percevoir ni la ressentir en temps normal, c'est un fluide qui circule, tout comme l'air. Et tout comme l'air, il y a des endroit ou la circulation de ce fluide est plus intense qu'à d'autres. Certains endroits sont en permanence balayés par de véritable tornades d'énergie magique, à tel point que l'on peut en sentir les effets sur notre corps, comme lorsqu'on se tient debout face au vent."

Je ne savais pas si la jeune humaine me suivait ou si mes explications n'étaient que noir-parler à ses oreilles. Je lui jetais quelques regards interrogateurs à ce sujet tout en poursuivant mon discours.

"On expose à ces endroits de concentration d'Aethyr de jeunes nobles Druchii pendant des semaines, voirs des mois. Pour certains même, des années. Au bout d'un moment, leur corps est imprégnée d'Aethyr et ils acquièrent la capacité de puiser dans ce fluide magique pour altérer la réalité d'une façon ou d'une autre, avec des sorts, des incantation et j'en passe. C'est ce que nous appelons la magie des Druchii."

Je baissais les yeux et restais songeuse un moment. Si je n'avais pas bénéficié de cette initiation à la magie de par mon statut d'apprenti assassin de la famille Siluvaine, je n'aurais certainement pas pu me venger de cette même famille des années plus tard, ni m'échapper de la citadelle de Cahernas. Finalement, ceux qui m'ont fait endurer cette torture physique et mentale pour me permettre de manipuler l'Aethyr m'ont également sauvé la vie. Je souris en songeant à l'ironie de la situation puis relevais la tête.

"Cependant je doute que l'on vous ait exposé aux vents de magie, dame Aliénor Mireamwen, les candidats à ce genre d'expérience s'en souviennent généralement très bien."

On ne sort jamais indemne d'une expérience comme celle ci. On n'oublie pas la torture. Jamais.

J'en avais appris plus que je ne l'aurais pensé sur la directrice du Sanctuaire des Braves. Gardant ces informations en mémoire, je me redressais, m'étirais le dos et fis le tour du comptoir ; nous avions discuté un moment et j'avais envie de me dégourdir un peu les pattes. Mes talons faisaient un bruit sourd sur le parquet en bois de l'épicerie alors que je raccompagnais Aliénor jusqu'à la porte d'entrée ; je lui souris avant que nous nous séparions.

"Ce fut un plaisir de passer ce moment avec vous, dame Aliénor. J'espère que votre voyage se déroulera aussi bien qu'il le puisse."

Appuyée sur le montant de la porte, je regardais la fille d'Arthur Mireamwen prendre la route accompagnée par quelques feuilles mortes virevoltant dans la brise ; e repensais à ce qu'elle m'avait dit en partant.

"Une coïncidence n'est qu'une explication qui attend son heure" murmurais-je pour moi même. "Je ne crois pas au hasard."

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