Gagner sa vie

Accueillit à bras ouverts, nourris et logé, les premiers jours je n'ai manqué de rien. J'avais retrouvé beaucoup de personnes, certaines que je connaissais, d'autres non. Il y avait des visages familiers et des visages qui ne me disait rien.
Il était hors de question de rester à ne rien faire. Je ne suis pas un parasite.

Que peut faire un vagabond de ses dix doigts ?

Ceux qui ne savent rien faire et ne savent rien tout court n'ont qu'une solution, travailler dur en ville ou travailler dur loin de la ville. Rester au milieu de la foule me fit horreur. Je devais seulement travailler sans me préoccuper d'autres choses. Mes premiers objectifs seront de m'installer confortablement.

C'est toute cette transition qui a conduit mes pas à la bibliothèque. On m'avait juré qu'ici je trouverai de quoi faire. Si je n'avais pas trop peur de me blesser.

Une masse bruyante se tenait près d'un grand panneau d'affichage. Je me fondis dedans, en quête de travail.

Il y avait un homme devant le panneau d'affichage, il n'avait pas l'air commode et tenait dans la main un document qui ressemblait à ceux sur le tableau.
Je suis bien assez remonté contre les habitants de l'Entre-Monde comme ça, il ne me vint même pas à l'idée de me proposer pour joindre sa mission ou bien même pour savoir de quoi elle parlait.

Je jouais des coudes pour passer et mes yeux accrochèrent les feuillets épinglés au mur.

Approchez approchez ! Ils sont beaux mes légumes, ils sont beaux !
Des missionnaires pour des chasses dangereuses ou des livreurs semi-sédentaires qui connaissaient mieux la capitale que les sanctuaris, il y en avait pour tout les goûts, des salées, des sucrées, des amers et d'autres dont l'excentricité accusait le papier corné d'être resté là haut si longtemps.

Je suis rassuré de voir qu'ici, ils ne sont pas si fous que ça. Il existe encore une limite...

Des quêtes par dizaines, par centaines peut-être bien, par l'ombre d'une inspiration les accompagnaient. Des monstres partout et des chasseurs priés de les tuer. Laissez donc ces créatures tranquilles, elles sont chez elles après tout !
Je connaissais bien la piqûre au fond de ma gorge, je sentais poindre un sentiment de révolte pour tous et pour rien. Ca n'améliora pas mon humeur entamée par les bousculades et ceux qui vous interpellent sans crier gare.

J'ouvre des yeux ronds de surprises après m'être retourné. C'était ce garçon hautain que j'avais soigneusement évité une minute plus tôt.
Je retrouvais mon calme dès que je l'eus reconnus.
Le décor de la bibliothèque succéda à l'image pleine rétine qui me restait du panneau d'affichage. La gardienne des lieux surveillaient le hall. Le nombre croissant de personnes aux caractères électriques au milieu de la salle n'aurait pas pu permettre de sentir en sécurité ici, mais le petit bout de femme là bas tenait tout ce petit monde en joug d'un regard qui ne laissait aucune doute.
Le bruit et les problèmes ne sont pas tolérés chez elle.

-Ca peut m'intéresser.

Je l'examinais de la tête aux pieds. Les gens d'ici ont trouvé le moyen d'être aussi différent des uns des autres qu'une noix s'oppose à une pomme.

-Tu penses à quel genre de danger ?

Il y avait bien longtemps que Xénon n'avait pas pris le temps de parcourir le hall autrefois familier de la Bibliothèque. Ses jours de chasseurs de monstres étaient bien loin derrière lui, depuis remplacés par le quotidien d'un milicien de Ken, puis par rien de moins que l'emploi du temps chargé d'un Maître de Miroir. Mais toutes ces démarches administratives, toutes ces réunions et ces cérémonies commençaient à lui peser et il avait besoin de se dégourdir les jambes. De se rendre utile d'une façon plus concrète qu'en signant paperasse après paperasse. Il lui semblait qu'une quête, comme au bon vieux temps, serait le remède à son accès de bougeotte.

Pourtant, laisser son Miroir et son quartier, même pour quelques jours et même en s'étant assuré que HK-50 assurerait la relève, lui donnait l'impression désagréable d'abandonner le navire. Il maudit son perfectionnisme et se rappela qu'un autre Maître pour lequel il avait beaucoup de respect n'hésitait jamais à sortir de son bureau pour régler les problèmes sur le terrain, lui. Et K'ouen ne s'en portait pas plus mal. (Le Miroir, en tout cas, parce que le Maître en question, c'était une autre histoire...)

Culpabilité écartée et enfermée à double tour dans un coin de son processeur, il se fondit dans la foule près du panneau d'affichage et parcourut les quêtes d'un œil habitué. Ce faisant, il entendit une conversation débuter non loin de lui. Il tourna la tête pour étudier les deux jeunes hommes. Celui aux cheveux noirs tenait l'un des ordres de mission à la main. Xénon aperçut quelques mots de son titre et s'approcha, intéressé.

"Pardonnez-moi," intervint-il poliment. "Il s'agit de la demande d'aide de Trost, n'est-ce pas ? J'en ai entendu parler. Les habitants vieillissent anormalement vite et on parle d'illusions, au point que l'Eutopos est soupçonné d'avoir un lien avec l'affaire. Si vous cherchez d'autres compagnons, je me joindrais volontiers à vous."

Est-ce que la malédiction de Trost ou un monde de l'imaginaire comme l'Eutopos aurait le moindre effet sur un androïde ? Il se sentait en tout cas moins en danger qu'une créature biologique. Autant utiliser au mieux sa nature.

Si on me l'avait prédit je ne l'aurais pas cru une seule seconde ! K'en en personne nous proposait ses services. Une sacrée surprise se saisie de mon visage. Si les autres voyaient ça...

Ils me tueraient pour ce que je vais faire. Pardon, l'occasion est trop belle.

-J'en suis aussi.

L'auberge et les réseaux du quartier sale ont été de précieuses mines d'informations pour moi et mes compagnons tout juste arrivés. J
'ai appris le nom des chefs, le nom des sous-chefs, le nom des quelques sanctuaris du quartier qui posaient trop de question, ceux qui n'en posaient jamais aussi.
Et les noms des prêtres et de leurs acolytes, pour mieux connaitre ceux qui sont en contact direct avec les demeures des dieux.

Lui je l'ai connu autrement. Il était moins parfait la dernière fois, abîmé pour ne pas dire blessé. Il a parlé des miens, s'est fait volé un bien précieux et nous a remercié de surcroît à la fin de la fête. Me soupçonne-t-il pour le livre ?

Je devrais dénoncer l'autre type celui qui portait des gants lors de l'aventure du temple.

-Si tu veux t'équiper libre à toi, j'ai bien assez de ce que je porte sur moi aujourd'hui.

C'est-à-dire pas grand chose.

Je me placerai derrière le robot si le danger rôde, après tout les miens sont moins nombreux que les robots et les miens sont plus fragiles qu'eux.

Plus le temps passe et plus j'agis en lâche sur les terres de nos ancêtres. Je me cache derrière une machine, je compte dénoncer un autre au lieu d'avouer le larcin de mon frère et si je peux profiter d'eux pour gagner mes premiers salaires dans l'Entre-Monde, je profiterai aussi d'un bon départ pour en apprendre plus sur ce drôle d'endroit.

Notre groupe étant composé je leur montrais le bureau de la bibliothécaire. Le devant était libre et c'était le bon moment pour aller s'enregistrer près d'elle.

J'avais déjà repéré le petit aventurier dont le visage était sur la liste de "à croquer" de Carine. S'il avait sur ma propre liste "à croquer" ç'aurait été plutôt flatteur pour lui, hélas, la nature faisant mal les choses -surtout dans son cas- c'est Carine qui l'adore.
Il rêve de lui croquer un bout de jambe et pourquoi pas quelques organes à forte teneur en hémoglobine.

Avec le temps, on oublie de s'offusquer des images créées par l'imagination grandissante de Carine. Encore quelques années et bientôt K'ouen devra me reclasser chez Li pour détention d'un animal intelligent dans mon propre corps.

En guise de salut, je retroussais les lèvres et dévoilaient mes dents.

-Si tu reviens en vie je serais très heureuse de te présenter mon dernier parent proche...

Vivement qu'il revienne. Il arrivera bien un jour où il se pointera lorsque je perdrai le contrôle du loup. Décidée à l'ignorer ouvertement, je me tournais vers Xénon. Ce visage connu et apprécié apaisa aussitôt Carine. Je le soupçonnais d'avoir du respect pour l'androïde.

-Maitre Ken ! C'est une bonne surprise de te voir ici !

Un sourire sincère illumina mes traits. Dans ce trio il y en avait un que j'estimais et un autre que je donnerai volontiers en pâture à un méchant chien.
Quant au troisième... Inconnu au bataillon, et je connais tous mes aventuriers : Tous ! J'arborais l'expression qui reconnaissait un bleu en mal de travail ou de sensation forte. D'un côté comme de l'autre il s'en sortirait, j'avais confiance en Xénon pour mettre ces deux là au pas si besoin.
Le nouveau avait trouvé au moins un excellent équipier. Dans ces conditions je ne pourrais pas lui refuser beaucoup de missions. a part peut-être un Arcturien, les morts s'empilent en moins de temps qu'il ne m'en faut pour m'agacer de Carine le jour d'halloween.
Il aime les sucreries...

J'examinais le document remis par l'autre beau parleur. Les noms étaient en règle et comme il le disait il partait pour l'Eutopos. Non pas pour la mission de l'étrange pouvoir de ce monde bizarre mais celle qui rongeait le sud-Est.
Je n'aime pas beaucoup quand les problèmes ont cette ampleur. Quand j'y envoie quelqu'un j'ai une chance sur deux qu'il revienne sur un brancard.

En cherchant dans ma mémoire je me demandais ce que je pourrais leur dire pour les aider à bien démarrer leur mission. Peine perdue, avec un agacement évident, je dus me rendre à l'évidence, je n'avais rien à leur raconter.

-Bon et bien, tout est en règle !

Spoiler: