Les ondins contre-attaquent

La plateforme se trouvait entre Garbel et Ancalïme. Le lac s’étendait à perte de vue. Pas moins d’une centaine de kilomètres d’étendue d’eau douce, alimentée par deux fleuves. Le lac était vivant, ce n’est pas un poisson comme Atrya qui en aurait douté.

Lors de sa dernière mission dans un lac, Atrya était dans le Grand Nord. Il déminait le temple du dieu tigre d’ailleurs… Cette fois, il appréciait de se trouver dans une situation plus commune : un poisson-ange et un prédateur dans le même bac d’eau.

-Je préfère l’eau salée, mais j’imagine qu’on peut s’y faire pendant un temps.

Il approcha de l’eau, ses bottes s’enfonçaient dans la vase et les roches polies. Atrya s’abaissait et il plongea la main dans l’eau pour en observer la substance. Riche, l’eau du lac grouillait de vie. D’instinct, il repéra à quelques mètres de lui un poisson de taille honorable affleurer la surface pour se nourrir des insectes.

Vu comme ça, tout semblait paisible. Il n’avait pas l’oeil pour voir les dégâts sur les berges, son instinct pourtant lui prédisait une mort douloureuse s’il se laissait aller à autant de distraction.

-Tu veux commencer par aller voir à Garbel l’étendue des dégâts ?

Le chasseur était déstabilisé par l’afflux soudain de bruits, d’odeurs et de lumières différentes. Son équilibre changeait. Atrya approchait de l’eau, l’orque s’empêchait de le retenir près de lui. Cet endroit ne lui disait rien qui vaille.
Pour commencer, la haute stature des arbres donnait au lac l’allure d’une bouche immense avec une langue interminable. Il papillonnait des yeux, aveuglé par le ciel nuageux, le passage de la bibliothèque à Ing n’avait pas épargné ses sens, sensibles, fragiles.

– Je vois déjà ce qu’il en est. Regarde à ta droite, il y a un reste de cadavre.

Kilyan avança prudemment vers la charogne. Un os épais était striés de longues entailles profondes. Il était en miettes, le reconstituer pour deviner quelle était la victime du prédateur prendrait trop de temps.
Kilyan inspecta les alentours.

– Animal ou humaine… Peut-être un os de hanche ou une omoplate…

La terre comme une éponge avait tout absorbé. Sauf quelques écailles accrochées à la branche saillante d’un tronc d’arbre mort. Il les prit dans sa main et en observa les reflets colorés.

– Une sirène s’est échappée, dit-il. Je suis cette piste. Il est déjà à ses trousses.

Ça expliquait la charpie abandonnée. Kilyan s’engouffrait dans la forêt, il avait le Hope dans la main et à l’ouïe il cherchait ce que ses yeux ne pouvaient voir dans les ombres.

– Reste derrière moi.

Atrya était scandalisé. Une sirène fuyait la mort en ce moment même ! Il accorda son pas à celui de Kilyan. La poisson était confiant, aussi longtemps qu'il serait avec l'orque, il ne craignait rien. A la seule condition de ne jamais déroger à ses ordres.
Très mauvais chasseur, le poisson-ange ne pouvait se rendre utile tant qu'il n'y aurait personne à soigner. Il songea alors que le premier blessé pourrait être l'homme marchant devant lui, ça lui briserait le coeur s'il lui arrivait malheur.

La forêt était dense, Ing la terrible s'étendait devant eux. Un épais tapis végétal recouvrait le monde, les troncs serrés masquant les ombres, les fourrées, les monstres et les cauchemars. Atrya ne regrettait pas d'être venu, il n'avait jamais manqué de courage. La nature l'avait malheureusement doté d'un peu de bon sens et il sentait le danger émaner de cette forêt : une vague odeur d'encens, le rance de la chair putréfiée des victimes et le parfum entêtant de la terre riche...

-Tu sens ça, Kilyan ?

Il se fiait aux sens du chasseur, son odorat ne pouvait louper l'odeur du sang. Tous les deux étaient carnivores, le goût de la chair gagnant le palais du triton.
Atrya posa une main sur le bras de l'orque, lui indiquant la direction. Au mieux, ils suivraient les victimes de la créature comme les cailloux du Petit Poucet, au pire, c'était leur sirène rescapée... Le poisson espérait la retrouver en vie.

Il l'avait senti, bien avant Atrya et cette piste devenait douloureuse à suivre tant elle était forte. Il s'arrêta sur le chemin, au sol les feuilles maculées de boue et de sang encore humide. Il se tourna vers le poisson-ange, de la détresse dans le regard.

– Tu ne devrais pas être ici.

Atrya n'était pas fait pour ce type d'environnement. Pas lorsqu'il pouvait être à l'abri dans son infirmerie.

Kilyan fouilla son équipement et démis de son étui le pistolet offert par Ayame. Il attira l'attention de son compagnon dessus et lui montra où se trouvait le chargeur de balles, comment retirer la sécurité et le lui donnait.

– Prends-le. Si tu vois le moindre danger, tu tires.

Atrya pouvait tirer sur lui-même ou sur l'orque, ça n'avait pas d'importance dès lors que le chasseur se sentait moins inquiet. Il pourrait payer très cher d'avoir confié une arme aussi dangereuse à un guérisseur.

Il avança avec prudence sur la piste du sang, les sens aux aguets il réussit à entendre une respiration. Le battement de cette soufflerie pouvait être celui de branchies à l'air libre. Il marcha quelques mètres au même rythme, le son de cette respiration difficile était plus fort. Même Atrya devait l'entendre maintenant.

L'arme était lourde dans sa main, il n'aurait pas su comment tirer avec même après la démonstration de Kilyan. Atrya n'était pas fait pour tuer. Il ne voulait pas être un poids mort. Pour commencer, il avait voulu faire cette mission. L'envie d'aller aider ses sembles l'avait terrassée. En y repensant plus tard, Atrya comprendrait qu'il était un poisson-ange, une sirène née pour aider les autres. A quoi lui servirait cette salive cicatrisante et désinfectante sinon ? C'était son premier instinct. Ce n'était pourtant pas un triton guerrier, il n'avait pas la carrure de Kilyan, il n'avait pas sa force et son regard perçant... Mais les poisson-anges sont carnivores. Ils mangent d'autres poissons, plus petits qu'eux c'est vrai.
Aussi simplement qu'on pourrait l'imaginer, Atrya décida qu'il se servirait de cet instinct animal pour être un bon équipier chasseur. Même si ça ne ferait jamais de lui un bon aventurier, il ne serait pas le poids mort qui exige d'aller en mission et laisse quelqu'un d'autre faire tout le travail.
Il garda le pistolet dans une main et se promit qu'il s'en servirait, il ferait ce qu'il faut.

Atrya fut surpris d'être extirpé de ses pensées par une respiration bruyante, sifflante. Le goût du sang dans sa bouche n'avait pas disparu. Au contraire, il était plus épais que jamais. Lorsqu'il comprit d'où venait cette respiration difficile, Atrya se précipita à travers la forêt. A peine quelques mètres et le poisson-ange tomba nez à nez avec une ondine, blessée au cou.
Une lacération traversait gorge et épaule. Peu profonde, la créature l'avait manqué de peu. C'était assez pour vider de son sang cette sirène des rivières.

Le triton s'approcha prudemment. Elle avait perdu beaucoup de sang. En silence il approcha son visage de la femme. Ils échangèrent un regard avant que le poisson-ange ne commence à prodiguer les soins comme il l'avait toujours fait.