Erreur Judiciaire [PV Ez]

Elle occulta le reste de ces paroles, le fait qu'un sanctuari viendrait la chercher pour les autres fois et la situation géographique de la caserne pour ne garder en mémoire que la question qu'il venait de lui poser et à laquelle elle n'était pas certaine de pouvoir correctement répondre sans pleurer cette fois pour de bon. Elle déglutit comme une petite fille prise en faute, c'était si dur d'essayer d'oublier, s'était si douloureux... Elle voulut parler, s'expliquer, mais les mots moururent à ces lèvres pour ne laisser s'échapper qu'un e sorte de baragouinement pas très compréhensible. Elle ferma les yeux et devint silencieuse, elle ne prononça pas un mot, les images s'imposant d'elle même, une fois encore.
Plaie à vif qui mettrai des mois à cicatriser, regrets mais aussi honte d'être encore là alors que eux n'y étais plus... Et si... Et si...

Elle se mordit la lèvre fortement si bien qu'un petit filet de sang coula, elle ne sentit pas la douleur, ne ressentant pour le moment que celle de son coeur.

Quand elle parla de nouveau, elle avait toujours la tête baissé et sa voix était tout autre, murmure d'un souvenir lointain, d'une époque lointaine:

"Elle est née d'une ferme tout en haut d'un rocher
Cette ville que j'ai tant, tant et tant aimée
Du lavoir à l'hiver, de l'église à l'été,
Les siècles s'enchaînaient aux années...
Ils avaient les moissons pour vacances l'été
Et les femmes saignaient sur le lin des rouets
Et la pluie tombait blanche sur les toits ardoisés
Dans la ville que j'ai tant aimée..."

Elle se souvint de Taken et de son rire, de ces frères et de leur pitrerie, de son père et de son sérieux. Des vieux du village qui était les âmes vivaces, ceux qui avaient tant vu, et des couples plus jeune qui venaient de se marier.

"...Avant qu'elle ne soit grande quand notre siècle est né
Chemises et robes blanches les jardins ouvriers
Fleurissaient sous des ciels de pommiers
C'est la fin de l'enfance et nous avons dansé
Dans l'école un dimanche, il y a six années
Le soleil a brillé sur les toits ardoisés
De la ville que j'ai tant aimée..."

Et les naissances, la première qu'elle avait faite, la petite Sarsina, son premier décès aussi, qui l'avait affecté au plus haut point. Mais son envie, toujours présent d'aidé, de soigner... Duo qu'ils faisaient avec son père, puis, seule quand il avait disparu voilà dix ans de cela. Elle ne put empêcher à une larme de couler, suivit par d'autre. Ce sujet la rendait sensible, très sensible.

"...Et les filles riaient et les hommes buvaient
La ville était adulte et les arbres chantaient
Et puis une aube grise un matin s'est levée
L'herbe rouille et l'aubier est gelé
Ils ont tout brisé, balayé et brûlé
Ils ont tout interdit tout arraché
Et la pluie tombe noire sur les toits ardoisés
De la ville que j'ai tant aimée..."

Sa voix était tremblante, pas sûr. Ez était le premier a avoir entendu son triste récit, elle n'en avait pas parler, occultant au mieux le sujet sauf que là, elle savait pas bien pourquoi elle était en train de perdre pied. LA peur? La peine? L'incertitude? Tout ça mélangé en fait...

"...J'y ai vu un gamin en costume arlequin
Peindre un arbre bleuté dans un étang gelé
Nous avons su apprendre aux enfants à rêver
Dans la ville qu'ils ont tant aimée."

Il y avait un mur derrière elle, elle fit un pas en arrière et s'y adossa et jeta sa tête en arrière, fermant les yeux et soufflant:

"C'est... Ma vie qui est partie en lambeau et je ne sais pas comment m'y prendre pour la reprendre en main. On ne peut pas effacer 27 ans d'une vie en un claquement de doigt. Je peux pas..."

(parole de la chanson "La Ville que j'ai tant aimée" de Tri Yann)

Cette fois, le prétorien écouta la jeune femme, du début à la fin. Non pas qu'il en avait réellement envi, seulement... Aucune pensée ne se faufila entre deux planches de tiroirs pour venir effacer le présent, lui rappeler des vieux noms, des vieilles images, des voix anciennes, et toutes ces choses qui dataient tellement...

...Chemises et robes blanches les jardins ouvriers
Fleurissaient sous des ciels de pommiers
C'est la fin de l'enfance et nous avons dansé...
C'était quoi ce tableau? Ca existait un truc pareil? Ca marchait quand on était gamin ça, les images à fleurs et hautes en couleurs claires. Après en grandissant, tout tournait au noir et blanc, au gris et terne. Cette fille semblait avoir vingt ans, avec ses chansons et ses idées, et ses larmes et ses souvenirs. Mais c'était peut-être comme ça, après tout, que l'on était à son âge. Quand on était jeune, qu'on se trouvait vieux alors qu'on avait à peine vécu, on se cherchait des cheveux blancs et des rides alors qu'il restait encore plus d'un demi siècle à parcourir...


...Et les filles riaient et les hommes buvaient
La ville était adulte et les arbres chantaient...
...Ils ont tout brisé, balayé et brûlé
Ils ont tout interdit tout arraché...
La naïveté des gens de ce monde, c'était ce qui le faisait halluciner, depuis deux ans qu'il déambulait ici les yeux ouverts. Bien sûr il y avait des catastrophes aussi, il y avait des sales bêtes caractérielles qui tapaient des fois sur les braves gens... Eyh mais fallait revenir sur terre, la vie c'était pas que ça quand même. Lui, il trouvait ça rassurant que les pires choses de ce monde soient un petit village de cinquante personnes totalement rasé et rayé d'une carte. Il y avait bien pire non? Les miroirs, les quartiers ne s'entretuaient pas pour n'importe quel prétexte. Les maîtres s'entendaient, même si c'était parfois difficile.

...Nous avons su apprendre aux enfants à rêver...
Et pourquoi ne pas leur apprendre à garder les pieds sur terre?

" Qui te demande de l'effacer?"

C'était un truc d'humain une réaction de ce style? Sans doute... Ou de n'importe quel être un minimum sensible.
Ca voulait dire quoi? Qu'il était pas humain? Pas sensible?
Ca me plairait...

Il esquissa un sourire, calant ses mains dans ses poches en l'observant. Calin de consolation? Sûrement pas, il n'aurait jamais ne serait-ce que penser à se rapprocher autant d'une femme.

" Rien ne peut te soulager ou te consoler."

Même toi Eonwë, quoique t'en pense.
L'elfe devait se sentir une fibre paternelle pour cette gamine... C'était bien son genre. Avec ces cent ans et son absence de barbe blanche... Mais il pouvait pas aider tout le monde, il pouvait pas sauver tout le monde. Même les guérisseurs avaient leurs limites.

" Mais dans cinquante ans, ça ira mieux crois-moi."

Ce qu'il en savait? Rien. Il n'était pas elle, il n'avait pas sa vie, il était incapable de se mettre à sa place. Ils ne se ressemblaient pas, ni de loin ni de près. Lui, il n'aurait pas mis cinquante ans à s'en remettre. Cinq minutes tout au plus. Cinq secondes...
La quittant des yeux, il parcourut le couloir du regard, sans perdre son sourire léger qui ne voulait rien dire. Cinquante ans... Il espérait bien ne plus être là pour le voir.

Cette douleur, cette odeur, ces corps calcinés...
Le prétorien ferma à moitié les yeux, avec un sourire lointain, comme si ça lui rappelait de bons souvenirs. Bons, c'était peut-être pas le terme adapté... Mais ça lui rappelait pas mal de choses, dont il était assez fier de se souvenir. Parce que ne pas avoir tout oublié, en soi c'était un défi.

" T'as pas fini ton numéro tragique non? "

C'était ce qui s'appelait parler sans réfléchir.
Et puis à peine ces mots prononcés qu'il se souvint que pour elle, c'était encore tout frais. Qu'elle était une femme, le genre de bestiole qu'il était absolument incapable de comprendre. Que pendant toute sa vie elle avait grandi avec des gens qu'elle avait appris à connaître, avec lesquels elle avait eut des rapports affectifs et amicaux.
Soit que des trucs qu'il ne connaissait pas spécialement bien. Mais bon, lancé pour lancé... C'était dit, encore mieux continuer. Au pire il se passerait quoi? Elle se remettrait à pleurer? Elle lui en collerait une?
Wouha la flippe!

" Tu souffres de tes souvenirs à cause de ton don. Pas de ton don à cause de tes souvenirs. "

Tiens... Mais c'était que ça commençait presque à lui taper sur le système.
Le choc des générations sans doute.
Ben voilà, ça expliquait tout! Ou pas, même si effectivement, près d'un siècle (ou plus) de différence, ça laissait une bonne marge d'incompréhension. C'était peut-être pour ça qu'il aimait pas tellement tenir des conversations avec les gens. Y arrivait toujours un moment où ne pas être sur la même longueur d'ondes devenait un problème.

" Je suis plus tout à fait moi, ça veut rien dire."

Choc culturel, deuxième édition... A trop changer de monde et de nom, ne plus être tout à fait soi-même ça n'avait pas de sens. Ils étaient ce qu'ils étaient, et même en changeant, ils demeuraient eux-même. Elle était qui alors, si elle était plus "tout à fait" elle? Aliénor version deux? Aliénor Jr?
Où va l'monde.
Le prétorien se leva, avec un soupire un peu blasé, lissa sa chemise et épousseta son pantalon, comme si ça pouvait être plus important que leur conversation. Par ailleurs ça l'était: dans une heure, il porterait les mêmes fringues, alors que ces paroles échangées n'appartiendraient plus qu'au passé.

" Fais comme tu veux, on en reparlera dans cinquante ans."

Si j'suis encore là!
Un rire lui échappa, preuve que la compassion, c'était pas tellement son truc. Et puis rire, ça adoucissait un peu ces dernières choses qu'il avait dite, de la même façon qu'on disait des évidences.

Portant deux doigts à ses lèvres, il siffla un des sanctuaris qui trainait dans le coin... Pas très surpris de voir Stern ramener sa fraise. Un Stern sous sa forme humaine (une fois n'est pas coutume), soit en pantalon noir avec une chemise rayée de différents tons de verts, ses cheveux décolorés aux racines brunes en pétard, un masque de tissu sur le nez et la bouche, comme s'il craignait de respirer le même air que les autres. Et encore il avait fait des progrès de ce côté-ci... Quand Ez l'avait rencontré, il refusait obstinément de se défaire d'un abominable masque à gaz prodigieusement ridicule.
Se mettant au garde à vous (enfin vite fait mal fait), le dieu (parce que c'était un dieu même si ça se voyait pas) salua la jeune femme avant de se tourner vers son vénérable (ou pas) supérieur, qui lui transmit ses instructions avant même qu'il ne l'ouvre.

" Tu l'accompagnes jusqu'à la sortie? Ce fut un plaisir de vous voir Aliénor! "

Et là dessus, non sans un dernier sourire, il tourna les tallons, s'en allant vers d'autres horizons les mains dans les poches. La meilleure solution, c'était de se tirer avant de ne vraiment plus pouvoir supporter la conversation... Pour peu qu'il en garde une mauvaise impression, il ne pourrait plus encadrer la guérisseuse, ce qui serait assez embêtant.
Stern, demeurant seul avec une inconnue dont il n'avait que le nom (c'était pas si mal), s'inclina de nouveau pour la saluer, et l'inviter en même temps à la suivre...

" Si m'dame veut bien me suivre."