Une rencontre inattendue

Astrid trouvait les mots de Mahaut très justes. Cette terre n’est plus celle de la Silnà depuis trop longtemps maintenant. Le moment est venu de se battre pour ce qu’ils ont et non pour ce qu’ils ont eu. C’est pourquoi l’aînée aimerait ramener à la raison ses frères et sœurs. S’exiler ici pour y trouver le Sire ou pour une tout autre raison ne fait qu’accélérer leur chute. Si le Sire devait revenir de sa longue absence, il le fera en temps voulu et il saura où les trouver.

Son regard perdu dans les ténèbres, elle releva un regard surpris sur le donjion. Y trouvant alors autant de tristesse et de force. Les leurs sont habitués à perdre ceux qui leurs sont chers, enfants comme parents. C’est là leur fardeau. Au moins, Sigfried a rejoint l’Infini, il vivra éternellement à ses côtés. Il n’y avait donc pas de bonnes nouvelles dans le discours de Mahaut.

─ Ainsi Mahaut, tu oses me dire que nulle femme n’a trouvé grâce à tes yeux ? Je suis pourtant certaine d’en avoir vu quelques-unes espérer tes regards à la citadelle…

Rester fidèle à son poste, à son devoir, jusqu’au bout était une force de Mahaut. Chaque petit élément de leur grande famille, après une vie à accomplir leur tâche pour le bien de tous, les ont quittés pour un repos bien mérité. Astrid craignait avec une ferveur croissante l’approche de la fin pour ses plus proches camarades.

L’Aînée chassa ses mauvaises pensées et offrit un sourire rayonnant au donjion.

─ Ainsi présentée, je ne peux refuser l’invitation. Je t’accompagnerai avec plaisir.

Le retour de sa propre question l’a pris par surprise. A n’importe qui elle aurait répondu avec le naturel qui sied à l’habitude d’une réflexion dirigée vers leur dieu. Pour Mahaut, elle préféra se montrer honnête.
Elle baissa les yeux sur la ruelle. Des lueurs éparses dévoilaient la vie cachée dans ce quartier plus noir que les ombres communes.

─ Je vais mieux aujourd’hui, les dernières semaines ne se sont pas passées comme je l’imaginais. Mon arrivée dans l’Entre-Monde fut sportive, je n’aimerais pas recommencer. C’est à un ami éclairé que je dois d’avoir retrouvé les nôtres dans cette ville.

Elle songea alors que présenter Voger à Mahaut pourrait créer plus de problèmes qu’en résoudre… Le mal était fait, elle sera bientôt amenée à réunir les deux hommes. Elle savait bien ce que pensais les siens des profanes. Les serviteurs ne sont pas mieux traités.
Elle lui parlera une autre fois de cette personne. Mahaut n’avait pas besoin des détails ce soir. Il en aurait à profusion le moment venu.

─ J’ai entendu dire qu’un des huit se montrait plus raisonnable que les autres. J’aimerai initier le dialogue avec lui.

Pour peu que l’annonce surprenne son frère, Astrid savait à quel danger elle s’exposait. Elle en frissonnait d’avance. Ses sourcils se rejoignirent pour préciser d’un regard qu’elle était déjà déterminée à mettre son plan à exécution.

─ Nous ne pouvons pas continuellement nous dire châtier par les Huit si nous n’essayons pas au moins de traiter avec l’un d’eux. Et puis…

Son visage se détendit, elle délégua à un sourire le devoir d’apaiser ses mots. Il aurait bien besoin de ça.

─ J’ai eu cette idée quand tu m’as tendu les documents. Voger m’a parlé de la possibilité de visiter le Paradis. J’aimerais avoir l’occasion d’enquêter chez les morts. Quelqu’un aurait peut-être aperçu le sire, dans ce monde ou dans un autre. Nous pourrions résoudre ce problème de fuite de notre famille hors de la Citadelle si nous étions fixés sur Son sort. Il en va de même pour nombre des nôtres dont je n'ai plus de nouvelle. Je pourrais obtenir quelques informations sur ces sphères par la même occasion.

Cela voulait dire qu’elle devait entrer dans un temple et se soumettre à l’un des huit pour accéder à la porte du Paradis. Autant tendre le cou pour le bourreau ! Mais Astrid trouvait le risque moindre au regard de tout ce qu'elle pourrait découvrir. Sa maison dépeuplée, elle était bien la seule en mesure d'aller fouiller cette solution aujourd'hui.

Astrid hochait du menton dès la première remarque de Mahaut, elle ne s’arrêta de bouger frénétiquement sa tête qu’avec la promesse qu’il lui soutira de l’emmener avec elle. Toujours à vouloir être là pour les autres ce Mahaut, sauf que le donjion avait déjà fort à faire avec leurs frères et la guerre, ce n’était pas le moment de lui promettre de l’emmener vivre des périls encore plus grands. Elle céda à contrecœur et uniquement parce qu’il l’embrassa sur le front. Elle ressenti pour lui un tel amour que sa détermination à lui refuser cette dernière requête s’envola.

− Mahaut, un seul de nous dans un temple c’est déjà beaucoup, nous ne devrions pas nous mettre tous les deux en danger. Que se passera-t-il s’il nous arrivait malheur en même temps ? Elzear seul aux commandes… As-tu la moindre idée de la catastrophe que ce serait !

Elle lui sourit, amusée, car Elzear serait en réalité un très bon aîné suppléant pour leurs deux tiers. Son seul défaut était d’être toujours absent. Y compris aujourd’hui où son soutien leur serait si précieux.

Astrid lui fit cette promesse d’un simple baiser déposé sur une joue.
En dehors de cette pièce, le reste du monde trouverait cette complicité déplacée. Elle-même se demandait si les aînés n’étaient pas trop proches les uns des autres, elle craignait par-dessus tout de devenir inaccessible pour ses autres frères. Au fond, elle ne pouvait s’empêcher d’apprécier et provoquer ces moments. Ils étaient sa famille, un petit peu plus que les autres.

− Je te préfère en vie et en bonne santé, mon frère. Si ce n’était toi qui l’avait demandé, rien au monde n’aurait pu me convaincre de te mettre en danger ainsi.

Ainsi Mahaut participerait à cette aventure. Astrid cédait bien trop vite quand on le lui demandait ainsi… Vraiment.

La boutade au dépend d’Elzear ne fit pas disparaitre la proposition de Mahaut de rencontrer Voger. Si elle était honnête, elle n’aurait qu’à emmener son frère dans la salle commune à l’étage du dessous. Voger y attendait Astrid, peut-être jouait-il quelques objets venus d’ailleurs aux cartes ou bien il se contentait de regarder l’âtre les bras croisés. Astrid ne pouvait deviner ce que faisait le lynx, mais elle savait comment il parlerait au donjion et elle pouvait deviner l’avis de Mahaut qui en découlerait. Elle n’était pas pressée de les présenter.
Tous deux équipés d’une forte personnalité, la journée était déjà assez sombre pour ne pas en rajouter. Elle se garda de le lui dire exactement comme cela.

− C’est une bonne personne, dit-elle. Ne précipitons pas les choses, je tiens à le garder parmi mes amis. Je sais comme il te sera difficile de lui accorder du crédit, mais je t’assure que jusqu’à présent il s’est révélé être un allié précieux. Il le sera encore pour nous accompagner vers les Huit.

Cette histoire de rencontre Voger lui avait à peine ôté de l’esprit son plan. Les yeux sur un détail du mur qu’elle ne regardait pas vraiment, Astrid expliqua à haute voix les conditions de son idée.

− Na’keisarin semble le plus simple à aborder pour essayer d’ouvrir le dialoguye. Nous pourrions contacter son prêtre, j’ai entendu dire qu’il était une personne sensée et non trop pieuse.

Une indécision inhabituelle sur ses traits changea son visage.

− Puis, nous devons nous rendre au Paradis… Ou bien seul l’un de nous pourra y aller. C’est une partie de mes idées qui n’a pas abouti. Je ne suis pas certaine de la marche à suivre une fois que nous aurons trouvé un passage.

Quand elle a su pour les Huit, elle s’est demandée pourquoi l’Infini ne possédait pas un portail vers le monde des morts dans son temple.
Par la suite elle s’était rappelé pourquoi le temple de l’Infini était si éloigné dans les terres enneigées. Parce qu’ils ont été contraints à l’exil. En conséquence de quoi, il existe un autre temple dans les environs.

− Nous pouvons avoir une autre solution. Il est possible qu’un temple de l’Infini, celui de l’origine, existe encore quelque part dans ce pays. Si nous pouvions le trouver, nous pourrions peut-être trouver son passage vers l’au-delà… Mais cela prendra encore plus de temps.

Elle leva son regard sombre sur le visage de Mahaut, cherchant chez lui un nouvel avis.

Astrid n’aurait jamais prétendu le contraire. Son respect allait avec ce silence poli qui accueillit la remarque de son frère. Nul ne pouvait blâmer un frère de mettre les siens si haut dans son estime. Malgré tout son amour pour chacun des leurs, la prédicaine ne pouvait refouler toutes les petites pensées sécessionnistes. Mahaut comme les autres ne se rendait pas compte qu’à chaque fois qu’il surélève sa famille, il l’a marginalise un peu plus… Un effet vicieux de leur condition ne faisant que tendre toujours plus vers leur isolement. L’isolement va avec le froid, c’est bien pour cela que les frères et sœurs de la Silnà sont si résistants aux basses températures. Ils s’en accommodent bien.

-Je me charge de contacter ce prêtre. Entre serviteurs d’un temple, nous saurons mieux nous écouter.

Elle ne mettrait pas sa main au feu en pariant là-dessus. Aujourd’hui, elle et Mahaut étaient aveugles pour entamer ce périple. Elle se rongeait l’intérieur d’une joue en pensant une fois encore au danger qui sourdait.

Elle se fia au jugement du Donjion. Leur temple attendra, car ce périple-là attendra que les siens soient unis pour l’entreprendre. Elle n’irait jamais seule sur une pente qui concerne toute leur famille.

-Je suis bien installée, ne t’en fais pas pour ça.

Une moue boudeuse marqua son aveu, elle pouvait bien dormir dans un cloaque ça ne la dérangerait pas, tout ça pour dire, ne te soucis pas de ce genre de détail, tu as déjà assez à penser avec les priorités.

Elle s’inclina avec respect, son regard déjà dirigé vers la porte pour la rejoindre.

-Je viendrai te chercher quand le prêtre sera prêt à nous recevoir.

Sa main sur la poignée, elle pouvait entendre le pas feutré d’un ami de l’autre côté de la porte. On l’attendait… Souriante elle se détourna pour une dernière question à son frère :

-Bien que tous soient dignes de confiance, nos âmes n’ont pas toutes les mêmes ressources de courage. Connais-tu parmi les nôtres dans cette auberge des gens qui se sentent assez courageux pour m’accompagner lors de ma première rencontre avec le prêtre du dragon ?

Astrid rencontrerait ce prêtre en dehors du temple. Dans un endroit neutre, cette rencontre ne nécessiterait pas la présence de Mahaut alors il pourrait peut-être déléguer cette tâche à un autre de son tiers.