Pertes de contrôle

Al observa la réaction d'Aliénor, inquiet, mais ne pouvant réprimer un petit rire. Peut-être bien qu'il aurait du attendre avant de lui donner cette missive. Elle en était bouleversée, et ça se voyait, si bien que si le lit n'avait pas été là, l'ange aurait du venir la rattraper afin qu'elle ne tombe pas - il s'était levé instinctivement, son inquiétude étant plus grande que son amusement face à la réaction de la jeune femme.

- Pour moi, elle a l'air tout ce qu'il y a de plus authentique cette lettre. Mais pourquoi penses-tu que tu ne conviendrait pas pour ce poste? Tu es intelligente, et plus important, je pense que tu es la plus dévouée des guérisseuses et guérisseurs de cet établissement.

Il réfléchit un instant. Devait-il dire cela? Est-ce que ça ne risquait pas d'augmenter son malaise, ou de lui mettre la pression, ce qui pourrait la perturber encore plus. C'est sûr qu'informer quelqu'un d'un tel changement après ce qu'elle venait de vivre...
Oui, il le fallait sûrement. Accepter cette situation était sûrement le meilleur moyen pour elle de se calmer.

- Je suis certain que tu y arriveras très bien, après avoir pris tes marques. Et tu pourras agir d'autant plus efficacement en tant que directrice en ayant été une guérisseuse - et en continuant de l'être.

Al aurait bien voulu la calmer, mais son inquiétude et la culpabilité qu'il ressentait pour avoir été celui qui la mit dans cet état l'empêchaient d'utiliser son don, qui, de plus, comme toujours après une grande sollicitation, devenait de plus en plus dur à utiliser dans le bon sens des choses.
Il eut un léger sourire, planta son regard dans celui d'Ali, et se rapprocha doucement.

- Je crois que j'ai oublié quelque chose.

Il laissa un instant son ton en suspens, pour augmenter l'effet de sa prochaine phrase. Il ne pouvait plus utiliser son don, mais quelques fois, les mots suffisaient si on savait les utiliser.

- ... Félicitations !!!

Avec un grand sourire, il prit Aliénor dans ses bras. Il ne connaissait pas les politesses d'usage, s'il y avait une formule particulière à dire, mais souhaitait tout de même la féliciter. Il lui semblait que cela était le meilleur moyen.
Il la lâcha rapidement, pour la laisser respirer.

- Tu sais, tu ne devrais pas prendre la chose comme ça. J'imagine que c'est un poste prestigieux et sûrement convoité. C'est sans doute un privilège que d'y avoir été nommée. Bon, j'imagine que tu n'as jamais demandé de privilèges, et que tu penses que d'autres le méritent plus que toi, mais moi je pense que tu le mérites, et que de toute façon tu n'y peux rien. Tu devrais simplement accepter, et faire de ton mieux pour faire de cette décision une bonne décision.

Les mots sortaient eux-même de sa bouche, sans qu'il puisse les réprimer, et tourner sept fois sa langue dans bouche avant de les dire. La décision du Conseil le réjouissait grandement, et cette fébrilité lui faisait perdre quasiment tout contrôle sur ses paroles. Il espérait ne faire aucune bourde, ne rien dire qui puisse l'inquiéter. Et à vrai dire, il ne savait pas s'il était plus inquiet à propos de l'état d'Ali que vis-à-vis des mots qu'il disait et des réactions que cela pourrait provoquer.
Évidemment, n'étant pas membre de cet hôpital, Al n'était pas le mieux placé pour en parler. Eönwë, s'il avait été là, aurait sûrement pu la rassurer plus efficacement - enfin, il aurait sûrement évité de lui donner la lettre, et cela ne serait pas arrivé. Mais il était parti rassurer les collègues de la jeune femme, sûrement ceux qu'Al avait croisés en arrivant. L'ange s'attendait à les entendre frapper à la porte d'un moment à l'autre, maintenant qu'ils savaient qu'elle allait mieux, mais tout compte fait, le guérisseur avait du leur interdire de venir la déranger, étant donné son état et son besoin de repos.

- Eönwë a dit qu'il avait du monde à rassurer - à propos de ton état, j'imagine. Il n'a pas dit quand il reviendrait.

Ce qui revenait à dire qu'Ali était placée en détention sur une durée indéterminée. Cela ne devait assurément pas lui plaire. Un instant, l'ange imagina ce qui se passerait si la jeune femme se mettait vraiment en colère. Mais le bruit alerterait sûrement assez vite quelqu'un pour éviter trop de casse - voire un meurtre sur la personne d'un ange innocent incapable de calmer le monstre qu'il avait créé en lui faisant lire une simple lettre.
Il imaginait que le meilleur endroit pour se reposer, pour elle, n'était pas ici, sous la surface, mais sûrement plus haut, sur une herbe fraiche entourée d'arbres et de fleurs.

- Mais je pense que tu n'as pas à t'en faire. Tu ne seras pas seule, tu pourras demander de l'aide, notamment à Eönwë, et tu auras sûrement un secrétaire. Et puis, si tu as trop de pression, sache que nous serons, moi et mon don, toujours à ta disposition.

De toute manière, il comptait venir lui rendre visite assez souvent, et il se dit que cela serait sûrement nécessaire ces prochains jours, afin de voir comment elle allait. Il sentait bien qu'il s'inquiéterait pour elle sans cela.

Avant de répondre, Al préférait être sûr. La douleur avait disparu, et même si il était vraiment exténué, il savait ne plus courir aucun danger immédiat tant qu'il ne toucherait personne. C'était étonnant. Il avait mis peu de temps à se remettre, alors que les autres fois qu'il avait effectué un tel travail avec son don, il en avait eu pour plusieurs jours. Seulement cette fois, il avait gagné. Ils avaient gagné.
Cette fois, et c'était bien la première fois, il se sentait fort. Comme s'il avait pu utiliser tout ce qu'il avait en lui. Comme si une limite s'était levée. Il ne savait pas comment l'exprimer. Mais ce sentiment était à la fois jouissif et enivrant. C'était étrange pourtant. Mais il ne pouvait sûrement pas trouver les réponses par lui-même. Une visite chez son père allait s'imposer.
De plus, si il lui était resté de la tristesse et de la peur, ces derniers moments passés avec Ali l'avait apaisé, et lui avait redonné de la joie. Oui, il se sentait bien, et ce parce qu'elle se sentait mieux.
Il ne pourrait pas oublier cette douleur de si tôt, non, c'était trop intense, mais il savait qu'il s'agissait d'un sacrifice nécessaire, et qu'il avait fonctionné. C'était du passé, et cela le resterait. Même, s'il devait un jour l'affronter de nouveau, il savait qu'il y arriverait, il était désormais plus fort.
Al allait répondre à Ali, un peu inquiet par sa difficulté à parler, mais on frappa à la porte. Elle, par contre, ne s'était toujours pas remise. Mais il n'y avait rien d'étonnant à ça. Un homme entra, celui que l'ange avait accidentellement bousculé dans le couloir.
Celui-ci s'approcha d'Ali et la força à se rallonger. Elle avait en effet besoin de repos. Cependant, Al ne fut pas étonné lorsqu'elle l'indiqua comme personne dont il fallait s'occuper.

- Ali, c'est toi qui as le plus souffert. Moi je vais bien, du moins, mieux que toi, c'est évident.

Il soutint son regard. Si seulement elle pouvait sentir combien ce qu'il disait était vrai. Elle pourrait sûrement accepter qu'on prenne soin d'elle, et peut-être même qu'elle s'y mettrait.
L'homme se pencha tout de même sur lui, et lui demanda si ça allait. Il parlait d'appeler un autre empathe. Al préférait épargner ce qu'il avait ressenti. De plus, il avait juste besoin d'un peu de repos, et tout irait pour le mieux ensuite.
C'était étrange, mais maintenant qu'il savait Ali hors de danger, il avait comme l'impression que tout était rentré dans l'ordre. Comme s'il pouvait se reposer, tomber dans un profond sommeil pour ne se réveiller qu'une fois qu'elle serait de nouveau en danger.
Mais c'était sans doute qu'il avait envie de dormir. Enfin pas vraiment lui, mais son corps ne cessait de lui supplier d'aller se coucher. Il se ferait lui-même une infusion de sommeil en rentrant tiens. Il l'avait bien méritée.

-Je vais bien, ne vous en faites pas.

Al passa sa main dans ses cheveux, et sourit à l'homme, histoire d'accentuer l'impression d'être bien, bien que la fatigue soit sûrement perceptible dans ses yeux.
Mais il aurait toute la nuit pour dormir, et aussi toute la journée du lendemain. D'ailleurs, quelle heure était-il?
Une conversation naquit entre les deux collègues, concernant le poste de directeur et le père de la jeune femme. Ainsi elle suivait ses traces? Al se demandait ce que ça lui aurait fait. le père de l'ange ne cessait d'insister pour que son fils fasse comme lui, ce qu'il disait lui être "destiné". Mais c'était ce qu'il faisait, ce qu'il venait de faire, ce qu'il faisait chaque jour. Protéger, aider les gens, il le faisait tout le temps. Mais le vieil ange considérait ça comme "dérisoire".
Est-ce que s'il avait su ça le père d'Ali aurait été fier d'elle. Al n'en doutait pas. Et pourtant, il lui semblait qu'elle n'était pas si heureuse, ou qu'une ombre obscurcissait le tableau qui avait pourtant l'air totalement joyeux.
N'était-elle pas joyeuse de poursuivre l'œuvre de son père, bien que celui-ci eut disparu? Mais sans doute souhaitait-elle le retrouver, plutôt que le remplacer.
L'homme avait quitté la chambre, sans qu'Al, plongé dans ses réflexions, pas très claires qui plus est, ne le remarque.

-Tu... Tu n'es pas heureuse de suivre son parcours? Sans doute cela est-il un pas de plus sur le chemin qui te mènera à lui.

Une dizaine d'années... Elle avait donc juste sa majorité. C'était tôt pour perdre sa famille. Comment un homme pouvait-il ainsi abandonner sa fille, ne pas lui donner ni de motif, ni de nouvelles? Al ne comprenait pas cela. Pour lui, la seule explication logique était qu'il avait sûrement été enlevé, ou qu'il lui était arrivé quelque chose. Et pourtant, ce n'était pas franchement la plus réjouissante des explications...

-Ali, tu es sûre que ça va?

Al craignait que ces souvenirs combinés au choc de l'annonce et à la crise qu'elle venait de faire ne la perturbent encore plus. Il voyait bien que tout cela la travaillait.

-Tu n'as aucune piste? Personne ne sait où il a disparu?

Il n'était pas évident pour l'ange de saisir la nature de la relation qu'elle avait eu avec son père. Étaient-ils proches, sur la même longueur d'onde? Était-elle la digne fille de con père ou possédait-elle un tempérament différent?
Savoir tout ça, il le savait, l'aurait aidé à la réconforter, à la soutenir dans ce qui semblait être une épreuve pour elle. Mais en même temps, il redoutait de poser ces questions, peu désireux de réveiller chez la jeune femme des souvenirs qui pouvaient se révéler douloureux. Elle avait assez souffert pour une journée, et même bien plus.
Elle n'avait aucune piste. Cela ne l'empêchait apparemment pas d'espérer pouvoir le retrouver. Elle cherchait des réponses, et était déterminée à les avoir, même si cela n'était peut-être qu'inconscient.
Ali semble vraiment fatiguée. Presque ailleurs, dans un autre monde à la frontière du sien et de celui du sommeil. Elle lutte. Peut-être ne devrait-elle pas. Un peu de repos serait le bienvenu. Mais il connaissait le caractère de la jeune femme, et ne se faisait d'illusions.
L'ange se rapprocha, et attrapa la main presque tendue d'Ali alors qu'elle fermait les yeux.

"Tu restes là? Je veux pas t'accaparer, tu dois avoir des choses à faire... Tu peux y aller si tu veux."

Al sentait une peine étrange, forte mais diluée, dans le cœur de son amie. Une peine semblable à celle que l'on éprouve lorsqu'on perd quelque chose, ou quelqu'un, et qu'on arrive jamais à tourner la page complètement, bien que le bonheur et les sourires parviennent à surgir de temps à autres.

-Oui, je reste là. Je préfère rester pour veiller sur toi. J'ai confiance, mais ton don est puissant, et si tu continues à refuser le repos, tu risques de refaire une crise. Alors je préfère rester.

Il posa sur elle un regard bienveillant. Il sentait bien que s'il partait, l'idée qu'elle ait un problème le hanterait, et il avait comme la sensation que sa place était ici pour le moment. Certes, il y avait l'Auberge. Mais il avait laissé les clefs à son frère aîné et celui-ci pourrait garder tout l'argent qu'il gagnerait à cette occasion. Des menus et des boissons étaient toujours prêts, pour parer à toute éventualité. Himel avait 28 ans, il se débrouillerait. Il fallait juste espérer qu'aucun incident ne le forcerait à utiliser son don s'il ne voulait pas voir l'Auberge réduite à l'état de gravats fumants à son retour.

- De toute manière, je doute d'être en état pour tenir une Auberge, ou quoi que ce soit d'autre. Je suis plus utile ici, non?

Et il rapprocha sa chaise du lit. Si elle s'endormait, il était prêt à la veiller jusqu'à ce qu'elle se sente mieux. Et il pourrait, grâce à son don, lui faire connaitre un sommeil profond, paisible, et réparateur.
Il devait avouer que les draps blancs, les oreillers molletonnés, ainsi que le matelas moelleux lui faisaient de l'œil. Sa chaise n'était pas inconfortable mais dure et froide à côté de ce lit. Une petite sieste le tentait bien. Mais pour le moment son devoir s'était s'assurer du bien-être d'Aliénor, il penserait au sien plus tard.
Et puis c'était en quelque sorte satisfaisant de rester à veiller sur quelqu'un. Quelque chose qui oblige à se montrer fort, à surpasser ses propres ennuis pour lutter contre ceux de quelqu'un d'autre, réglant par là-même les problèmes des deux personnes.
Et Al ne se sentait pas obligé. Il se sentait comme si cela lui était obligatoire, certes, mais qu'il le désirait. Des sensations contradictoires qui embrouillaient sa tête fatiguée, si bien qu'il se retrouvait un peu perdu.
Il envoya une vague d'apaisement vers Ali, tentant par là de revenir les pieds sur terre. De plus, il sentait quelques inquiétudes, avec une once d'interrogation. Ce n'était pas ce qui l'aiderait à se reposer, ça non. Mais aussi fort qu'il essayait, il ne pouvait pas balayer des pensées de la tête de qui que ce soit. Il diminuait leurs traces, mais les questions restaient sans doute là, dans la tête de la jeune femme, en suspens, sans réponses.

- Ne t'en fais pas Ali, tu trouveras les réponses que tu cherches, petit à petit. Laisse le temps au temps. Et laisse toi aussi le temps de récupérer. Pour le moment, tu es clouée dans ce lit terriblement confortable, et tu as besoin de te reposer.

Il lui lança un sourire amusé, puis reprit :

- Imagine que tu n'es pas allongée sur un matelas et des draps, mais sur un tapis de mousse, d'herbe et de fleurs. Imagine qu'au dessus de toi les feuilles de grands arbres filtrent la lumière provenant du ciel.

Il envoyait successivement des vagues de paix, et de sensations qu'il pensait qu'elle devrait ressentir si elle était vraiment là où il voulait qu'elle s'imagine.

- Là. Ça va déjà mieux, non?

Al avait repris la pleine maitrise de son pouvoir. Il était parvenu à jongler avec les nuances sentimentales, ce qui montrait que lui-même allait mieux. Car c'est parce qu'il allait mieux qu'il y était parvenu. Et maintenant qu'il le savait, il serait d'autant plus efficace qu'il n'aurait plus de doute. La confiance en soi était une grande alliée, qu'il trouvait ne pas connaitre assez.