Vagabondage parmi les canaux

Les paroles de la jeune femme touchèrent l'ange tandis que son sourire continuait de lui voler les paroles de la bouche, comme s'il empêchait une réponse avant même que les paroles soient prononcées. Mais bien qu'il trouvât ça embarrassant, il appréciait la voir sourire.
Le bombardement de gouttes cessait progressivement, et si l'attaque du ciel contre la terre s'arrêtait, peut-être les négociations concernant l'occupation ou non du ciel par les nuages allaient elles permettre à la lune d'apparaitre. Il leva les yeux au ciel, mais Aliénor lui prit la main et l'entraina à sa suite, sans autre explication qu'un "Viens..." mystérieux. Il trotta derrière elle, amusé. Peut-être que si quelqu'un les avait vus courir ainsi, il aurait pu penser à deux enfants en train de s'amuser, et ce n'était pas totalement faux.
Les paroles d'Aliénor ne cessaient d'attiser sa curiosité, et il regretta un instant de ne pas avoir fait attention au chemin qu'ils avaient emprunté. Mais bon, ça n'aurait pas servi à grand chose puisqu'il aurait fallu qu'il puisse revenir à leur point de départ, ce qu'il n'était pas sûr de pouvoir faire. Lorsqu'il essayait d'y penser, ses pensées se mélangeaient. Le rythme de cette journée avait été si rapide comparé à celui des jours précédents, bien que cette journée ait commencé comme toutes les autres. Mais le mieux était sûrement de ne pas y penser, car, à l'image de l'eau, plus il tentait de les saisir, plus ses pensées lui échappaient.
Les paroles de la jeune femme le firent rire, et sans prendre garde, il faillit trébucher à son tour. Il rit de plus belle et continua à suivre la jeune femme après un pont en bois qui surplombait un canal paisible et vide.
Ils tournèrent encore dans quelques rues étroites munies d'escaliers, puis arrivèrent dans un petit coin de végétation ancré dans les murs et le sol. Un bel arbre trônait au centre, étrangement presque lumineux. Il permettait de voir tout autour de petites fleurs, discrètes mais belles, qui formaient comme un tapis naturel. A la lueur de l'arbre, les minuscules gouttes qui restaient sur les feuilles après la pluie scintillaient et donnaient une impression de paix à cet endroit.
L'ange resta un instant bouche-bée. Si le quartier fleuri ne lui semblait pas être le moins enclin à accueillir la végétation, il était cependant étonné par la présence d'une végétation si étrange et si belle. Aliénor avait du être vraiment heureuse en trouvant ce coin si elle aimait les plantes.
Il la regarda un instant. Bien qu'elle connaisse cet endroit, elle semblait tout aussi fascinée que lui.

"Voilà, mon petit lieu secret. Je l'ai découvert après que je me sois installer, c'est un petit endroit de paradis, comme il en existe beaucoup dans ce quartier mais celui là, il est unique car il y a un Avigaren(*)."

Al crut comprendre que l'Avigaren était l'arbre lumineux. Il brûlait d'envie d'aller le voir de plus près, mais trouvait cela un peu malpoli envers ces plantes. Après tout, si lui était enraciné dans un tel endroit, il n'aimerait pas qu'un curieux vienne l'inspecter ainsi en pleine nuit. Il n'osait pas faire un pas, de peur d'écraser une fleur qu'il n'aurait pas remarquée.
Il fut touché par sa confiance. Peut-être que pour elle, ce n'était pas aussi important que pour lui, mais lui n'aurait pas amené n'importe qui dans son endroit secret, s'il en avait eu un. Aliénor lâcha la main de l'ange. Peut-être que cela signifiait qu'elle l'autorisait à aller plus avant et examiner un peu la végétation. Il avança à pas prudents, comme s'il appréhendait que la nature le rejette de cet endroit sacré. Il caressa une fleur ouverte du doigt, et ressentit qu'elle était "heureuse". Du moins c'était ce qu'il avait identifié comme tel pour un végétal. Il s'approchait de l'arbre en tentant de ne pas en donner l'impression. Il l'examina doucement. Il ressemblait à un arbre normal, avec une écorce lisse, à ceci près qu'il rayonnait. Il ne comprenait pas pourquoi, mais se doutait qu'il y avait une explication, et ne chercha pas à comprendre. C'était un spectacle magnifique, surtout dans la nuit. Mais magnifique d'une manière étrange. Comme un très beau bijou, dont la beauté ne réside pas dans la taille ou dans la présentation mais dans son éclat discret et profond. Il suffisait de le remarquer.

-C'est... Magnifique.

Il avait du mal à trouver d'autres mots. Il ne savait pas non plus où se mettre. Il devait donner un bien amusant spectacle.

- Je leur parle, c'est tout, mais tu sais, pour les entendre, il suffit d'avoir l'esprit ouvert...

Même s'il avait longtemps passé son temps à communiquer ses sentiments au plantes, jamais il n'avait entendu ne serait-ce qu'un murmure. Il toucha une fleur, se vida la tête, et tenta d'ouvrir son esprit. Il pouvait très nettement sentir les sentiments de la plante à travers sa peau, mais aucune parole ne venait. Peut-être qu'il devrait s'entrainer.
Ne sachant trop que dire, il planta son regard dans celui de son amie.

- Cela me touche que tu m'aies montré cet endroit. Pourtant on se connait à peine.

Il avait dit sa dernière phrase avec un sourire et en levant les yeux au ciel, comme s'il parlait autant à elle qu'à lui-même, tout en repensant à ce peu de temps qu'ils avaient partagé.
Soudain, un détail qu'il avait remarqué bien avant lui sauta aux yeux comme étant pour le moins étrange.

- Il y a quelque chose d'étrange. Les fleurs se ferment la nuit, il me semble, comme le soleil n'est plus là. Est-ce la pluie qui a permis à celles-ci de se rouvrir?

Peut-être n'avait-elle pas de réponse.

-Pardonne moi pour ces questions c'est juste que... C'est fascinant.

Il avait dit ça en la regardant. C'était également fascinant de voir comme elle semblait parfaitement s'accorder avec cet endroit. Comme une fleur parmi les fleurs, mais aussi comme une douce lumière dans la nuit. Elle semblait être comme l'Avigaren, dispensant sa lumière sur les autres, comme les soins qu'elle offrait aux malades, réchauffant leur cœur avec un sourire. Al se sentait charmé, à la fois par cet endroit magique, et par cette femme hors du commun d'une bien belle manière.
Certes, son père lui avait souvent reproché de ne voir que le bien chez les autres, ce qui pouvait s'avérer dangereux à Magna. Peut-être en effet qu'il avait toujours pu voir ce qu'il y avait de beau chez les autres, mais il se demandait s'il y avait autre chose à voir chez elle que de la beauté et de la gentillesse.

Les doigts délicats de la jeune femme vinrent doucement rejoindre ceux de l'ange, sans pour autant que celui-ci s'y attendit. Il releva sur elle un visage qu'il sentait malgré lui rougi par l'embarras, et baissa les yeux pour tenter de cacher sa gêne. Il se demanda si ce contact était fortuit ou non. Mais après tout, ils s'étaient déjà tenu la main auparavant. L'ange chassa de sa tête ces questions parasites, et se laissa revenir les pieds sur terre par les paroles de la jeune femme.
Al se sentit plutôt bête. Il avait ouvert son esprit à tout, sauf à l'évidence. Et pourtant c'était une forme de communication à part entière, que lui-même employait à travers son don, qu'utilisaient les plantes pour parler, si ce qu'il avait ressenti avait bien été la parole d'une fleur. En lui-même, il ne pouvait en douter, et cela ajouta à se perception la véritable vie des plantes. Il avait pu les entendre, mais maintenant il pouvait les écouter, et il avait l'impression que, d'une certaine manière, elles pouvaient s'adresser à lui. C'était comme remarquer soudain la présence d'une personne derrière soi, sauf que là, il s'agissait d'une infinité d'être vivants.
Aliénor s'assit sur le sol frais bien que sec. Les plantes avaient du se charger de boire avant leur arrivée. Al n'hésita pas et rejoint son amie sur le sol, et rejeta sa tête en arrière, en observant le ciel. Les nuages semblaient bouger, mais masquaient encore les cieux. Un petit trou dans cette masse nuageuse, indiqué par ses rebords clairs grâce à la lune, donna cependant à l'ange l'espoir de pouvoir apercevoir l'astre nocturne.
Il redescendit sur terre, et écouta avec attention l'explication d'Aliénor sur les "Belles de Nuit". Al ne pouvait s'empêcher d'en caresser un pétale, et le bonheur qu'il ressentait à travers cette fine peau le satisfaisait beaucoup. L'ange se souvint alors en effet, qu'il faisait nuit. Non pas qu'il avait oublié, mais que la nuit était supposée être vouée au repos. Et pourtant, lui ne se sentait pas fatigué. C'était tout à fait reposant, même, de passer ainsi du bon temps en compagnie des fleurs et surtout de cette femme belle et singulière.
Celle-ci semblait presque ailleurs, comme si elle pensait à quelque chose de lointain. Le passé sans doute. Bien qu'il fut très curieux de connaitre celui d'Aliénor, il n'avait pas demandé, pensant que cela serait trop indiscret. Mais elle lui raconta sans qu'il eut à poser la question, comme si elle avait lu dans ses pensées au moment où il avait croisé son regard.
L'ange n'avait jamais voulu émettre d'hypothèses sur le passé de la jeune femme, chaque nouvel élément d'elle qu'il découvrait semblant ne pas s'accorder avec ses suppositions. Mais il devait bien avouer qu'une telle histoire pouvait forger une personne d'une manière dont peu pouvait saisir l'ampleur, lui y compris. Elle avait perdu toute famille, cette famille qu'elle avait jadis aimée et soutenue, et qui, elle, en avait fait de même avant. A part les souvenirs douloureux, rien ne devait plus la relier à son passé, désormais.
Il avait du mal à imaginer ce qu'on devait ressentir à revenir chez soi et trouver sa maison réduite à l'état de gravats fumants. Instinctivement, l'ange serra doucement les doigts de la jeune femme.
Le portrait qu'elle faisait d'elle semblait correspondre à ce qu'il pensait de la jeune femme, pour tout ce qu'il avait pu voir. Et il vit avec bonheur qu'il ne l'avait ni déçue ni mise en colère, car elle n'avait pas déversé ses fureurs sur lui.
Elle se disait humaine, et il devait avouer que si les humains, comme la majorité des êtres doués de conscience, étaient faillibles et pouvaient éprouver du mal à supporter la souffrance, elle au moins, elle avait le courage de tenter de l'affronter ainsi que celle des autres.
Il admirait Aliénor, et ces mots lui brûlaient les lèvres. Il lui sourit et la couva d'un regard de compassion. Elle ne semblait pas vraiment à l'aise d'en parler, et encore une fois, faisait preuve de courage en se dévoilant ainsi. Un voile de tristesse couvrait ses grands iris violets.

- Tu es très noble de coeur, commença l'ange avec franchise. Bien des gens, moi compris, devraient suivre ton exemple. La vie ne t'a pas épargnée, mais tu te relèves pour aider les autres malgré ta souffrance. Je t'admire. Vraiment, tu es... exceptionnelle.

Le ton peu sûr de l'ange venait de son manque de tact. Il avait été tellement impressionné par cette femme qu'il n'avait pu exprimer ce qu'il ressentait sous forme moins directe, et s'en voulait un peu. Il espérait au moins que cela lui ferait plaisir, au lieu d'intensifier son malaise.
Elle avait beau se voir investie d'un rôle, la manière dont elle s'oubliait pour aller vers les autres ne pouvait que susciter l'admiration.

- On ce connait à peine, mais je sais que je peux avoir confiance, c'est bête, mais c'est comme ça... ET en général, mon instinct me trompe pas.

Al sourit, légèrement amusé. Il se sentait flatté d'avoir ainsi acquis la confiance de la jeune femme. D'habitude les gens se méfiaient de lui. Ils se demandaient ce que cachait son voile de gentillesse et de mensonges. Ils avaient sûrement trop souffert de la vie pour croire que quelqu'un peut simplement dire la vérité, et avaient perdu l'habitude de la gentillesse.
Il maudissait ses yeux rouges qui, il le savait, ne l'aidaient pas à le rendre moins effrayant. Mais elle, elle semblait pouvoir voir au delà de tout cela.

- Vraiment? Je ne te fais pas peur? Je suis soulagé.

Il eut un petit rire pour lui-même, puis continua.

- Cela te paraitra peut-être étrange, mais c'est de loin la meilleure nuit que j'ai passé depuis ma naissance. Elle semble si simple, si douce...

Il soupira un instant, puis plongea son regard dans celui de son interlocutrice.

- Si belle.

Cela n'allait sûrement pas être son cas. Entre avoir été bousculée par un ange étourdi, trempée par la pluie et effrayée par l'orage... Et il s'en voulait un peu de lui avoir fait vivre ça. Si il n'avait pas eu besoin d'aide, elle aurait simplement vécu une soirée normale, et fait de beaux rêves, ne remarquant ni l'orage ni la pluie. Pourtant rien dans son attitude ou ses paroles ne montrait qu'elle regrettait.
Pour lui, c'était une bien autre affaire. Il avait certes été trempé, mais depuis qu'il déambulait en compagnie d'Aliénor, c'était comme si le soleil s'était levé en pleine nuit. Elle avait éclairé son cœur, élargi son horizon, et partagé son chagrin. Difficile de dire qui des deux était vraiment l'ange.
Al prit une grande inspiration, pour se détendre. Un bouquet d'odeur fleuries parvint à son nez et lui arrachèrent un sourire de bien-être. L'odeur était légère, volante. Quelque peu humide, et fraiche. Elle s'insinuait discrètement et tapissait le fond de l'odorat, comme une musique basse aurait accompagné une conversation. Elle était là, mais ne s'imposait pas. Il se demandait d'où ce parfum pouvait bien venir, s'il s'agissait de l'endroit, des fleurs ou bien d'Aliénor, ou de leur senteur à tous les trois. Toujours était-il qu'il appréciait beaucoup ce parfum.

- Tu sais, je n'avais jamais raconté ce que je t'ai raconté à qui que ce soit auparavant.

Les souvenirs douloureux lui revenaient sans cesse, comme si le fait de les évoquer avait de nouveau fait se déverser le flot des larmes. Il n'éprouvait cependant pas de chagrin. Il aurait juste aimé cesser d'y penser. Dans son esprit, il voyait Aliénor luttant contre la douleur de l'ange, l'empêchant de l'atteindre. Égoïstement, il souhaitait qu'elle reste avec lui. Il ne s'était jamais senti aussi bien depuis plus de dix ans.

- Ou plutôt, personne ne me l'avait encore demandé. Je crois que je suis trop effrayant, pour la plupart des gens.

Il avait dit ça sur un ton léger et son rire chassa le silence.

Ces paroles le surprirent, mais lui firent intérieurement un grand bien. Il ne pouvait pas dire qu'il avait longtemps cherché quelqu'un "comme lui", qui lui ressemblât, qui comprenne et ressente les choses comme lui le faisait. Il ne l'avait pas cherchée non, mais il l'avait trouvée. Il sentait bien qu'avec elle, il n'était pas nécessaire pour lui de cacher certaines choses, d'en modifier d'autres. Il lui suffisait d'être lui-même, le reste opérait tout seul. De plus, cet endroit ressemblait à un asile, un lieu de paix au milieu d'un monde agité, et lui donnait le sentiment d'être à sa place.
Sensation étrange et inconnue depuis qu'il était arrivé des miroirs, elle n'en était pas moins agréable.
Al fut heureux que la jeune femme accepte ses compliments. Elle restait réservée, et il ne pouvait pas lui en vouloir, lui-même n'étant pas très à l'aise dans ce cas, mais au moins, elle ne niait pas en bloc.
Lorsqu'elle parla de son don, l'ange perçut dans le ton de ses paroles qu'elle avait été marquée violemment et de manière profonde par son pouvoir, et qu'elle en avait appris les aléas à ses dépends. Il avait cru comprendre que, sous l'enseignement de son père, elle avait appris à contrôler, à connaitre son don. Mais il savait bien comment cela se passait. Il avait lui-même connu des problèmes avec le sien, et, son pouvoir étant le premier de ce type apparaissant dans sa famille, il s'était retrouvé seul à devoir le gérer, personne ne pouvait l'aider. Lui au moins avait la chance de ne pouvoir fonctionner que si l'être avec qui il interagissait était consentant, c'était comme un cran de sécurité.
Mais elle, elle ne pouvait que subir, et prendre sur elle. De plus, ce qu'elle ressentait, c'était la douleur. Si les crises qu'elles connaissait s'apparentaient à celle qu'Al avait connues, il imaginait bien qu'elle fut bouleversé.
Il se rappelait une fois qu'il avait tenté d'aider une pauvre femme qui vivait dans la rue. Elle avait vu en lui une source inépuisable de bonheur, et l'avait littéralement vidé. Il avait broyé du noir pendant deux jours avant de pouvoir se remettre moralement. Pire encore, il avait connu un homme qui, à cause d'une dette qu'il avait envers quelqu'un, avait perdu sa femme dans l'incendie de sa maison. Al se rappelait avec une terrible précision le visage décomposé de cet homme, tenant son fils nouveau né dans ses bras, prostré devant les restes fumants de sa maison. Trop confiant, l'ange avait essayé de l'aider, mais s'était heurté à un mur. Son chagrin était tel que l'ange avait l'impression de s'attaquer à une forteresse, seulement armé d'une cuillère. Il avait été submergé par la peine de l'homme, et tous les deux s'étaient enfoncés dans des fonds insondables du chagrin. Par là, Al avait fourni à l'homme un puits de tristesse, où, rendu fou par la perte de sa femme, il avait puisé, et puisé, alimenté par sa propre peine. Devant les yeux de l'ange, bien trop triste pour pouvoir bouger, il avait mis fin aux jours de son enfant, et s'était infligé le même sort.
Au fond du gouffre, l'ange était resté plusieurs mois sans pouvoir sourire, et plus longtemps encore sans pouvoir utiliser son don. Mais il avait toujours su prendre de la distance vis-à-vis de ses sentiments, et c'était de là qu'avait pu naitre son potentiel pour aider les gens. Il s'était donc remis, petit à petit, trainant sa relative culpabilité, la transformant en motivation de bien faire.
Un frisson le parcourut, le glaçant, mais il fit un effort pour sortir de ses souvenirs. Ce qu'il avait connu ne se reproduirait plus, il avait mis à profit cette expérience, augmenté sa science de son pouvoir.
Mais si elle ressentait la douleur, il imaginait quel terrible sentiment elle devait éprouver lorsqu'elle perdait le contrôle. Il trouvait cela bien pire que ce que lui pouvait ressentir.
Lorsqu'elle lui montra sa main bandée, il comprit que même une douleur assez faible pouvait lui faire perdre le contrôle. Il voyait avec tristesse le poids que cette épée de Damoclès pesait sur les épaules de la jeune femme.

- Je comprends ce que cela doit te faire ressentir, du moins je l'imagine. Sache que s'il y a quoi que ce soit que je peux faire pour t'aider, tu n'as qu'à me le demander.

Il avait tenté d'avoir un ton sûr et réconfortant. Il n'était pas sûr de pouvoir vraiment l'aider, et la perspective d'empirer son état lui faisait très peur. Mais il devait être fort, et il savait qu'avec assez de prudence, il était capable de tout.
Elle changea soudain de sujet.

- Oui, j'en ai entendu parler. J'imagine que le Prétorien n'a pas voulu laisser filtrer d'informations, mais le meurtre de toute la famille d'un maitre de miroir, ce n'est pas évident à garder secret. On dit que c'est un être bon qui n'a jamais voulu ni fait de mal à personne, mais qu'il n'aurait pas pris certaines menaces au sérieux. On le dit également inconsolable.

La lueur de tristesse qui brilla dans les yeux d'Aliénor à ce moment fit comprendre à l'ange qu'elle connaissait le maitre en question. Il allait continuer sur les conjectures populaires concernant le meurtrier et la façon dont la femme et les enfants avaient été tués, mais il se retint, sentant que cela n'était pas une bonne idée en face de la guérisseuse.

- Je ne me tiens qu'à cette version. Le reste de ce qu'on raconte ne me parait que peu probable, et ne résulte sûrement que des ragots de gens insensibles.

En effet, on racontait tant de choses farfelues, qu'on pouvait difficilement y croire, et l'on voyait bien que ceux qui racontaient ces histoires ne comprenaient guère le chagrin du pauvre maitre de K'an.

- Mais pourquoi cette question?

Elle tranchait tellement avec la conversation qu'ils avaient auparavant, qu'Al se demandait ce qu'elle venait y faire.

- Toi aussi tu es une personne exceptionnelle, n'en doute pas.

L'ange rougit, mais garda sa contenance. Il avait beau avoir du mal à y croire, c'était flatteur, et ça faisait du bien, aussi ne rejeta-t-il pas ces mots. Mais il en doutait quand même, et ça, il supposait qu'il n'y pouvait rien. Un grand sourire vint illuminer son visage, en guise de remerciement, ne trouvant pas les mots pour répondre.

Elle était là-bas?! C'était donc elle la guérisseuse qui avait trouvé les corps? Al se dit qu'il avait bien fait de ne pas parler plus de l'incident. Il n'osait pas imaginer la dureté des souvenirs qu'il aurait alors fait rejaillir dans la tête de son amie. Même lorsqu'on était guérisseur, et qu'on voyait à tous bout de champs plaie, souffrance, sang, et parfois mort, il devait bien imaginer qu'on ne pouvait rester insensible devant le spectacle auquel elle avait assisté. Il fallait sûrement des années passées à tuer et à voir la mort, ainsi qu'un cœur bien accroché pour un jour rester insensible face au spectacle que le trépas brutal de toute une famille pouvait vous mettre devant les yeux.
Al voyait bien que ceux de la jeune femme commençaient à briller, sous le coup de l'émotion et des souvenirs qui revenaient.
Impuissante disait-elle? Il comprenait parfaitement ce qu'elle ressentait. Voir la mort, ressentir la souffrance, et ne rien pouvoir faire pour aider à les éloigner, surtout lorsqu'il s'agissait de personnes proches, ce n'était pas quelque chose dont on se remettait aisément. Cela s'apparentait peut-être au sentiments que lui-même avait ressenti lors de la mort de sa mère. Il avait tenté de l'aider du mieux qu'il avait pu, mais n'avait pas réussi à la sauver. Cela laissait au fond du cœur une amertume, un goût de vide, comme s'il avait manqué quelque chose, comme si on avait le sentiment qu'on avait pas fait tout ce qu'il aurait fallu faire.
Mais à certains moments, il fallait renoncer et admettre que, tout don qu'on possède, parfois, il est impossible de braver la mort.

- Ne t'excuse pas, allons. Peut-être devrais-tu lâcher tes sentiments, de temps à autre, plutôt que de tout garder pour toi. Il n'y a pas de honte à pleurer une fois que tu n'as plus besoin d'être forte. Et plus tu garderas tes larmes, plus elles te paraitront lourdes lorsque tu cèderas.

Al repensa à ce que lui avait dit son père lorsque, effondré, il avait constaté le décès de sa femme. Les larmes roulant sur les joues, il lui avait tenu le même discours que celui qu'il venait de tenir à Aliénor. Mais l'ange discernait bien qu'il y avait copié le ton paternel et autoritaire, plus que le ton doux et amical qu'il aurait voulu employer. Il tenta de revenir sur sa probable erreur.

- Excuse moi, je te dis ce que tu devrais faire, et ce n'est pas correct. Prends ça comme un conseil. Tu es humaine, tu as un coeur. Tu es forte, non insensible.

Ces dernières paroles résonnèrent dans la tête de l'ange. C'était ce que répétait sans cesse leur père à lui et à ses frères, et Al remercierait et respecterait toujours sa sagesse, et tenterait toujours de l'imiter.
Elle lui fit un sourire, et lui demanda de venir lui rendre visite.

- Je te promets de passer te voir. Mais je me demande où je pourrai te trouver. Au Sanctuaire des braves j'imagine?

Al ne put réprimer un sourire lorsqu'Aliénor parla de la mauvaise réputation de l'Auberge, avant son arrivée. Cela n'était plus, il s'en était assuré. Il ne lui manquait plus que la clientèle pour venir le constater.

- Oui le propriétaire a changé. L'Auberge aussi. Le lieu est désormais plus accueillant. J'ai voulu la rendre confortable et chaleureuse, créer un endroit où tous pourraient venir passer du bon temps et manger de la bonne cuisine.

Il n'aimait pas annoncer directement qu'il gérait l'Auberge Providence. Il était tellement fier de la transformation qu'il avait opéré qu'il savait que s'il le disait franchement, ses paroles sembleraient orgueilleuses, comme s'il se mettait en avant.

- Je n'en habite pas loin. Tu n'as qu'à passer à l'Auberge, demander où se trouve la maison de Al au Chef, et il te la montrera. C'est quelqu'un de très serviable, tu sais?

L'idée qu'elle vienne lui rendre visite l'enchantait. Moins l'idée qu'elle se balade seule dans les rues de Magna. C'était quelque chose de dangereux. Mais bon si elle ne présentait aucun signe de faiblesse, elle ne risquait pas vraiment de se faire attaquer. Les mendiants et autre nécessiteux ne s'en prennent pas à ceux qui sont plus forts qu'eux, du moins pas en plein jour.
Elle s'allongea, regardant le ciel. Les nuages l'avaient quitté, et on pouvait désormais apercevoir la lune, qui, de son croissant lumineux, envoyait quelques rayons de douce lumière. L'Avigaren luisait, et l'arbre et la lune conjugués, on y voyait quasiment comme en plein jour.

- Al, j'ai pas envie de rentrer chez moi pour me retrouver seule... Je suis preneuse pour toute activité que tu peux me proposer!

Lui non plus n'avait pas envie de se retrouver seul. Il avait trouvé en Aliénor une amie, et ne souhaitait pas retourner à sa vie quotidienne pavée d'anonymes et de passants méprisants.
Al se demandait ce qu'il pourrait bien proposer à la jeune femme. C'était elle qui connaissait le quartier et ce qu'on y faisait, pas lui. Ce beau quartier. Il avait très envie de retourner sur le bord des canaux, et de passer devant les échoppes... si tant est qu'elle fussent ouvertes la nuit.

-Eh bien, si nous allions nous promener et profiter de l'ambiance de ce beau quartier, tout en...

Un grondement l'interrompit, provenant de son estomac. L'ange baissa un regard noir sur son ventre, bien qu'il sut que cela ne le ferait pas taire.

- Cherchant à manger. Pardonne moi, je n'ai pas diné...

Et il éclata de rire, sans le vouloir. Vraiment, il se demandait comment il a pu tenir la faim en échec pendant si longtemps. Peut-être était-ce du à la présence d'Aliénor?
Il se leva, prit la main de la jeune femme, l'aida à se relever et fit un pas vers... Il ne savait pas où. A vrai dire, il ne savait pas du tout où il se trouvait, ni comment rejoindre l'Arcos. Il n'avait pas gardé dans sa mémoire le chemin qu'ils avaient emprunté.

-Euh... C'est par où?

Il avait demandé ça, un peu gêné. C'était lui qui devait proposer une activité, mais ça allait devoir être elle qui le guiderait. Bon sang que ces ruelles se ressemblaient toutes !