L'horizon de Mirinar

Les miliciens de K'ien n'avaient pas beaucoup de travail ces temps-ci, en l'absence de maitre une partie de la milice avait obtenu des congés.

De toutes part K'ouen appelait les plus forts à chasser les créatures d'Arcturus.
Karan y avait pensé.
Mais les esprits de Sah n'étaient pas pressés de mourir. Son petit doigt lui a conseillé de ne pas présumer de ses forces.

Pourtant le chômage technique lui laissait beaucoup de temps à combler.

Une canne blanche rasant le sol devant lui il chercha la bibliothèque. Un aimable indigène de Cerclon lui fit faire demi-tour après plus d'une heure à chercher en vain.
Enfin il trouva la tour.
Une foule bruyante se massait auprès des hautes marches, l'intérieur était tout aussi bondé.
Il rangea sa canne, ses yeux recouvraient le goût des couleurs.

Il ressentait un certain malaise à retrouver la vue. Le regard rempli de lumière et de mouvement il gravit les marches à faible allure, sa canne pliée et rangée sous son bras.

Le bruit répercuté sur les hauts murs du hall était assourdissant. Il y avait là une file d'attente enroulée dans tout le hall. Au bout de celle-ci il y avait les impatients qui trépignaient sur place. Au milieu, les visages étaient plus calmes, ceux là ont compris que ça durerait encore un moment. Au sommet, le bureau de la bibliothécaire.

Karan s'éloigna en direction de l'affichage des annonces de quêtes. Des bras se pressaient dessus. Un coup d'oeil aux offres, le soldat se fit une raison. Avec un si faible équipement il n'était pas prêt de devenir un héros.

Il prit une affiche mentionnant l'île mythique de Mirinar. Comme les autres qui attendaient autour des sièges, il se positionna en silence.
Il attendrait qu'un volontaire se désigne pour l'accompagner à dix kilomètres au dessus du sol.

Karan leva les yeux pour mieux voir l'homme qui venait à sa rencontre. Aussi surprenant que cela puisse être de la part d'un aveugle. Il s'amusait bien à jouer les handicapés mais sur K'ien personne n'était plus surpris.
Ici non-plus personne ne souligna son exploit et il ne su s'il devait se sentir vexer. Levant le parchemin à hauteur pour le regard de l'inconnu :

-Il me semble que l'annonce propose du travail sur Mirinar.

Il lui tendit le papier déplié.

-Ma vue n'est plus ce qu'elle était, je me trompe peut-être.

On y mentionnait du travail d'observation. C'était l'ironie de la situation qui l'avait convaincu de prendre celle-là et pas une autre.

Laissant le jeune homme à sa lecture, il observa la longue file d'attente. Il n'était pas si mal installé ici, il attendrait que la foule se disperse d'elle-même.

Spoiler:

Levé d'un bon, Karan lui tendit joyeusement la main. Jusque là, il doutait que le jeune homme se propose pour Mirinar.
Les créatures étaient ouvertement protégées par le maitre de K'ouen en personne et quiconque y toucherait s'exposerait à des représailles douloureuses dans l'arène.
Mais tout le monde oubliait que ces créatures uniques en leur genre possédaient pourtant les défenses courantes, comme des crocs, des griffes, des carapaces, des cornes, des poisons et venins, des bactéries toutes aussi uniques qu'elles.
Tout ça dans une mission d'observation sur le terrain avec un parfait aveugle.

-Ravis de vous rencontrer, je me nomme Karan et vous ?

Dans cette courte phrase il mentis par omission. Un pincement au cœur il se promis de dire toute la vérité après que son équipier se soit engagé pour la mission. Après seulement.
Il lui avouera pour les monstres, pour sa cécité partielle, pour son absence d'équipement, pour l'interdiction formelle de briser le fragile équilibre de Mirinar en touchant à une créature ou une plante ou un mélange des deux.

Sauf si la bibliothécaire avoue tout avant. Dans ce cas... Son petit doigt lui suggéra d'aviser à ce moment là. Il pourrait mentir encore un peu et dire qu'il n'en savait rien jusque là.
"Soldat de K'ien" ? Il est aveugle, il lit peu le journal...

-Nous pouvons prendre place dans la file d'attente et attendre notre tour pour nous inscrire auprès d'Eva, la bibliothécaire. Ou il y a la manière rapide.

Karan dégaina sa canne, la fit glisser sur le sol et se dirigea vers la file d'attente. Déjà quelques bon citoyens lui cédaient des mètres entiers (et des minutes).

Il voulait vraiment changer d'air. Même s'il devait s'assoir sur quelques principes pour y arriver plus vite.

Le même discours récité quatre-vingt fois de suite en une matinée, bienvenue dans mon cauchemar.
Ici, les habitués m'appellent Eva et lorsqu'ils voient le loup noir dans un coin d'ombre ils sont assez intelligent pour ne pas entrer dans la bibliothèque tant que Carine ne s'est pas fait expulsé de mon corps.
On me connait pour être dure au travail et généreuse en informations concernant les missions délicates. Je suis celle qui téléphone aux familles quand l'un de mes aventuriers décèdent lors d'une mission. Et je suis surtout celle qui paie les primes.
Les habitués savent me trouver et savent aussi qu'il vaut mieux ne pas m'enquiquiner. Après tout, plus vite ils sortent de la bibliothèque plus vite ils sont payés.

Mais aujourd'hui il n'y a pas beaucoup d'habitués. Les arcturiens ont massacré la moitié de mes rangs de fanatiques...
Et ça me rend furieuse de devoir annoncer des morts. Et triste. Parce qu'on s'habitue vite à tous ces malades aux armes brillantes et à la voix qui portent jusqu'aux étages les plus élevés.

-Bonjour messieurs !

Juste assez de nouvelles têtes à informer pour me donner la migraine.
Le loup dans mon crâne dansait la javanaise, tout ce monde le rendait fou. Curieux et furieux à la fois, il voulait chasser dans le tas ou bien renifler tous les derrières qui se présenteraient... Il était totalement incapable de choisir entre loup-dingue et lourd-dingue.

-Eva Carine, bibliothécaire. Si vous souhaitez vous inscrire à une mission veuillez noter vos noms sur ce formulaire ainsi que le nom de la mission choisie...

Machinalement je glissais sous leurs yeux le fameux bout de papier.

Le discours s'éternisait sur des indications excluant la responsabilité de la bibliothèque en cas de blessures/dégradations/pertes et compagnie pouvant survenir durant la mission...

-Dès que je vous aurais enregistré et remis le paquetage offert s'il en est prévu un dans l'annonce, vous devrez aller exécuter votre mission. Après avoir terminé, revenez me voir pour la validation, vous serez crédité des pims indiqués...

Kip, le petit robot assistant essaya de me toucher du bout du doigt pour s'assurer qu'on ne m'avait pas remplacer par une machine durant la nuit. D'office je lui remis ma tasse vide et d'un regard je l'envoyais faire du café. Pour reprendre mon petit discours de bienvenue là où je m'étais arrêtée.

-... En cas de pépin avec le versement des sommes, voyez avec la banque. D'ailleurs la bibliothèque n'est pas une banque, si vous manquez d'équipement ou de moyens ce ne sont pas mes affaires...

Mon ton était toujours moins cordial quand j'en arrivais à la fin surtout lorsque je finis par :

-J'espère que la vue vous plait. Vous voulez voir mes fesses aussi ?

Parce qu'Eva reste Eva, que Carine méritait des claques mentales toutes les trois secondes. Parce que je suis connue pour mon caractère bien trempé et mes sautes d'humeur inconsidérées. Et aussi parce qu'il y avait encore une foule dans mon hall, bruyante et gigotante, qui gênait le calme de ma tour et surtout, parce que tout ça voulait dire que ma journée finirait tard... très tard.
Alors quand on lorgnait mes parties charnues je n'avais qu'une seule envie : un lancer de vieux bouquins sur tout ce qui bouge.

Mais je souriais. Mon beau visage était orné d'un beau sourire bien blanc. Quoiqu'un peu crispé.

Karan acquiesça sérieusement tout au long du discours. Il se retint de demander un café à l'admirable robot assistant. Le discours commençait à se faire long. Il était beaucoup trop question d'expressions leurs disant clairement qu'ils devront se débrouiller si ça tourne mal. Avant, pendant et même après la mission ils étaient de grands garçons à eux de faire ça bien et d'éviter les problèmes.
Leur mission ne semblait si difficile qu'elle mérite tant de précaution... N'est-ce pas ?

Il sursauta à la conclusion d'Eva. Le discours était assez monotone et rien n'indiquait qu'à un moment où l'autre ils en viendraient à négocier les courbes de la jeune femme.

-Ce serait un plaisir que de partager plus d'intimité avec vous, mademoiselle, mais nous souhaitons seulement nous inscrire pour la mission sur Mirinar.

A l'aide du stylo sur le comptoir il inscrivit son nom et celui de la mission sur la fiche. Alors, il fit glisser la fiche vers son partenaire.

-L'affiche mentionne un titre perçant spécial pour rejoindre Mirinar, fonctionne-t-il comme les autres titres une fois par jour ?

Dans la foule derrière des sourires et quelques rires mal cachés révélèrent que nous n'étions pas les premiers à nous faire avoir par la bibliothécaire. Eva traînait une belle réputation.

A force de vivre avec un loup mal élevé dans sa tête on adopte une partie de ses réponses évidentes aux problèmes : grogner, montrer les crocs, menacer ouvertement le gêneur de potentielles représailles...

Au premier j'adressais un vague soupir d'agacement. Au second par contre, ce fût une tout autre réaction.

Une fourrure persistante frémissait sur ma nuque. Je pouvais sentir les griffes de Carine repousser mes ongles. L'animal aboyait et bavait telle une bête furieuse dans mes pensées. Il disait dans son langage : qui s'approche de ma femelle ?
Aussi trivial que le loup, je manquais d'attraper Kip et la tasse pleine qu'il portait pour les envoyer tous deux dans la tête du petit mâlin. Mais les gens intelligents s'en vont avant l'explosion. C'est la règle première de l'artificier qui veut vivre longtemps.

Il n'y a que les nouveaux pour oser me parler ainsi sur mon territoire.
Afin de calmer Carine qui labourait mes pensées aussi efficacement qu'une broyeuse, je lui promis qu'au retour de celui-là nous lui réserverons un accueil chaleureux.
L'animal bouda, c'était prévisible. Alors je promis aussi que si le fou recommençait, il pourrait y goûter un morceau...
La bête sauta de joie.

Tirant sur un tiroir, je donnais le titre perçant à -lecture en coin - Karan.

-Une fois par jour, vous devrez le restituer à votre retour c'est un exemplaire rare. Et... Bonne chance, si tu peux le laisser se faire dévorer pendant que t'y es ça lui fera voir du pays...

Je lui ordonnais de déguerpir de mon bureau pour laisser la place aux autres gros malins qui ne me provoqueraient pas à mon comptoir. Aux suivants j'offris un discours sans sourire et des regards assassins. Ceux-là n'avaient pas intérêt à faire de l'humour.