Le candidat inespéré

Le love hotel flambant neuf, l’odeur de la soie flottait dans l’air… J’étais devenu Barde, depuis ce matin c’était officiel. Le sommeil manquait comme toujours. Une habitude vieille comme le monde car dans mon métier on travaille une bonne partie de la nuit. Pour me lever aussi tôt c’est que quelque chose de nouveau s’était produit. J’avais obtenu le poste. Des idées, j’en avais plein. Je voulais relancer la machine. Je ne pouvais plus voir ce motel en peinture, je voulais tout changer, tout rénover… Mais seul ?
A l’accueil, le registre des visiteurs, la personne qui le tenait n’était pas là. Le matin, elle avait le droit de prendre toutes les pauses qu’elle voulait. Au lever du soleil, la plupart des clients dorment… Les arrivants étaient là depuis des heures ; donc personne ne s’était encore présenté pour l’offre d’emploi. On l’avait affiché en grand depuis la veille au soir sur la façade de la tour. L’affiche en noir et or invitait à entrer dans l’hôtel pour y travailler. En quoi ? On ne l’avait pas mis. Ce serait vulgaire.
Cette tradition d’étaler les activités de l’hôtel avec de la peinture grasse dans les esprits devait aussi changer. Je voulais que venir au love hotel soit une activité chic. On devait y aller comme on irait faire du shopping à Tern ou faire un tour en calèche à Ordae.

Je pris mes quartiers dans un petit salon privé. Style antique, les sofas m’invitaient à venir m’y allonger. Des coupes en or et onyx brillaient à la lumière des torches. Je ne pouvais pas accueillir mes candidats dans cette ambiance d’orgie. Je tirais les rideaux, posaient les éteignoires sur les torches. Mais les coupes étaient trop lourdes, je n’y touchais pas. On devrait y mettre des plantes quand elles ne sont pas utilisées pour y exposer des fruits en quantité… Je notais cette idée sur le cahier de cuir que j’avais sur les genoux.

Plus j’attendais et ma volonté s’envola. D’abord assit, puis à moitié allongé sur le sofa, j’avais sous les yeux les documents de l’hôtel.
On ne m’avait pas dit que j’allais devoir mettre le nez dans les chiffres quand j’ai postulé. La comptabilité était catastrophique, même pour moi qui suis dépensier, je trouvais qu’on abusait… Il y a mes propres commandes dans les factures, les produits que j’utilisais avec mes habitués revenaient très souvent. C’est vrai que je ne les économisais pas… Voir les prix de chacun d'eux me défrisait !

Plus tard, l’hôtesse de l’accueil m’apporta du thé.

-Des clients ce matin ?

-Non, personne ne s'est présenté.

Elle sourit et elle me quitta. Personne ne s’était encore présenté pour le job alors...

Je m'impatientais. C'était un travail assez bien payé quoi qu'on en dise. Pourquoi était-ce si difficile d'avoir du personnel ? Il doit bien exister une succube ou une sirène volontaire dehors.
L'attente rendait cette matinée plus longue qu'elle ne devait l'être en vérité. Les chiffres allaient m'endormir et si on devait me retrouver dans cette salle, je n'aimerais pas que mon premier candidat me retrouve dans une position de faiblesse. Je m'étais décidé à aller quémander l'un des livres que l'hôtesse cachait sous son bureau pour me divertir mais de l'autre côté de la porte, j'entendais des voix. Client ou candidat ?

Elle tend la main vers une porte. Le couloir derrière est frais, les appliques sur les murs sont bleues. L'ancien propriétaire aimait l'effet "océan". Démodé comme on savait si bien le faire dans les sex shop de Tern. C'était moche. Il faisait trop froid dans ce couloir pour aider les clients à se sentir à l'aise et tout le monde s'accordait à le dire. Alors pourquoi ces appliques étaient encore là et pourquoi personne n'allumait le chauffage !
L'hôtesse passe devant, elle marche avec beaucoup de confiance en elle ou en son déhanché. Peu de monde peut se vanter de savoir si bien éviter les cascades en talons aiguilles, je l'admirais pour ses jambes interminables posées en équilibre sur ses chaussures de torture.
Elle s'arrête à côté d'une double porte de bois peint.

-Monsieur Volrine vous attend. La porte s'ouvrit, confirmant ses dires.

Je voulais du sucre, ma patience à bout, la fatigue gagnait la bataille. Je regardais le couple devant la porte d'un oeil curieux. Ma bouche était sèche et ça ne s'arrangeait pas. Je voulais un thé glacé au moment où je ne pouvais pas l'avoir. La prochaine fois je serai malin et je me ferais préparer un plateau sucré-salé.

-Monsieur Van Derel voudrait s'entretenir avec vous pour le poste.

L'hôtesse attend ma réponse,mais je regarde le jeune homme dans la lumière bleu. Il est grand, bâti comme un dieu grec sculpté par les combats. Je suis déjà sous le charme de cette crinière blanche et de son regard. Il est parfait. Un visage capable de tout, douceur, canaille, virilité... Je me sens concurrencé sur mon territoire. C'est instinctif, il pourrait faire mon travail s'il le voulait.

Avec cette affiche, j'attendais beaucoup de candidats, les lois naturelles voulaient que les candidats à lunettes, cachant une affiliation au genre des invertébrés, se bousculent pour l'espoir de travailler au Love Hotel en imaginant qu'ils passeraient des nuits entières à rattraper le retard de leur pucelage. La nature était absente aujourd'hui, j'avais un seul candidat avec un corps à vendre père et mère pour une étreinte. Un client comme ça, je le dorloterais comme un prince.

Il n'a pas besoin de qualifications particulières pour le job, il a l'allure, pour une nuit, une soirée ou quelques jours de stages en proximité, ça ferait toute la différence.
Le regard de l'hôtesse me fait dire qu'elle se range du côté de ce candidat séduisant. Sauf que j'attends l'anguille... Je n'ai qu'un candidat, non ? Pas de deuxième chance. Donc je dois le mettre à l'épreuve. Il est beau, or dans le métier ça ne fait presque pas tout.

-Apportez-nous de quoi nous désaltérer je vous prie. Je la retiens avant qu'elle ne parte. Les aiguilles, elles sont confortables ?

Elle baisse les yeux sur ses talons, produits du Love Store, cette hôtesse est une vitrine avec des courbes et des cils papillonnant. Son visage est radieux.

-Très confortables, je peux les garder ?

Ce brin de fille vaut bien des talons hauts. Je lui rends son sourire.

-Oui, ils sont à vous.

Elle envoie dans l'air un baiser rieur puis s'en va. C'est là que je m'éloigne de la porte pour laisser passer le nouveau venu. Les sofa, les méridiennes étendues dans le salon.

-Je suis Or Volrine, le Barde de cet Hotel. Désolé de vous recevoir dans cette décoration d'orgie de série B... Le chantier de redécoration attend que je valide les plans. Si seulement je savais lire un plan d'architecture.

A distance de mon candidat, je m'étends sur une méridienne, le cahier ouvert devant moi et un crayon dans la main.

Son regard posé sur moi, je me trouve dans une situation que je connais déjà. Des hommes et des femmes m’ont déjà regardé de cette manière. L’assurance qu’il dégage et sa position, bien assis, sans gêne mais pas allongé comme moi, il est prêt à se relever à la moindre tentation.
Il a des bras musclés, je ne suis pas mal sous mes vêtements, mais pas aussi bien dessiné que lui. Je savais par avance que tous les clients du Love Hotel ne seraient pas à l’aise avec une force de la nature. La sienne émanait de tous les ports de sa peau. Je remarquais à peine les oreilles de loup sur sa tête, elles sont adorables. Il doit savoir jouer de sa nature hybride, je l’espère pour lui, car les clientes fascinées par le côté animal, on en a tous les jours. Je sais de quoi je parle…

Je baisse les yeux devant les siens, sur le cahier il y a des dizaines de questions qui méritent des réponses. Je peux le faire en mode interrogatoire et je peux le faire de manière plus difficile. Pour lui ce sera l’épreuve du feu car on ne me séduit pas facilement… Sauf que je n’ai jamais fait passer un entretien à quelqu’un pour qu’il travaille pour moi. La méthode difficile a le mérite d’être plus agréable. Je referme le cahier, je le dépose sur la table, sans jeter un coup d’œil à l’homme qui parle à côté de moi.
Car j’écoute. Sa voix, le rythme des mots, les accents toniques, je vois tout à travers ses lèvres. L’image me fait sourire intérieurement. Il y autre chose qu’on pourrait faire avec ces lèvres.

Il est très prudent avec ses questions. On dirait un entretien pour un poste de comptable… On en est loin et puisque je dois le mettre dans le bain aussi rapidement que possible, je plongeais mon regard dans le sien. Là, un sourire léger se dessine sur mon visage.
Ce serait même mieux qu’il se détende, moi je suis allongé et le tissu de ma chemise baille. Il révèle un triangle de peau clair et la naissance de ma poitrine.

-C’est un Love Hotel. La décoration parle d’elle-même, non ? Que pensez-vous qu’on fait ici et qui méritent toutes vos qualités cachées ?

-Mais vous n’êtes pas ici juste pour refaire la décoration. Pour ça, des spécialistes seront à l’œuvre. Ici, c’est un autre genre de spécialité qu’il faut maitriser.

Il touche son cou, ses cheveux. C’est un acte très féminin, il attire mon regard vers ses mains et par extension vers son visage. Sa chevelure en rideau, dévoile le bord raide de sa mâchoire. Je saisi un mot au vol, il veut de la sensualité et de la subtilité. Je peux le lui en donner, autant qu’il en demandera. Il est très bel homme, rien à dire là-dessus. Je viens à me demander s’il chercher du travail. Je l’imagine faire autre chose de ses belles mains.
C’est comme s’il ne prenait pas l’entretien au sérieux, il va dans mon sens depuis le début, c’est son corps le plus honnête. Cette façon qu’il a de ramener ses cheveux. Je sais qu’il s’est assis si près pour avoir l’ascendant physique. C’est peut-être un réflexe. Je peux me tromper. Les gens conviviaux agissent pareil. Tout l’inverse de moi. Je suis trop habitué à garder mes distances… C’est comme ça que j’ai toujours réussi à me faire désirer des clients…

La distance, ce n’est pas pour lui. Il est beau naturellement, il a la même beauté qu’un loup. Comme un animal heureux et simple, mais meneur de meute, chasseur et mystérieuse créature de la nuit. Ce Gabu, il ferait un courtisan tout à fait digne, mais à la condition de le présenter comme ce qu’il est.

-Ne vous forcez pas.

Je me redresse sur la méridienne. Je suis assis face à lui.
Un léger sourire fend mon visage.
Il est grand, même dans cette position. Les mains qu’il m’a montrées avaient des callosités que j’ai déjà vues sur d’autres. C’est un guerrier. Son charme ne fait qu’être plus tentant. J’approche mon visage du sien, je veux voir son visage et seulement lui.

-Votre sourire désinvolte. C’est ça votre arme. Ma technique personnelle est de jouer sur la distance, je me fais désirer car le destin n’a pas voulu faire de moi un guerrier. Mais vous… Vous devriez jouer sur votre charme naturel. Les clients vous mangeront dans la main rien qu’à voir votre allure et votre regard. Mais les sourires ça se mérite, n’en abusez pas. Ce doit être une récompense pour les clients sages… Faites-moi un clin d’œil pour voir et souriez seulement après celui-ci. Essayez ça.

Je suis assez proche pour sentir son parfum.

Spoiler:

Le sourire est toujours une récompense. Je discerne son potentiel et son regard distrait un court instant. Gabu cache des secrets... Il a bien mérité un sourire, un vrai. Un sourire qui ne cache pas l'amusement que me procure cet entretien.

-Pas mal. Vraiment pas mal.

La nature a fait du bon travail avec celui-là. Je suis tellement près de lui que je sens son odeur, j'entends le son de sa respiration. Il émane de lui un potentiel sexuel au delà de mes espérances. Il serait parfait pour les femmes qui recherchent de la virilité. Vraiment parfait. Les autres types de clients en revanche...

L'exercice le plus facile était réussi. Maintenant, il devait réussir la deuxième étape. Je devenais le client difficile qu'il croisera chaque semaine. Un habitué, je connais les codes, je connais le langage. C'est pire que ça. Je connais les techniques que les employés utilisent pour vous faire tourner la tête. Je suis immunisé aux sourires, de éphèbes en tenue de guerrier j'en vois des dizaines tous les jours et son sourire espiègle je le connais déjà par cœur.

-Prêt pour un vrai défi ? Cette fois, ce sera plus difficile. Si vous voulez le job bien entendu.

Je m'étends sur la méridienne, levé d'un coude au dessus d'un coussin de velours rouge.

-Séduisez-moi.

L'hôtesse entre dans la pièce sans frapper, elle a un plateau dans les mains. Elle s'arrête net, un gloussement lui échappe.

-C'est pas du jeu... Il vient tout juste d'arriver.

C'est vrai, c'est presque impossible de faire battre mon cœur de pierre. Ce que ne sait pas Gabu, c'est qu'il recevra de l'aide. Il avait beaucoup à apprendre sur la magie du monde de la nuit, la première leçon commençait.

Elle dépose les boissons et les friandises sur la table en se penchant assez, elle révèle un décolleté plongeant. Avant de partir, elle adresse à Gabu un clin taquin et une moue aux lèvres boudeuses. Gabu sait à quoi sert ce clin d'oeil, je suppose qu'il saura s'en prémunir.
Maintenant, elle s'en va toujours aussi haut perchée sur ses talons aiguilles.

-Pas de gadget, pas d'artifice. Vous avez tout le temps que vous désirez pour réussir à me faire consommer les services du Love Hotel.

Pour le former à être le courtisan le plus doué de l'Histoire de l'Entre-Monde, j'ai besoin de le connaitre. Comme par exemple, j'ai besoin de savoir s'il sait repérer les besoins de son client.
Je me suis déjà trompé en approchant trop rapidement une femme, une qui venait seulement pour discuter de son mari absent sentimentalement. C'est jamais agréable de voir une cliente quitter la chambre furibonde.