Vagabondage parmi les canaux

La joie. C'était ce qu'inspirait le paysage de Northives à l'ange sans ailes, alors que les canaux empruntés par les gondoles reflétaient le ciel orangé du crépuscule approchant. Les fleurs omniprésentes encore épanouies donnaient de la couleur au bâtiments blancs. Les bords de la gondole, alourdie par ses passagers, coupaient la surface de l'eau. Tout semblait calme, mais éveillé. A coup sûr, il faisait bon vivre par ici. L'ange cessa de s'émerveiller devant le paysage urbain, et repéra les lieux. Il aperçut une taverne et quelques échoppes sur le bord du canal qu'il longeait, les habitations se trouvant au dessus. Ils passèrent sous un pont et Al dut baisser la tête pour ne pas se cogner. Un Minautore, accompagné d'un de ses congénères, situé plus en avant de l'embarcation, sembla s'être cogné une corne, ce qui semblait amuser son compère.

- On peut pas dire que tu sois très doué Taurus !
- Bah je suis surtout plus costaud que toi, mon pauvre petit Minos, répondit le premier, vexé.
- Tu es sûr? plaisanta le deuxième, en poussant son compère pour le faire tomber, faisant tanguer dangereusement la gondole.
- Tu me provoques?! s'exclama Taurus en poussant à son tour son ami.
- Roh allons, je plaisante ! C'est toujours pareil quand je voyage avec toi, tu n'as aucun humour !
- Tu m'as insulté !

Al se leva et s'approcha de ses compagnons de route, qui s'étaient levés et faisaient plus que jamais tanguer la gondole. Le gondolier, un peu nerveux tentait de les clamer, mais rien n'y faisait. L'ange posa discrètement ses mains dans le dos des deux minotaures, et laissa agir son don. L'esprit des deux semi-humains ne résista pas à la paix que leur apporta celui d'Al, et il se calmèrent bien vite, tandis que l'ange, lui, se remplissait de colère. Il fit un sourire forcé aux deux êtres mythiques, et revint s'asseoir à l'arrière de la gondole pour se calmer.
Sans prévenir les deux compères s'assirent violemment, ce qui projeta Al dans les airs et le fit retomber dans l'eau, derrière la gondole. Les minotaures éclatèrent de rire tandis qu'ils s'éloignaient, le gondolier ne ralentissant pas pour ne pas avoir affaire à la colère des deux brutes.
Al soupira de consternation, et nagea jusqu'au bord du canal. Il se hissa sans mal sur la rive, et se redressa, secouant la tête pour évacuer l'eau de ses cheveux. Les passants le regardaient d'un air amusé, mais aucun ne vint lui porter assistance. Il retira vite sa tunique, l'essora, et la remit.

*C'est la dernière fois que j'aide des minotaures.* pensa-t-il pour lui-même.

Et qu'allait-il faire maintenant, trempé, en plein milieu de Northives, quartier qu'il ne connaissait pas du tout, et dans lequel il n'avait aucune connaissance. Il avança un peu dans la rue, cherchant un endroit où il pourrait se poser en attendant que ses vêtements sèchent, en même temps que lui.
Sa tunique collait à sa peau, et laissait apparaitre ses muscles, ce qui sembla attirer l'œil d'un groupe de jeunes femmes aux bras couverts de plumes et à la voix criarde. Elles semblaient s'affairer autour de lui comme des corbeaux autour d'un cadavre. Il les ignora et continua sa route, ne sachant pas s'il se dirigeait vers la sortie ou s'il s'enfonçait encore plus dans ce territoire qu'il ne connaissait pas.
Il tenta de prendre un air naturel, et de sourire aux passants qui le regardaient comme une curiosité, lui, qui trouvait tout ici curieux.

Al s'était de nouveau arrêté au milieu de la rue et des gens, dont le nombre n'avait pas diminué malgré la nuit tombée. Ce quartier semblait attirer les touristes, du moins, ceux qui cherchaient à se divertir. Il avait tenté de demander son chemin, mais les uns disaient qu'ils n'étaient pas d'ici, et les autres s'étendaient en explications aussi approximatives que compliquées à retenir. Il pensait au moins savoir dans quelle direction se trouvait Magna, mais ne savait pas quand il arriverait. Sûrement trop tard pour se sécher et éviter d'attraper du mal.

- Saletés de minotaures... marmonna-t-il pour lui-même.

Bon il existait sûrement de très gentils minotaures, mais ceux-là... Oui, il ne décolérait pas, et pour cause, il avait pris sur lui toute la colère des deux imbéciles qui l'avaient fichu à l'eau.
Heureusement que l'eau froide avait refroidi ses ardeurs. Et depuis le temps, ses vêtements n'étaient toujours pas sec. En même temps, la lune n'allait pas le sécher. Et il ne savait toujours pas où il était ! Peut-être que des yeux moins effrayants auraient rendu les passants plus enclins à l'aider. Mais il était né avec ces prunelles rouges, les mêmes que son père, qui le faisait souvent passer pour un vampire auprès des humains.
Toujours était-il qu'il s'était arrêté pour chercher son chemin. Il fit un tour sur lui-même. Il avait longé le canal dans lequel il s'était baigné auparavant, comme s'il avait poursuivi la gondole mais l'avait perdue de vue très vite. Il avait désormais perdu espoir. Enfin ça pourrait être pire, il aurait pu se retrouver dans le plus puant des quartiers de l'Entre-monde, tandis qu'il pleuvait et qu'ils était entouré de malfrats qui ne pensaient qu'à le détrousser.
Tandis qu'il finissait son tour sur lui-même, quelque chose vint le heurter, et tomba devant lui dans un cascade de cheveux blancs, tandis que lui, chancela vers l'arrière, déséquilibré.

- Outch ! s'exclama celle qui l'avait percuté. Désolé je regardais pas où j'allais...

Il se précipita au côté de la femme qu'il venait de faire tomber.

- Pardonnez-moi, c'est ma faute, je n'ai pas fait attention. Vous n'avez rien de cassé? s'enquit-il, un peu inquiet.

La femme, qu'il avait prise pour une femme âgée du fait de sa chevelure blanche, possédait cependant un visage fin, aux traits jeunes. Sa méprise le fit rougir un instant. Qu'aurait-elle dit si elle savait qu'il l'avait prise pour une personne âgée? Elle ouvrit sur lui des yeux d'un violet profond. C'était là une couleur peu commune dans les pupilles d'une humaine. Autant dire que rien que physiquement, cette jeune femme semblait spéciale.
Il lui saisit le bras et l'aida à se remettre debout, tout en envoyant par le biais de son pouvoir une partie de la sérénité qu'il lui restait, si elle acceptait ce qu'il lui offrait pour s'excuser.
Il pensa après qu'il risquait de la mouiller avec ses vêtements trempés, et la relâcha dès qu'elle fut debout. Décidément, cette soirée était étrange, à l'image de ce quartier très curieux.

Al perçut le trouble de la jeune femme, alors qu'elle semblait le détailler. Puis la sérénité qu'il lui avait donné prit le dessus. Son sourire le rassura.

- Je ne sais pas ce que vous venez de me faire mais merci, je me sens un peu plus calme.
- Je vous en prie, répondit-il avec un sourire.

La plupart du temps, la première fois que son don agissait sur quelqu'un, la personne n'appréciait pas. Et il pouvait tout à fait comprendre que c'était dérangeant pour certains que quelqu'un puisse par un simple contact pénétrer son âme et influencer ses sentiments et sensations. Elle était sûrement un tant soit peu familière avec le don d'empathie, si elle n'avait pas mal réagi. Al lui-même aurait été dérangé s'il avait pu influencer et manipuler les sentiments des autres sans que ceux-ci n'aient eu le moyen de résister.
Elle le regarda de haut en bas, puis croisa les bras, un sourire amusé sur son visage.

- Dites moi, par tout les hasard, n'auriez vous pas été contraint de prendre un bain dans l'Arcos?
- Si, en effet. Des minotaures m'ont fait goûter l'eau fraîche.

Il sourit, quelque peu gêné. Il devait paraitre bien ridicule, et faire une bien mauvaise première impression. La jeune femme, toujours amusée, retira son châle et le tendit à l'ange.

- Oui je le concède ça fais féminin, mais au moins vous ne risquerez pas d'attraper la mort, les eaux du fleuve sont très fraîches et je ne tiens pas particulièrement à vous avoir comme patient alors que je viens de faire votre connaissance...

L'ange sourit, saisit le châle et l'enfila.

- Je vous remercie, lui dit-il en baissant la tête. Cependant, si les eaux sont fraîches, ce n'est pas le cas de l'air ambiant.

Une bourrasque souffla et fit apparaitre la chair de poule sur ses bras. Il soupira. Tout le monde semblait contre lui ce soir, hormis la jeune femme, qui elle voulait l'aider.
La femme aux cheveux blancs tendit sa main et se présenta avec un sourire :

- Aliénor, maladroite de mon état, guérisseuse à mes heures perdues...

Al sourit, amusé. Puis il saisit la main, se baissa et déposa un baiser sur le dessus.

- Al Thymon, ange vagabond. Qu'est-ce qu'une jeune femme comme vous fait dehors si tard?

Donc elle était guérisseuse. C'était probablement pour cela qu'elle avait parlé de l'avoir comme patient. Il était tout de même plus robuste que ça, un coup de froid n'allait pas l'emmener à l'hôpital.

- Ainsi vous êtes guérisseuse. J'imagine que ça ne doit pas être un métier facile.

Elle devait être très forte. Lui-même ne pourrait pas faire cette activité. Il pourrait aider ses patients en les calmant, mais rien qu'au bout d'une seule journée ce serait trop pour lui. Ça aurait été plus simple si il n'était pas obligé de perdre les sentiments qu'il donnait, et par extension, prendre sur lui ceux de la personne. Imaginer qu'il prendrait sur lui la peur, l'angoisse et la tristesse de plusieurs personnes toute une journée lui fit tourner la tête. Il ne rechignait pas à aider les autres, mais c'était simplement trop à endurer pour lui.

Al sourit lorsque Aliénor lui indiqua une source de chaleur artificielle, qui servait parfois à ceux qui se baignaient dans le fleuve. La moquerie légère amusa l'ange, et il suivit la jeune femme, bien content de pouvoir vite se sécher, se mouvoir dans des vêtements imbibés d'eau n'étant vraiment pas confortable. Et évidemment ce n'était pas conseillé pour la santé.
Tandis qu'ils avançaient vers la source de chaleur, Aliénor raconta l'exubérance de la femme qui l'avait fait lever en pleine nuit. Pour une si petite blessure, elle devait vraiment aimer énormément son mari.

- Les gens, parfois, abusent de la gentillesse de certains. Et bien que je trouve l'attitude de cette femme pour le moins exagérée, je dois bien avouer que sans elle, je ne vous aurais pas rencontrée, et j'en serais encore à vagabonder dans les rues, trempé.

Enfin elle répondit à l'ange qu'en effet, son métier n'était pas facile. Al fut surpris lorsqu'elle lui annonça qu'être empathe ne l'était pas non plus. Il n'aurait pas du être si surpris. Après avoir utilisé utilisé son pouvoir, il ne pouvait espérer en garder la nature secrète.
Ce qu'elle lui annonça ensuite le surprit encore plus. Elle était capable de ressentir la douleur des gens. Si Al trouvait son don à la fois miraculeux et terrible, il devait avouer qu'il n'avait pas à se plaindre à côté de celui d'Aliénor. Elle devait être terriblement forte pour pouvoir supporter un tel pouvoir. Et lui qui se plaignait de devoir prendre sur lui la peur et l'angoisse des autres.
Sa précision était également impressionnante, ainsi que le fait que son pouvoir fonctionne à distance. La douleur ne devait qu'en être plus grande. L'ange n'aurait pas aimé que son don fonctionne sans le toucher. Car s'il venait à prendre sur lui toute la tristesse et la peur de ceux qui l'entouraient, comme parfois le contrôle lui échappait, il ne le supporterait pas. C'était quelque chose qui le hantait, et lui avait toujours permis de rester modéré dans son utilisation. Il n'était pas assez fort.

- C'est loin, très loin d'être facile, mais je suis ainsi depuis mes 12 ans, donc, je peux dire que je maitrise, enfin, la plus part du temps.

- Vous devez être très forte. Êtes-vous... née avec ce don?

Tout ce qui touchait aux pouvoirs d'empathie l'intéressait. Et il se demandait si, comme lui, elle l'avait reçu au cours de sa vie.
En parlant, ils étaient finalement arrivés à l'endroit, uniquement fréquenté par un enfant trempé et une femme, qui devait être sa mère, et qui le fusillait du regard. Apparemment il n'était pas le seul à s'être baigné, ce soir. Le garçon le regarda, et ils sourirent en même temps, dans la même situation tous les deux.
Une vague de chaleur entoura le corps de l'ange, et il sourit d'aise.

- Merci infiniment, je ne sais pas ce que je serais devenu sans vous. Je dois vous avouer que je me sens un peu coupable de vous prendre de votre temps.

Lorsque Aliénor lui dit qu'elle avait ce don depuis la naissance, Al baissa les yeux. Non pas qu'il était déçu, il savait qu'il était vain d'espérer retrouver quelqu'un comme lui, incomplet à la naissance, surtout ainsi par une telle coïncidence, mais il se demandait s'il n'était pas le seul ainsi dans tous les mondes peuplés. Il espérait que oui. Car il ne pouvait simplement pas souhaiter que quelqu'un d'autre soit né incomplet, handicapé, dans l'unique espoir de ne pas se retrouver seul.
De plus, on ne pouvait pas dire qu'il se faisait vraiment remarquer. Certes, il connaissait la discrimination dans le milieu "angélique", mais il s'était depuis peu éloigné de ses racines, et pouvait parfaitement se dissimuler parmi les humains, pour la même raison qui le rendait remarquable chez les anges.
Mais il restait un ange, et cela lui avait parfois attiré des ennuis au milieu des êtres qui peuplaient ce monde. En effet, à Magna, il n'est pas facile de gagner sa vie, et encore moins de survivre tout court lorsqu'on a le cœur d'un ange et qu'on est loin de ses proches. Un ange n'a rien à faire au marché noir, et la conscience d'Al faisait de lui une cible facile.
Mais là, il devait avouer qu'il se perdait un peu dans ses pensées, et s'éloignait mentalement de la conversation.
D'après la jeune femme, l'ange ne lui gaspillait pas son temps. C'était tant mieux. Il s'en serait profondément voulu. Il était grand, du moins était-il majeur, et s'il ne pouvait même pas se débrouiller dans un quartier si peu hostile sans déranger la première âme assez bonne pour l'aider qui passait, il aurait du souci à se faire.
Aliénor se dirigea vers des marches et s'y assit. Al lui, resta près de la source de chaleur, attendant que ses vêtements soient bien secs, le processus semblant aller plutôt vite.

-Je vis dans le quartier et je ne vous avais jamais vu. Nouveau sur le territoire?
-Non, je n'habite pas ici, bien que je doive avouer que ce quartier me plait beaucoup. J'habite à Magna et je traversais la ville pour y retourner. N'ayant pas de métier je tente de gagner un peu d'argent en effectuant des missions et des quêtes qui sont disponibles à la tour du Savoir, à Cerclon. Je revenais de la tour en passant par Northives, le chemin étant à la fois plus court et plus sûr en traversant la ville qu'en faisant le tour de Cerclon, ce que je fais habituellement. Mais des minotaures qui empruntaient la même gondole que moi m'ont jeté à l'eau, et me voilà perdu au milieu des canaux et des fleurs.

Le temps de dire tout cela, ses vêtements furent secs, et lui réchauffé. Il ne s'attarda pas près du dispositif, il ne voulait pas avoir trop chaud. S'il pouvait supporter une basse température, il n'était vraiment pas à l'aise lorsqu'il faisait trop chaud.
Il avança vers la jeune femme, mais ne s'assit pas, et resta debout devant elle. Quelque chose le perturbait, au point qu'une question lui brûle les lèvres.

- Êtes-vous spéciale? Je veux dire, vous ne ressemblez pas aux autres humains et pas seulement physiquement. Excusez mon manque de tact, mais vos cheveux et vos yeux sont peu communs, et vous semblez si altruiste. Ce n'est pas une attitude que j'ai l'habitude d'observer chez les humains.

Il fronça un instant les sourcils, pas certain d'avoir dit les choses de la bonne manière, où si même ce n'était pas gênant voire vexant pour elle. Il maudit sa maladresse, mais ce qui était fait était fait. Le seul moyen d'avancer était de ne plus faire ce genre de remarques.