J'veux sa peau !

Un immense hall circulaire à l'ordre épuré, baigné de lumière filtrant à travers les grandes baies vitrées, les ombres jouant à se cacher du soleil derrière les courbes de l'Hécatonchire aux proportions déraisonnables. Au pieds du bronze imposant, les clapotis joyeux et apaisants d'une fontaine, et quelques lézards paresseux sur les margelles au marbre clair. Autour, épousant les murs, des Duchesses au bois noble et aux velours dans les tons lin, et sur l'une d'elle, insolite parmi la beauté du lieu : Haine.

À moitié vautré sur l'une des banquettes d'un autre âge, monsieur Ken semblait très absorbé par la contemplation de son plafond. Ouaip, son plafond ! Parce que cette Res Publica, c'était un peu la sienne figurez-vous ! Les bras écartés sur le dossier de part et d'autre de son corps avachi, la tête en arrière, il battait des cils par intermittence, indifférent à la vie – inexistante – qui l'entourait. Non. Pour l'heure, il était occupé à jouer avec sa nouvelle connexion occulaire. Il passait d'une vision à l'autre, tout heureux d'avoir retrouvé ce nouveau jouet. À vrai dire il ne s'en servait pas souvent, mais c'était toujours pareil avec les gadgets : c'était quand on ne les avait plus qu'ils nous manquaient. Enfin bref. En mode thermique, ça ne donnait pas grand chose. Juste un plafond vert. En mode infrarouge, ça donnait encore moins quelque chose... et en mode normal... Bah c'était un plafond, blanc, plâtre, un plafond quoi. Il passa sa main devant ses yeux, s'extasiant d'en discerner les contours rougeoyants en thermique. Un gosse.

Il redressa la tête en entendant le chuintement des roues d'un robot. Janus sortait. Faire un tour ? Non. À tous les coups il partait accueillir un visiteur à un pont d'envol quelconque. Si ça pouvait être son invitée, ça l'arrangerait. C'était pas qu'il l'avait attendue toute la journée mais... un peu quand-même. Et puis elle avait une chance de cocue : avec les médocs contre la douleur – merci K'ouen – il était trop dans les vapes pour être de mauvaise humeur...

… sérieusement, vous y avez cru ?

Voyage sans encombre. Lyn contemplait à présent le gigantesque bâtiment qui lui faisait face. Res Publica, ca avait de l’allure tout de même. Les dimensions colossales de l’architecture imposaient un certain respect. Le trajet lui avait parut bien trop long, dénué de tout intérêt. Elle avait du emprunter une navette banale à souhait. A dire vrai, la jeune femme se rendait en ces lieux non sans une certaine amertume. Elle avait toujours fuit les lieux isolés et surtout les administrations, d’une lenteur accablante.

Cependant, aujourd’hui, elle n’avait guère le choix. Un maître de Miroir avait fait appel à ses services. Lyn aurait préféré pouvoir fixer son propre lieu de rencontre mais son nouveau client s’était montré intraitable. Il ne lui avait laissé aucune alternative et ne s’était pas même donné la peine de l’éclaircir quant au but de son nouveau travail. Ainsi, la jeune femme avait du se renseigner de son côté pour savoir ce que lui voulait le Maître de Ken. C’était un comble.

D’humeur forte désagréable, Celle qui Sait se fit annoncer aux portes du palais de Ken. On ne tarda pas à lui ouvrir. Une espèce de boite de conserve vint l’accueillir et la mener jusqu’à un immense hall meublé par d’imposantes statues de femmes. Elle aperçut alors un homme, contemplant le plafond avec intérêt non loin de là. Il devait s’agir du Maître de Ken, celui dont on se plaisait à l’appeler Haine. Connu pour posséder un tempérament quelque peu ombrageux, on racontait qu’il fallait toujours faire preuve d’une certaine diplomatie à son égard.

Hélas, aujourd’hui, Lyn ne se sentait pas d’humeur à jouer les diplomates. Consciente qu’elle avait été annoncée depuis un moment, la jeune femme ne prit pas la peine de se présenter. Le Maître de Ken, quant à lui, continuait à l’ignorer superbement. Elle s’adossa contre la jambe d’une statue qui se trouvait non loin de loin et croisa les bras sur sa poitrine. Le regard noir, sa voix trancha le silence de la pièce. Elle dut la contenir et la moduler afin d’éviter d’éventuels échos.

- Ainsi on fait appel à mes services ?

Dans un sens, Lyn avait du bol d'avoir à faire à Ken. Autant dire que n'importe quel maître se serait insurgé de son entrée en matière sans formule de politesses d'usage. Mais puisque Haine n'en connaissait aucune, ça ne lui fit ni chaud ni froid. Il se contenta de redresser la tête et de planter son regard rouge sur madame l'incruste. Pourquoi madame ? Parce que les formes orangées de sa vision infrarouge laissaient entrevoir la silhouette de deux beaux arguments écrasés par une paire de bras... et puis parce que pour avoir une voix pareille, ça ne pouvait être qu'une gonzesse. Pas polie, un peu m'as-tu vue, mais rien à secouer tant qu'elle marchait dans sa combine. Les paillettes scintillèrent dans ses iris jusqu'à leur redonner leur couleur bleue. Sûr, en vision standard elle ressemblait déjà davantage à quelque chose. À une nana quoi. Janus leur fit l'honneur de son entrée à ce moment là, petite boîte de conserve sans tête.

« Mission 497 : Accueil de mademoiselle Alia Atréides sur son pont d'envol... Veuillez me suivre, Maître N. va vous recevoir. Mission 497 : Accueil de mademoiselle Alia Atréides. Autre chose pour vous servir Maître N. ? »

Ce à quoi Haine haussa un sourcil intrigué. Janus qui lui faisait le coup de réagir à retardement, c'était une grande première. Ça méritait une révision complète, un petit ménage dans sa mémoire encombrée d'ordres stupides. Fallait dire aussi que c'était marrant de lui ordonner de trouver un lézard rouge à pois vert et le regarder parcourir la Res Publica en long, en large et en travers.. en vain. Bri ? Neythen laissa retomber ses bras le long de son corps comme s'il peinait à les mouvoir de lui-même. C'est que mine de rien, une côte cassée ça faisait mal. Longtemps. Et pour pas grand chose. Une main sur sa nuque comme pour se réveiller, il ne lui fit pas l'honneur de se lever, trop incertain de l'équilibre qu'il arriverait à donner à son corps bourré d'antalgiques.

« J'ai b'soin qu'vous m'retrouviez quelqu'un. Vous savez faire ça ? »

Question idiote, c'était un peu son job.

« La directrice du Sanctuaire des Braves a été agressée, j'veux savoir par qui. Et j'veux savoir où l'trouver. »

L'avantage avec Haine, c'était qu'il s'encombrait pas en palabres inutiles.

Coup d’œil rapide. Le Maître de Ken venait enfin de montrer une once d’intérêt pour la jeune femme. Il se redressa lentement. Visiblement, il éprouvait quelques peines à se déplacer. Une rapide analyse permit à Lyn de deviner qu’il souffrait de quelques côtés endommagées à en juger par les grimaces que soulevait chaque nouvelle respiration. Elle avait entendu dire qu'il s'était battu récemment mais n'avais guère plus obtenu d'informations. A dire vrai, elle ne s'était pas vraiment penchée sur la nouvelle. A présent, la faiblesse du Maître l'intriguait légèrement. Quel combat avait-il pu mener pour se trouver dans un tel état ? Il était connu pour être d'une consistance plutôt robuste.

Repérant une banquette à l’aspect confortable non loin du Maître du miroir, Lyn décida de s’y accroupir. Croisant les jambes sous elle, elle ne craignait pas de salir les étoffes ou même d’attirer l’inimitié de son hôte. D’humeur peu avenante, la jeune femme s’était mise en tête d’oublier toutes étiques et autres courtoisies. Le Maître de Ken n’y attacha guère d’importance, suivant le pas, et ne prit pas la peine de se présenter. La machine qui avait accompagnée Lyn se chargea de la présenter, brisant le silence d’une voix mécanique. Ils regardèrent ensuite le robot défectueux s’éloigner en grinçant. Une fois la conserve robotisée disparue, celui qu’on nommait Neythen prit enfin la parole.

Lyn l’écouta attentivement, ne jugeant pas utile de répondre sarcastiquement à sa première question. Lorsqu’il eut fini, elle haussa un sourcil, vivement intéressée par la tournure que prenaient les évènements. Le Maître de Ken entrait donc directement dans le vif du sujet et lui réclamait une tâche plutôt…attendue. En effet, malgré la volonté d'effacer les rumeurs à propos de l'agression qu'avait subie la guérisseuse, les bruits s'étaient vite répandus au sein de Cerclon. Il n'était donc pas étonnant que les hauts figures de l'état cherchent à mettre la main sur l'agresseur. Lyn y avait vu un rôle tout désigné pour ses talents et était alors partie en quête d'informations à vendre. La tâche n'avait pas été aisée mais elle y était parvenue. Elle avait ensuite attendu qu'un Maître daigne se pencher sur son cas. Un sourire laconique étirait ses lèvres tandis qu’elle fixait de son regard azur son interlocuteur.

- Le Sanctuaire des Braves…la belle Aliénor, c’est cela ?

Évidemment, elle savait de quoi il en retournait. Cependant, Lyn s’amusait à feindre l’ignorance, se délectant de l’instant présent. Les Maîtres n’avaient pas cherché à ébruiter l’affaire sur l'agression mais ils n'en cherchaient pas moins l'auteur. C’était là que Lyn entrait en scène, livrant les informations au plus offrant.

- Les rumeurs traînent dans Cerclon...Les noms s'offrent à ceux qui savent écouter. Je connais l’identité de la personne que vous cherchez. Et vous, vous savez très bien l’endroit où la trouver. En revanche, la véritable question est de savoir si vous voulez connaître l’identité de l’agresseur ou celle du commanditaire.

Posant les mains sur ses chevilles, croisées devant elle, Lyn observait son interlocuteur. Elle avait parfaitement conscience de se plonger dans un jeu particulièrement dangereux.

- Seulement, ces informations m’ont coûtées cher, voyez-vous. Ainsi, je ne puis vous révéler que l’identité d’une seule de ces personnes : l’employé ou l’employeur.

Impassible, le sourire de la jeune femme s’effaça pour laisser place à un masque insondable. A présent, le ghola venait de jeter toutes les cartes. Il ne restait plus qu’à Ken de faire les bons choix.

La belle Aliénor ? Ouai, possible. Il s'était jamais posé la question de savoir s'il la trouvait belle ou pas. Ce qu'il en pensait lui, c'est qu'elle descendait vachement bien la Vodka... même qu'elle était marrante quand elle en avait un coup dans l'nez. Le reste, ma foi, ça restait trop flou aux yeux gadgétisé du maître. Mais quelque part, elle devait bien être belle puisque K'ouen avait couché avec. Ça se faisait de coucher avec des moches ? Aucune idée. Aucune importance non-plus. C'était quoi la question déjà ?

« Aliénor Mireamwen. » Confirma Neythen.

Si ça pouvait amuser sa future employée d'avoir une confirmation, hein, il était pas contrariant lui. Surtout sous antalgiques d'ailleurs. Des directrices du Sanctuaire des Braves, y'en avait pas trente-six mille. Quoi qu'à y regarder de plus près, Eönwë Elambar avait des faux airs de gonzesses... ça pouvait se confondre... Il chassa ses idées diffuses d'un revers de main, comme une mouche agaçante devant son nez. L'avantage d'être bourré de médocs c'était qu'il pouvait glander toute la journée sous prétexte qu'il était pas en état d'affronter la paperasserie. L'inconvénient c'était que ses idées partaient dans tous les sens les plus absurdes. Cette nuit, il avait rêvé qu'il défilait en tutu au bras d'un Chertan... et impossible de savoir d'où il tenait cette idée tordue. Bref.

Les propos de Lyn parvinrent jusqu'à ses oreilles bourdonnantes. Ah oui tiens, ça pouvait être intéressant ce qu'elle avait à dire son invité, accessoirement. Les sourcils de Haine se froncèrent, lui donnant cette gueule caractéristique de maître de Ken jamais content et incapable d'aimer autre chose que son PDA. Elle avait l'info... elle avait même plus que l'info. Et comme ça, sous son nez, juste pour le faire chier, elle se lançait dans les négociations. On avait le droit d'étriper des gens sur une Res Publica ?

« Si y'a autant d'rumeurs que vous l'dites, j'saurai les écouter aussi. Ça m'prendra plus de temps mais j'suis pas pressé, et v's'êtes pas la seule fouineuse d'Entre-Monde. J'suis sûr qu'même Onirie finira par avoir l'info. Ce s'rait les boules de vous faire doubler par c'te sale petite... »

Fouine ? Fouille-merde ? Il hésita, cherchant ses mots. Devenait-il poli ? Bien sûr que non, mais il ne trouvait pas d'insulte assez violente à coller à la face de cette journaliste, si on pouvait appeler son métier du journalisme. Et l'autre là, qui se la jouait vénale. Négocier à coups de boule, ça s'faisait ou pas ?

« J'veux l'agresseur... et j'veux l'commanditaire. J't'en file cinq pims pour chaque, et cinq pims de plus pour qu'tu m'fasse pas chier à négocier encore. Quinze pims. Tu prends, tu donne. Tu laisse, tu t'casse. Des informateurs, y'en a d'aut'. »

Voilà que la conversation prenait une tournure franchement désagréable. Lyn appréciait de moins en moins le ton de son interlocuteur. Une furieuse envie de l’étriper l’envahissait. Cependant, il représentait un client de choix, elle ne pouvait se permettre de le perdre. Ainsi, elle finit par recouvrir un calme illusoire et lui répondit sur un ton impassible.

- Soit, le prix me semble intéressant. L’agresseur est un dénommé Léthé. Il s’agit d’un nom associé à la mythologie antique humaine, grecque, il me semble. Je pense que vous serez à même de le retrouver sans mon aide. Quant au commanditaire, il s’agit d’une figure importante selon les informations que j’ai pu récolter. Il se cache sous un pseudonyme mais il ne fait aucun doute que c’est une personne de votre entourage, vous autres Maîtres de Miroir.

Lyn se redressa rapidement, prête à partir. Elle en avait déjà bien assez dit. Son regard brillait d’une lueur furieuse. Lui arracher ainsi les informations l’horripilait. Elle aurait pu rêver d’une bien meilleure rencontre. Quelques peu frustrée, elle ne désirait plus qu’une chose : quitter Res Publica. Elle portait en horreur ces lieux.

La jeune femme s’approcha du Maître de Miroir pour recevoir la première partie de son paiement. Silencieuse, elle ne fit aucune remarque supplémentaire et se contenta de quitter son interlocuteur avec un regard méprisant. Les événements ne s’étaient finalement pas déroulés dans le sens où elle l’avait prévu. Voilà que ses talents de Mentat lui faisaient cruellement défaut. Une remise en question s’imposait.

[Rp clos, il me semble]